Pour une alliance chercheurs-citoyens – L’avenir de la recherche passe le pari de la citoyenneté

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samedi 22 mai 2004

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L’attaque du gouvernement contre la recherche publique de ces derniers mois, tout comme les débats sociétaux (sang contaminé, amiante, clonage, OGM…) de ces dernières années, sont les pointes de l’iceberg d’un profond mouvement de transformation des rapports entre science et société, en cours depuis deux ou trois décennies.La première facette de cette transformation a touché les modes de production et de polarisation des savoirs. Pendant les Trente glorieuses, un Etat économiquement interventionniste et socialement redistributeur s’est fait entrepreneur de science et a bâti notre système de recherche. Aujourd’hui on tend au contraire vers une science pilotée par le marché. La réduction néolibérale du périmètre économique et des ambitions sociales de l’Etat, et la place croissante de l’immatériel dans la production de valeur ajoutée ont en effet conduit à des politiques de recherche, avant tout soucieuses de « valorisation » économique autour d’un nouveau régime de propriété intellectuelle.

Ce nouveau régime, fondé sur le brevet systématique des savoirs, du vivant et des lignes de code informatique, a émergé aux États-Unis autour de 1980. Il s’est ensuite imposé à toute la planète, via les accords de l’OMC de 1994 sur la propriété intellectuelle. Dans ce nouveau système de recherche qui s’affirme, les recherches les plus fondamentales sont donc de plus en plus jugés par les marchés financiers et non plus seulement par les pairs… Dans les sciences de la vie, ce régime du brevet large a conduit à une course aux gènes (au détriment d’approches plus intégratives), et à une concentration oligopolistique.

La capacité des mégafirmes agrochimiques et pharmaceutiques à pratiquer et à orienter la recherche dépasse aujourd’hui celles des pouvoirs publics. Cette suprématie des logiques de rentabilité financière de court terme sur la recherche limitent la capacité collective de nos sociétés à produire des connaissances libres, à élaborer une expertise publique indépendante et à développer des innovations d’intérêt général (logiciel libre, santé publique au Sud, santé environnementale au nord, développement et agriculture durable…). Ainsi, Monsanto et Dupont réunis détiennent-ils plus de brevets en Biotechnologie végétale que tout le secteur public du monde et fixent l’agenda des thématiques de recherche. Dans le domaine de la santé, seulement 0, 001% du budget de la recherche biomédicale (publique et privée) mondiale est consacré à l’étude des maladies infectieuses négligées des pays pauvres [1].

Comme tant d’autres secteurs, la recherche a donc été profondément transformée la mondialisation néolibérale. C’est bien cette nouvelle norme de financiarisation, de privatisation et de « flexibilisation » de la production des savoirs que le mouvement « Sauvons la recherche » a permis de commencer à questionner.

La seconde facette des transformations en cours des rapports entre science et société est l’irruption des « profanes » et de l’espace public. Autrefois, la négociation des choix de recherche et d’innovation était étroitement cantonnée au triangle : chercheurs, décideurs étatiques, entrepreneurs privés. Puis elle était diffusée (voire imposée) à la société civile (cf. notre parc nucléaire surdimensionné). Aujourd’hui le rapport de force a évolué en faveur d’une société civile plus éduquée, plus distante aux sirènes du « progrès » et moins encline à déléguer les choix à des institutions scientifiques lointaines : des laboratoires associatifs sont ainsi parvenus à réfuter le mensonge d’Etat sur le nuage de Tchernobyl, des ONG ont contesté en justice des décisions technico-scientifiques de l’Etat au nom du principe de précaution, un mouvement citoyen européen a pu bloquer et infléchir une trajectoire technologique (OGM) qui semblait acquise il y a 10 ans.

L’avénement des « profanes » et de l’espace public dans les choix techniques et scientifique se double d’une évolution moins visible mais plus profonde encore. La production de savoirs et d’innovation est sortie des espaces confinés des institutions spécialisées (centres de recherche publics ou privés, bureau des méthodes, comité d’experts…). On voit des intermittents produire un contre plan. On voit le mouvement altermondialiste construire une forte expertise sur les grandes questions économiques, scientifiques et médicales internationales. On voit internet concurrencer les institutions traditionnelles de transmission des savoirs (école, musées, médias). On voit des malades du SIDA co-élaborer les protocoles d’essais thérapeutiques avec les chercheurs. On voit avec le logiciel libre monter une technologie née, en marge des firmes et des universités, de la libre coopération de passionnés ; on voit de simples paysans ou citoyens devenir acteurs reconnus de la gestion d’une biodiversité qu’on croyait naguère gérer dans des réserves ou des frigidaires scientifiques…

A côté de la recherche publique et du secteur privé, émerge ainsi un tiers secteur de la recherche associative, de l’expertise citoyenne et de l’innovation coopérative. Nous sommes entrés dans une société de la connaissance distribuée. De toutes ses mailles fleurissent les savoirs et les innovations qui font la cohésion sociale et la productivité économique de notre société. Les décideurs économiques ont si bien compris cette évolution qu’ils ont adapté leur formes de management pour mobiliser, au mieux de leurs intérêts, ces « externalités positives » diffuses (gestion par projet, décloisonnement, « management de la connaissance », « développement participatif », etc.).

Sur la base de ces éléments d’analyse, quel nouveau contrat social peut-on refonder entre recherche et société ? trois pôles de production de savoir et de polarisation des recherches sont en présence : un pôle académique, un pôle marchand et un pôle sociétal. A moins de prétendre défendre le premier pôle contre les deux autres en sanctuarisant la science (au risque de faire en coulisse le jeu du pôle marchand, cf. les positions de l’Académie des Sciences sur le principe de précaution), trois grands scénarios restent envisageables, comme l’a montré l’étude « FUTURIS » de prospective sur la recherche française. Le premier, est l’alliance du monde scientifique et des oligopoles économiques. C’est le scénario dont nous nous approchons, où le réductionnisme se conjugue avec la marchandisation, où les critères de l’excellence scientifique et de la rentabilité à court terme s’accordent comme par enchantement pour laisser sur le bord de la route des disciplines comme les sciences humaines et sociales, la santé environnementale (où la France ne représente que 1,5% des publications mondiales), l’agronomie et les sciences du vivant intégratives pour une agriculture durable, les recherches sur les maladies du Sud. Le deuxième est l’alliance du marché et d’une société civile à dominante consommatrice. Le savoir ne vaudrait que comme instrument, la science y serait une marchandise comme les autres à se procurer au plus bas prix sur le marché mondial pour satisfaire des besoins de consommation ou de sensationnel. La France abandonnerait toute ambition d’innovation scientifique et technique et deviendrait un pays d’imitation, un parc de loisirs pour touristes et retraités. Le troisième est l’alliance, entre les chercheurs et les citoyens mobilisés pour co-produire les choix de recherche et les savoirs en vue de satisfaire les besoins —non solvables à court terme— de notre planète et ses habitants. Une politique ambitieuse pour la recherche publique en France (et en Europe) y est possible car enracinée dans le pari de l’intelligence collective et du développement durable. Aller vers ce scénario, le plus souhaitable, suppose d’inventer une nouvelle politique de recherche qu’on ne peut qu’esquisser ici :

- moyens accrus pour le service public de recherche,

- institutionnalisation de processus d’élaboration démocratique des choix scientifiques et du budget de la recherche,

- réforme de l’expertise publique, afin qu’émancipée des lobbies économiques, elle joue à plein une fonction de moteur de recherches allant jusqu’au fondamental,

- formation des étudiants des filières scientifiques aux enjeux sociétaux et environnementaux des diverses trajectoires de recherche et d’innovation,

- création au niveau national et des conseils régionaux, à l’exemple de l’expérience canadienne, de fonds d’incitation pour les recherches menées en partenariat entre laboratoires publics et organisations à but non lucratif (et ce à même hauteur que les multiples financements publics, peu efficaces, visant à inciter à la recherche privée et aux partenariats laboratoire publics – entreprises privées),

- abandon du paradigme diffusionniste de la « culture scientifique » en faveur de politiques de citoyenneté scientifique.

- régime juridique adapté aux savoirs car il est contreproductif de corseter ces biens qui se multiplient en se partageant : libre accès aux publications scientifiques, outils alternatifs au brevet type « copyleft ».

Christophe Bonneuil
Historien des sciences au Cnrs (Centre Koyré, Paris), Secrétaire de la Fondation Sciences Citoyennes


[1] Ces maladies sont : tuberculose, paludisme résistant à la chloroquine, leishmaniose viscérale, filariose lymphatique, maladie de Chagas et schistosomiase.