Christophe Bonneuil est chercheur en histoire des sciences au Cnrs et membre de la Fondation Sciences Citoyennes. Yves Sintomer est professeur de sociologie à l’Université de Paris 8- St.-Denis et spécialiste de l’espace public. Ils retracent les transformations des rapports entre science et société depuis un siècle et radiographient la difficile émergence de la société civile comme acteur central de la gouvernance de la recherche, à laquelle l’ouvrage de Richard Sclove est une contribution.
Richard Sclove s’inscrit dans une tradition de penseurs pour qui les techniques ne sont pas que techniques. Comme Mumford, Ellul, Illich, Roqueplo ou Winner avant lui (1), il s’intéresse à la façon dont les techniques cristallisent des rapports sociaux et contribuent à leur reproduction en les incarnant dans des configurations matérielles qui ont une force d’inertie propre. La chaîne et l' »organisation scientifique du travail », développées en réponse au pouvoir ouvrier, ont instauré l’univers du travailleur interchangeable, déqualifié et subordonné. De même, l’innovation agronomique a-t-elle souvent contribué à déplacer l’essentiel de la valeur ajoutée de l’exploitation agricole vers son amont ou son aval industriel, et à placer les agriculteurs – en nombre décroissant – en position subordonnée. Même sans intentionnalité consciente, les choix techniques d’une génération influencent profondément la vie des générations suivantes. Ainsi le choix du tout automobile il y a un demi-siècle est-il aujourd’hui indissociable de l’essor des zones périurbaines, d’une convivialité dégradée de la rue en ville, d’une géopolitique mouvementée au Moyen-Orient, de la mort annuelle de 8000 accidentés en France et d’une partie du réchauffement planétaire. Les systèmes techniques sont des structures politiques en ce sens qu’ils ouvrent et contraignent les choix de vie et d’organisation qu’une société peut se donner. Pourtant, ils échappent au politique. Entre marché, chercheurs et bureaucrates, les principaux choix scientifiques et technologiques se font hors du cadre de fonctionnement de nos démocraties représentatives, ce qui ampute significativement notre capacité de production collective d’un monde commun, c’est-à-dire l’essence même de la démocratie.
Un itinéraire original, un contexte nouveau
Réintégrer l’élaboration des choix techniques et scientifiques au sein de la sphère démocratique, telle est la perspective de ce livre, qui mêle les analyses les plus fouillées (tel le chapitre 4 critiquant les analyses économiques standards de l’innovation) et les propositions les plus concrètes (comme dans le chapitre 6). C’est que Richard Sclove n’est pas homme à se contenter du surplomb de la critique intellectuelle de la technique. Il agit depuis plus de quinze ans pour une science citoyenne et une technologie démocratique (2). Après des études d’ingénierie nucléaire au Massachusetts Institute of Technology (MIT), il participe à des travaux de prospective énergétique. Insatisfait de l’étroitesse des méthodes d’évaluation des technologies alors en vigueur, il décide de consacrer une thèse de science politique à leur enrichissement. « Aucun pays sur terre ne possède un système effectif pour prendre en compte les effets profonds exercés par les technologies sur les structures sociales et politiques, notamment sur les institutions et valeurs démocratiques fondamentales », constate-t-il. La recherche de meilleurs systèmes (alliant concepts, critères et dispositifs) anime sa recherche. Après des années passées dans la communauté universitaire, au carrefour des sciences sociales, des sciences économiques et des « Science and Technology Studies » (STS), il s’irrite de la tendance des sociologues des sciences à ne pas tirer les conséquences pratiques de leurs recherches et à rester dans les joutes intellectuelles. Alors que le domaine des études technologiques et scientifiques, initialement très en prise avec les mouvements critiques (féminisme, mouvements de responsabilité scientifique, boutiques de sciences, écologie), s’institutionnalise dans les années 1980 et 1990 et établit des frontières plus étanches avec les acteurs scientifiques et militants, Sclove entreprend au contraire de le repolitiser. Puisque les STS glosent sur la « construction sociale des sciences et des technologies », pourquoi ne pas tirer parti de cette analyse et mettre les mains de la démocratie dans la caisse à outils de l’innovation technologique ?
C’est dans ce but qu’il fonde le Loka Institute à Amherst (Massachusetts, Etats-Unis) en 1987. Cette organisation non gouvernementale se propose de soutenir des centres de recherche citoyenne (Community-based Research Centers – voir les fiches) existant dans quelques villes américaines, d’introduire des critères sociaux et environnementaux dans la distribution des budgets fédéraux de recherche, et de promouvoir des méthodes participatives de délibération dans l’Office Fédéral d’Evaluation des Technologies et dans toutes les instances de pilotage de la recherche. Entre 1992 et 1994, Sclove collabore activement avec George Brown, président de la commission de la recherche scientifique au Congrès, et porte la bonne parole auprès de fonctionnaires fédéraux. En 1994, il crée la Fédération des Activistes de la Science et de la Technologie et, deux ans plus tard, joue un rôle majeur dans la naissance du Community-based Research Network, qui fédère de nombreuses initiatives de recherche citoyenne aux Etats-Unis. Ce réseau est aujourd’hui solide et reconnu, au point que certains projets de recherche participative ont été financés par des organismes de recherches fédéraux tels les NIH (Instituts Nationaux de Santé). Dans le même temps, Sclove se lie avec les responsables de l’Office danois d’évaluation des technologies et s’intéresse aux « conférences de consensus » que l’Office a mis en place depuis le milieu des années 1980 : des groupes délibératifs de simples citoyens, généralement tirés au sort, travaillent sur plusieurs week-end, auditionnent des experts, délibèrent et rendent leurs propres recommandations (voir la fiche consacrée aux conférences de consensus). Il organise en 1997 la première conférence de consensus aux Etats-Unis, sur les autoroutes de l’information, puis devient consultant de la commission européenne dans le cadre du « European Awareness Scenario Workshop Program ». Celui-ci vise à préparer la transition au développement durable par la méthodologie des ateliers scénario, dispositifs inspirés des conférences de citoyens mais où la réflexion des participants est stimulée par la présentation de plusieurs scénarii alternatifs ouvrant l’espace des futurs socio-techniques possibles (voir la fiche sur les ateliers scénario). Actuellement, Richard Sclove copilote dans une ville voisine de Boston un projet d’atelier scénario, le premier aux Etats-Unis, avec le soutien la National Science Foundation. Voilà donc un parcours intellectuel où la réflexion théorique s’est trouvée considérablement enrichie par l’expérience pratique.
Cette richesse se retrouve dans l’ouvrage. Comme Rawls, qu’il cite, Sclove se concentre sur un modèle idéal plutôt que sur les tendances structurelles d’évolution des sociétés contemporaines, et il donne peu d’éléments qui permettraient de comprendre comment la démocratie technique qu’il appelle de ses vœux pourrait s’imposer dans le monde face aux obstacles qu’elles rencontrent (logiques technicistes, logiques de profit, logiques de puissance…). Cependant, la conception même de l’idéal est chez lui nourrie d’expériences pratiques (auxquelles il a souvent participé comme acteur de premier plan). Les nombreux cas concrets qu’il discute ont en cela une valeur qui dépasse celle de l’exemplification, et ils donnent en même temps un aperçu des évolutions historiques en cours, dont on pressent qu’elles sont majeures.
Il y quelques années encore, les analyses de Richard Sclove n’auraient rencontré en France qu’un faible écho. La « démocratie forte » dans laquelle il propose d’insérer la gouvernance de l’innovation technologique aurait été assimilée à une queue de comète des utopies autogestionnaires des années 1970 et aurait été considérée comme particulièrement incongrue pour des questions techniques requérant une expertise qui ne s’épanouit qu’à l’abri des bruits de la société. L’idée de permettre, par des dispositifs de délibération adaptés, à de simples citoyens de formuler des recommandations sur un choix technologique ou sur l’orientation de l’innovation techno-scientifique restait profondément étrangère à notre culture hexagonale, aussi colbertienne que cartésienne.
Pourtant, la délibération participative qui s’opère au-delà des assemblées élues ne devient-elle pas une source croissante de légitimité de l’action publique dans nos démocraties contemporaines (3) ? Les enjeux à forte dimension technique, loin d’échapper à cette mutation, en sont les moteurs (4). Avec un léger retard sur nos voisins européens, la France a en effet vu fleurir ces dernières années dans ce domaine moult débats publics (5), « grands débats » (celui sur l’énergie début 2003 étant le dernier en date), conférences de citoyens (sur les OGM en 1998, sur le changement climatique début 2002), États-Généraux (de l’alimentation, de la santé), évaluation participative des technologies (projet vigne de l’Institut national de la recherche agronomique en 2001-2003), et autres forums hybrides associant des représentants de « groupes concernés » (victimes, malades, riverains, écologistes) au travail des experts (commission Sugier, négociation des protocoles thérapeutiques des molécules anti-sida, etc.). Un concert de voix s’élève pour appeler à une entrée de la technique, de l’expertise et de la science en démocratie. De tous côtés, on ne parle plus que de débat, de consultation, de concertation, de gouvernance, de « science citoyenne ». Ces discours, autrefois iconoclastes, émanent aujourd’hui de ministres, de managers d’entreprises, de directeurs d’organismes de recherche, qui reconnaissent que bien des questions techniques auparavant traitées par un cercle restreint de chercheurs, d’experts, d’industriels et de hauts fonctionnaires sont en fait des choix sociétaux qui relèvent du débat politique.
C’est dans ce nouveau contexte que l’ouvrage de Richard Sclove prend tout son sens et qu’il mérite une large discussion. Mais avant de souligner ce qu’il peut apporter à notre réflexion, revenons sur la signification historique et l’ampleur de cette mutation récente des rapports entre sciences et techniques, espace public et action publique. Une révolution est en marche dans le rôle et l’insertion des sciences et des techniques dans la société. Pour synthétiser les analyses de Gibbons, Nowotny, Beck, Callon et leurs collègues, on soulignera trois évolutions majeures (6).
Premièrement, au niveau des modes de production des savoirs, on passe d’une science largement autorégulée par la communauté scientifique, avec ses critères d’excellence propres et fortement soutenue par un Etat entrepreneur de science, qui caractérisa en particulier les « Trente glorieuses », à un pilotage accru de la recherche par les acteurs économiques et par le marché (7). Si la mobilisation des sciences et techniques par les entreprises privées n’est pas nouvelle, la balance a profondément oscillé. Depuis 25 ans, la prolifération des start up adossées sur des laboratoires universitaires, financées par le capital-risque et brevetant les savoirs et le vivant, constitue le cœur et l’emblème de ce nouveau système.
Deuxièmement, une nouvelle forme de conflictualité sociale s’affirme, centrée sur les questions de risque (Beck parle du passage de la société industrielle à la société du risque). Cette sensibilité grandissante à ce qui était autrefois vu comme de mineurs « effets secondaires » du progrès traduit plus profondément une distanciation de la société par rapport à une idéologie du progrès qui allait largement de soi – et qui était en France un ciment de la République. Alors que la critique de cette idéologie était autrefois le fait des couches sociales condamnées au déclin par la modernité, elle émane aujourd’hui des classes qui la portent, notamment en milieu urbain (8). Aujourd’hui, l’équation faite par Condorcet et les Lumières entre progrès de la connaissance, progrès matériel et progrès humain et moral n’est plus une évidence. Au moment où la puissance de l’activité technique humaine a envahi la biosphère tout entière, où la nature ne peut plus se concevoir comme un autre de notre civilisation (à asservir ou à chérir, deux faces d’une même médaille) mais comme une techno-nature dont le destin (donc celui des générations futures) est lié à nos choix de vie et de développement, le projet moderniste – formulé dès Descartes et Bacon – de maîtrise du monde par la science n’est plus soutenable. Il cède la place à une aspiration sociale nouvelle, qui est moins de maîtrise absolue – car l’action humaine entraîne d’autant plus de conséquence non désirées qu’elle s’effectue dans un monde incertain – que de choix réfléchis sur les potentiels, les risques et les scénarios alternatifs qu’implique le développement des sciences et des technologies. Après l’ère de la maîtrise de la nature, vient l’ère de la maîtrise de cette maîtrise. Des idées telles que l’autolimitation et le principe de précaution n’en sont que les exemples les plus connus.
Troisièmement, on assiste depuis quelques années à une implication accrue de « profanes » (c’est-à-dire d’acteurs qui ne sont pas des scientifiques ou techniciens professionnels) dans la gouvernance de la recherche et l’innovation. Alors que celle-ci était autrefois monopolisée dans le triangle chercheurs/décideurs étatiques/entrepreneurs, elle s’opère de plus en plus dans des « forums hybrides » incluant d’autres types d’acteurs (élus locaux, juges, associations de malades, de consommateurs ou de défense de l’environnement, etc.). Les mobilisations et initiatives citoyennes de ces dernières années sur des enjeux tels que les organismes génétiquement modifiés, les déchets et rejets nucléaires, Internet, la trithérapie anti-sida et l’accès aux soins, l’amiante, les pollutions chimiques, etc., témoignent du passage d’un rapport de délégation à une demande de participation et de l’émergence dans la société civile de nouvelles formes d’appropriation et de production des savoirs.
Au total, le processus d’autonomisation de la science, que Weber avait diagnostiqué et dont Bourdieu avait fait l’une des pierres de touche des sociétés modernes (9), est donc loin d’être linéaire et apparaît à la fois complexe et partiellement réversible. « La science telle qu’elle se fait » n’a jamais été réduite aux procédures de validation de la vérité des résultats scientifiques par les pairs (10). L’orientation de la recherche et la configuration des découvertes technologiques (pour ne pas parler des usages sociaux des sciences et des techniques) sont profondément influencés par des acteurs non scientifiques : entreprises, Etat, associations et simples citoyens… La nouveauté à cet égard, c’est un retrait relatif de l’Etat, un poids accru de l’économie privée et un engagement croissant des citoyens-usagers dans les innovations scientifiques et technologiques. Le caractère contradictoire de cette évolution incite à adopter normativement une attitude beaucoup plus offensive que la simple défense de l’autonomie du champ scientifique face aux impératifs du profit ou de la bureaucratie politique et à défendre une véritable interaction entre « chercheurs en laboratoires » et « chercheurs en plein air » (11). C’est dans cette voie que la contribution de Sclove est précieuse.
La « société du progrès » au XXe siècle : prééminence d’un Etat nation guerrier, scientiste et social (12)
Prenons un peu de recul pour mieux saisir ces transformations en cours et considérons ce XXe siècle qui commence vers 1870 (avec en France la création de la Troisième République et, au-delà, l’avènement de la deuxième révolution industrielle et d’un monde marqué par l’affrontement expansionniste des Etats-nations européen) et s’achève au tournant des années 1970 et 1980 (avec la fin de la guerre froide, l’écroulement du système communiste et l’avènement d’une mondialisation libérale qui érode les régulations nationales). Ce vingtième siècle est celui de l’affirmation et du développement de l’Etat-nation. C’est un Etat guerrier (c’est le siècle des guerres de masse), un Etat social (avec la naissance de l’Eta providence et de politiques de protection, de redistribution et d’intervention économiques qui font de l’Etat-nation le cadre privilégié de régulation du capitalisme), un Etat paternaliste (il est d’abord le fait d’hommes et, si les citoyens sont protégés, ils sont aussi largement mis sous tutelle) et un Etat scientifique (qui met le développement de la recherche au cœur de son agenda politique et qui devient un entrepreneur majeur de science). Les sciences et les techniques sont soutenues et mobilisées comme jamais par l’Etat et par les acteurs industriels : développement des instituts techniques universitaires et des écoles d’ingénieurs fin XIXe, développement de la recherche industrielle début XXe, essor massif de la recherche-développement pendant les « Trente glorieuses » et la guerre froide. Tous les aspects de la vie sociale sont touchés par cette mobilisation de la science pour rationaliser la société : organisation scientifique du travail dans les usines, apports de la microbiologie, de la génétique et des statistiques aux nouvelles politiques de santé publique, scientifisation de la guerre (depuis les gaz chimiques de la Première Guerre mondiale et de la Shoah à la bombe atomique ou aux outils mathématisés de la recherche opérationnelle et des simulations), rôle des sciences dans la sélection des élites de la République et dans son assise idéologique. En échange de cette contribution des sciences à la maîtrise des choses et des humains, les scientifiques ont pu gagner une position sociale forte, une professionnalisation massive et une certaine autonomie, qui ont amené certains chercheurs – tel Vanevar Bush en plein effort scientifique de guerre froide – à proclamer leur indépendance et la neutralité de la science, vue comme l’amont de toute application et comme surplombant toute valeur.
La science pénètre également la vie quotidienne et les identités collectives. Le vingtième siècle est marqué par l’entrée des pays industrialisés dans la consommation de masse et par l’accès de chacun à une kyrielle d’artéfacts techniques (tels que l’électricité, le téléphone, la télévision, les antibiotiques, l’automobile, la naissance médicalisée, les appareils ménagers ou l’ordinateur) et à des produits culturels de masse à base de science (13) (tels que les musées scientifiques, les expositions universelles, les médias écrits ou audiovisuels de vulgarisation scientifique ou la publicité en blouse blanche).
Bénéficiant de ces progrès matériels, les citoyens consentent tacitement à ne pas piloter eux-mêmes la science, à reconnaître l’existence d’une frontière entre science et société profane, à laisser faire les savants qui négocient leurs innovations avec les décideurs étatiques incarnant la volonté générale (via la délégation du suffrage universel) et les décideurs économiques (supposés traduire la demande des consommateurs). Existe donc entre science et société un rapport de délégation très net (Ulrich Beck parle de « scientisation primaire »). On délègue un pouvoir d’orientation de l’innovation en échange de la perspective d’une élévation du bien-être matériel de tous, ce que les économistes de la régulation, partant des enjeux d’organisation « scientifique » du travail (comme expropriation des savoirs ouvriers (14)) et de régulation publique de l’économie, appellent le « compromis fordiste ».
Cette délégation doit se comprendre dans les pays industrialisés au regard des retours obtenus en terme de consommation (dont la répartition sociale était rendue possible pendant les « Trente glorieuses » par un partage honorable de la plus-value entre travail et capital sous l’égide d’un Etat redistributeur), mais aussi dans un contexte culturel plus large d’adhésion généralisée à une idéologie du progrès, un progrès dont la science est posée comme la source. Il convient de rappeler combien, faisant leur l’équation des Lumières entre progrès des sciences, progrès matériel et émancipation sociale, les républicains des premières décennies de la Troisième République invoquent la science dans la construction idéologique de la légitimité du régime républicain. Vouée à un culte national, la science apparaît comme l’assise du nouveau régime face à la religion, pilier de l’Ancien régime. Les savoirs et les « mérites » sont mis en avant comme critères de hiérarchie sociale alternatifs à la naissance et les républicains (tout comme Marx) opposent aux promesses d’un au-delà celles d’un paradis sur terre grâce à l’alliance de la République, de la Science et de l’Industrie. C’est dans ce contexte qu’il faut par exemple situer cette prophétie de Marcellin Berthelot, chimiste, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et homme d’Etat, exposant à la fin du XIXe sa vision de l’an 2000 devant un parterre de savants et d’industriels de la chimie : « Dans ce temps-là, il n’y aura plus dans le monde ni agriculture, ni pâtres, ni laboureurs : le problème de l’existence de la culture du sol aura été supprimé par la chimie. […] chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse […], tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines […] tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine […]. Dans cet empire universel de la force chimique […], la terre deviendra un vaste jardin […] où la race humaine vivra dans l’abondance et dans la joie du légendaire âge d’or » (15).
Le caractère daté de cette citation suffit à nous faire ressentir à quel point nous vivons aujourd’hui dans un monde différent de celui de ce XXe siècle décrit plus haut. Un même sentiment nous est donné en comparant les récentes mobilisations sur le TGV Sud-Est ou le troisième aéroport avec la relative absence de controverse lors de la construction des premières centrales nucléaires dans les années 1960 ou l’immersion de villages entiers dans les années 1950 pour construire certains barrages hydroélectriques. Le rapport de la société au « progrès » et à la science a basculé en quelques décennies.
La crise de la « société du progrès » : politisation et désenclavement des sciences et des techniques
C’est notamment dans la foulée de 1968 qu’un rapport fait d’adhésion au « progrès » et de délégation cède le pas devant un mouvement de « politisation » des sciences et des techniques : des questions autrefois qualifiées de « techniques » sont désormais construites comme des enjeux de société et des thèmes d’argumentation et de mobilisation politiques (importantes dans le cas de la défense du parc national de la Vanoise ou du mouvement antinucléaire en France entre 1973 et 1977) (16). Sont alors mis en débat public les choix techniques de l’État et du capitalisme industriel, et le contenu même du « progrès » (17). Cette politisation des choix techniques se développe à la croisée d’une critique intellectuelle (de la technocratie, du pouvoir de la technique, de la raison instrumentale…) (18), de mobilisations antinucléaires (19), de l’émergence de l’écologie et du développement d’un militantisme de type nouveau au sein des communautés scientifiques (ailes radicales du Syndicat National des Chercheurs Scientifiques et du SNESup, CFDT, revues Impascience ou Labo-Contestation, Comité anti-amiante de Jussieu, Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire (20), etc.). La forme d’engagement intellectuel héritée de l’affaire Dreyfus et réactualisée avec l’engagement communiste de scientifiques dans les années de guerre froide s’appuyait sur l’autorité de la science comme productrice de vérité et d’objectivité. Une nouvelle génération de chercheurs engagés rompt avec cette vision et questionne la science elle-même en posant la question des dominations existantes au sein de la communauté scientifique (hiérarchies, division du travail, place des femmes, etc.) et en interrogeant la fonction jouée par la science contemporaine dans la guerre, dans la production et la légitimation d’un « ordre social capitaliste » (21). De cette première phase de « mise en politique » de la techno-science sont nées des avancées telles que la création (en 1983, onze ans après les Etats-Unis) de l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Techniques (OPECST), l’affirmation d’une politique de « culture scientifique et technique » (Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris et centres régionaux, fête de la science, etc.), la reconnaissance progressive d’un droit à l’information et à la consultation (22). A l’initiative de chercheurs soucieux de dialoguer avec la demande sociale et citoyenne, des boutiques de science se développent également au début des années 1980, en suivant l’exemple hollandais (23).
Ces avancées restent cependant limitées. Alors que l’Europe du Nord et l’Amérique du Nord se dirigent vers la concertation, la plupart des avancées françaises s’en tiennent à une « information » dans un esprit d’instruction du public, dont les résistances sont attribuées à un déficit de connaissance scientifique (24). En janvier 1982, le Ministre de la Recherche Jean-Pierre Chevènement résume bien cette conception des rapports du public et de la science : « C’est au prix d’une vaste entreprise de diffusion du savoir […] que nous pourrons faire reculer certains préjugés contre la science et la technologie, tenir en lisière les mouvements antiscience et mettre en mesure les citoyens de mieux cerner l’importance des enjeux scientifiques et techniques » (25). De plus, cette première phase de « mise en démocratie » marque le pas dès le début des années 1980. Les sociologues Francis Chateauraynaud et Didier Torny, qui ont étudié les alertes et controverses sur l’amiante et la radioactivité depuis 1970, ont ainsi pu parler d’un « trou configurationnel » pour décrire la quasi-disparition de ces problèmes dans l’espace public vers 1980 (26). Les raisons de ce reflux sont multiples : crise économique rejetant les thématiques écologistes et « post-matérialistes » au second plan, reflux des mobilisations et de la critique sociale y compris au sein des milieux scientifiques, convictions « scientistes » de plusieurs personnalités de la première gauche arrivant au gouvernement en 1981. Années fastes pour l’effort public de recherche (budget et emploi scientifique en hausse, loi d’orientation et de programmation, statut des chercheurs, etc.) et pour l’ouverture de la recherche publique aux partenariats privés, les politiques scientifiques des années 1980 favorisent un certain « ré-enclavement » des institutions scientifiques visant à « protéger » le travail scientifique de l’espace public (cf. les évolutions de l’Institut national de la recherche agronomique – INRA – et de L’Institut national de la santé et de la recherche médicale – INSERM – dans les années 1980, où encore la forme de délégation que traduit initialement l’Agence Nationale de Recherche contre le Sida (27)). Confronté à un État bien plus centralisé et homogène qu’en Allemagne ou aux Etats-Unis, le mouvement antinucléaire français décline dès 1977-78. Après 1981, il ne parvient ni à rouvrir le débat énergétique, ni à imposer une expertise pluraliste. Les institutions de culture scientifique, lancées dans un formidable esprit d’innovation sociale, s’enferment peu à peu dans une logique de « diffusion » sans toujours interroger les contenus de ce qui est diffusé, voire défendre leur indépendance face aux sponsors. Insuffisamment soutenues, les boutiques de science s’essoufflent rapidement en France, alors qu’elles prospèrent en Europe du Nord. Comme l’a montré Christiane Restier-Melleray, dans un Parlement faible face à l’exécutif, l’OPECST reste sans moyen ni autorité face à la prégnance d’un « système administratif fondamentalement technocratique » (28) caractérisé par le « tropisme de l’État français marqué par une tendance à constituer des monopoles de l’expertise au sein de la seule administration » (29).
C’est au milieu des années 1990 (avec comme signe avant-coureur en 1986 la polémique sur les retombées radioactives de l’accident de Tchernobyl (30)) que s’ouvre en France une seconde phase de mise en politique de la science et la technique. Les scandales du sang contaminé, de la vache folle et de l’amiante en sontlesdétonateurs.A la différence des mobilisations des années 1970, où les scientifiques engagés sont moteurs, ils mettent en scène un nouvel acteur collectif, les victimes, et de nouvelles arènes, l’arène judiciaire (où se tranchent de plus en plus les controverses) et l’arène médiatique (qui se saisit plus systématiquement de ces controverses, notamment lorsqu’elles sont portées devant la justice). Ces crises et ces mobilisations ont forcé le désenclavement des institutions scientifique et des instances d’expertise. Les années 1990 voient ainsi des associations de malades du Sida co-définir des protocoles d’essai thérapeutique avec les chercheurs de l’Agence Nationale de Recherche contre le Sida (31), des associations comme la CRII-RAD (voir la fiche qui lui est consacrée) ou l’ACRO effectuer leurs propres mesures de radioactivité et expertiser des sites à la demande d’associations et de collectivités locales. Dans le même temps, plusieurs comités d’experts s’ouvrent à des profanes représentant les syndicats, les associations écologistes ou de consommateurs (32). Enfin, les controverses publiques favorisent de nouvelles formes d’appropriation des sciences par le public dans le feu de la controverse (avec par exemple une étonnante acculturation de certains militants associatifs aux données et travaux scientifiques).
Cette irruption des associations se fait d’abord dans quelques affaires marquantes (retombées de Tchernobyl, sang, amiante, vache folle) qui sanctionnent des décideurs, des médecins et chercheurs, accusés de ne pas avoir suscité ou traité les alertes lorsqu’il était encore temps, d’avoir privilégié des considérations d’ordre économique au détriment de la santé publique. Le sentiment que la science et l’Etat manquent à leur mission fondamentale de protection des citoyens provoque un choc traumatique dans la société française (33). Celui-ci est d’autant plus marqué qu’il intervient dans le contexte d’une mondialisation néo-libérale érodant les régulations fordistes nationales. C’est parce qu’il semblait incarner l’intérêt général et qu’il assurait une certaine redistribution sociale que l’Etat pouvait avec une forte légitimité piloter la recherche et l’innovation et conduire la modernisation de la société. Dans ce nouveau contexte, la convergence entre les intérêts de l’Etat, des salariés et de firmes soumises aux impératifs de rentabilité financière internationale paraît de plus en plus problématique. Placée devant de fortes contraintes financières, l’action publique est poussée à se réformer pour demeurer légitime. Dans cette perspective, la participation des citoyens-usagers offre potentiellement une alternative à l’introduction des critères de marché et des méthodes privées de management dans le fonctionnement des services publics. Or, la multiplication de scandales sanitaires semble témoigner de l’influence grandissante des intérêts économiques privés sur les choix des gouvernants et sur les positionnements des institutions publiques de recherche et d’expertise, ce qui entraîne une forte crise de légitimité de celles-ci. Ce sentiment est renforcé par les évolutions du système de recherche lui-même, de plus en plus piloté par les marchés financiers et marqué depuis un quart de siècle par une appropriation privée des savoirs et du vivant (34). La recherche et le développement technique sont de plus en plus soumis aux exigences de la solvabilité (1% seulement des 14000 médicaments lancés depuis 10 ans dans le monde concernent les maladies infectieuses et parasitaires du Tiers monde, les grands laboratoires pharmaceutiques nord-américains s’opposent à la diffusion de médicaments génériques permettant d’offrir des soins à tous…). Au service de ce modèle de développement, la recherche perd dans l’opinion de sa légitimité sociale car elle semble incapable d’améliorer le bien-être du plus grand nombre tout en générant des risques, des déséquilibres et des dépendances nouvelles.
En somme, certaines frontières entre scientifiques et profanes se font plus poreuses et l’ancien rapport pédagogique entre les institutions scientifiques et les citoyens cède la place à une demande active d’auto-formation. Ce mouvement (que Beck nomme « scientisation secondaire » au sens où l’ensemble de la société aspire à faire exercice de la raison critique et participer au pilotage de la science) tient sans doute en partie à l’élévation du niveau d’éducation dans nos sociétés contemporaines, à l’affaiblissement des rapports d’autorité et à l’émergence d’une « société des individus » (35), moins prompts à déléguer et soucieux d’être les acteurs et les experts de leur propre vie. Parallèlement, le nouveau capitalisme « réticulaire » tend dans de nombreux secteurs à mobiliser l’initiative et les capacités créatives des travailleurs. Ce « nouvel esprit du capitalisme » (36) va à l’encontre d’une délégation aveugle à l’autorité, fût-elle scientifique. Est-il étonnant dans ce contexte que la société française ait fait sa mutation culturelle par rapport à la science et au « progrès » ? L’acceptabilité sociale décroissante des risques et des effets « secondaires » du « progrès » n’est-elle pas la résultante de l’érosion du compromis social fordiste, de la mutation des mentalités et de l’évolution de l’organisation de la production ? Les sondages et les enquêtes qualitatives le montrent, ce n’est pas tant un discrédit ou une peur de la science qui domine dans le public qu’un sentiment croissant d’un dysfonctionnement des modes de régulation publique de l’innovation et de l’économie en général (37). Certes, certains individus et certains groupes se méfient de la science et des nouvelles technologies sur la base d’une vision traditionnaliste de la société, voire d’une conception asociale et fondamentaliste de la nature, comme dans le cas de l’écologie profonde. De tels modes de pensée ont cependant toujours existé, et aucune enquête ne montre qu’ils gagneraient aujourd’hui en ampleur. Ce qui est nouveau, c’est le développement d’une exigence et d’une capacité critiques vis-à-vis de la science telle qu’elle fonctionne réellement. Le fait que cette exigence et cette capacité soient inégalement réparties socialement et que, dans le cas de l’amiante par exemple, le scandale public ait éclaté à propos des usagers (et notamment des universitaires de Jussieu) en laissant dans l’ombre les travailleurs pourtant les premiers touchés (38), ne fait que nuancer le jugement que l’on peut porter sur cette mutation d’ampleur. Comme en témoigne l’entrée en scène du mouvement altermondialiste dans la critique des choix techno-scientifiques (cf. l’engagement d’ATTAC dans la controverse sur les organismes génétiquement modifiés), ce n’est donc pas un phénomène de peur irrationnelle ou un syndrome de société privilégiée qui alimente le renouveau récent de l’exigence d’élaboration démocratique des choix techno-scientifiques, mais bien la prise de conscience grandissante de l’écroulement du pacte social du XXe siècle qui était la clé de voûte du contrat implicite entre science et le reste de la société.
Dans cette perspective, ce qui se joue dans les nouvelles formes de mobilisation sur des enjeux techno-scientifiques, c’est sans doute la recherche, encore tâtonnante, d’un nouveau contrat entre science et le reste de la société. Les mobilisations manifestent un sursaut démocratique en affirmant qu’une science pour tous doit se construire avec tous, dans le dialogue avec des savoirs autrefois dévalorisés (ceux des malades, des paysans, des associations, des profanes, des « indigènes », etc.) ; elles affirment aussi que, pour servir le bien-être de l’ensemble des êtres humains – actuels et futurs – de notre planète, la science requiert d’autres pilotes que la seule volonté de savoir, le désir de puissance ou les logiques de profit. Il est évident que la robustesse de ce nouveau contrat dépendra, comme dans la période historique précédente, de son inscription dans un nouveau compromis social plus large entre forces économiques, pouvoirs publics et les différentes couches de la société civile (probablement à l’échelle globale) (39).
Le tournant délibératif : investir dans l’innovation démocratique
Face à la multiplication de controverses publiques sur des questions scientifico-techniques, à la défiance vis-à-vis de la technocratie et à la demande de citoyenneté, pressés par les scandales et les mobilisations associatives, les pouvoirs publics répondent par une réforme des dispositifs d’expertise : création d’agences partiellement émancipées des appareils ministériels et donnant une visibilité propre à l’expertise en amont de la gestion des risques (Institut de Veille Sanitaire, Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé, Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments, Agence Française de Sécurité Sanitaire Environnementale). Ils recourent aussi massivement à des dispositifs délibératifs, de type participatif (nombreux débats publics, deux conférences de citoyens, Etats généraux de la santé, de l’alimentation, commission nationale du débat public, etc.) ou non participatif (commission d’éthique). Ces « forums hybrides », qui mettent en présence des acteurs différents (scientifiques, techniciens, politiques, citoyens…), peuvent être plus ou moins articulés à des espaces publics plus larges ouverts à toutes les personnes intéressées. Parallèlement, l’autorité des élus politiques est remise en cause de façon plus générale, à la fois sous le coup de facteurs conjoncturels (les « affaires », les méandres de la politique politicienne) et plus structurels (affaiblissement du lien entre citoyens et représentants politiques du fait de la professionnalisation croissante de la vie politique et de l’affaiblissement du système partidaire, difficulté grandissante de l’Etat-nation à agir sur l’économie et à faire face à la crise, demande croissante d’autonomie et de participation chez une partie au moins des citoyens). L’idée d’une démocratie plus participative couplant la démocratie représentative avec des éléments de démocratie directe gagne en popularité, de même que celle de démocratie délibérative, qui implique que les grandes décisions soient largement discutées dans des cadres procéduraux adéquats plutôt que prises de façon monocratique ou en petits comités fermés. Les dynamiques participatives actuelles se singularisent parce qu’elles sont plus institutionnalisées, parce que les acteurs qu’elles impliquent sont moins liés qu’auparavant au système partidaire, parce qu’elles reposent sur des dispositifs délibératifs plutôt que sur une communication spontanée, et parce qu’elles s’étendent à de nouveaux terrains qui en étaient autrefois préservés, comme la science, alors que d’autres sont par contre moins questionnés – en particulier dans le travail.
Devant l’érosion de la confiance des citoyens et l’affaissement des deux piliers traditionnels de la décision publique (la légitimité de la représentation politique et l’autorité de la science), la multiplication des instances et processus délibératifs (pensons aussi à la floraison des conseils de quartier) semble annoncer un nouveau référentiel de l’action publique. Dans ce nouveau référentiel, une décision deviendrait légitime, non plus par la vertu de l’onction du suffrage universel ou de la science, mais parce que toutes les personnes concernées y auraient été associées. Une nouvelle ingénierie sociale de la délibération semble appelée à supplanter les modèles décisionnistes ou technocratiques pour bâtir un monde commun à partir de la mosaïque d’identités, d’intérêts et de rationalités en présence dans les sociétés complexes, et pour rendre gouvernable les situations d’incertitude et de controverses (40).
Plusieurs auteurs ont souligné les risques d’instrumentalisation de tels dispositifs par les gouvernants et la façon dont ils peuvent devenir des outils de gestion des conflits sociaux : canalisation des acteurs, évaluation au plus serré des rapports de force, aspiration institutionnelle et acculturation des opposants, limites de ces dispositifs si l’absence de lien explicite à la décision les contraints à être enchâssés dans un système marqué par l’hégémonie de l’élu et des experts qui gardent la maîtrise des interlocuteurs de la définition des problèmes et de l’ordre du jour, cantonnement de la délibération à l’aval – risques et impacts – de décisions techno-économiques déjà prises en amont. Dans la « nouvelle gouvernance », marquée par la multiplication des acteurs publics, la coopération publique-privée, des approches plus pragmatiques et un contournement grandissant des institutions de la démocratie représentative dans la prise de décision, la dimension participative et démocratique serait en fin de compte tout à fait secondaire. Elle ne ferait guère que masquer le poids croissant des intérêts privés dans un contexte mondial de dérégulation. Mais d’autres analystes ont aussi souligné, à partir d’études de cas précises, que même instrumentalisés, ces dispositifs ouvrent des opportunités à des acteurs autrefois peu pris en compte. Jamais entièrement prévisibles, ils peuvent être le lieu de détournement, de renversement de légitimité, d’apprentissage social et d’exploration de problèmes ou de solutions non envisagées initialement. Surtout, ces dispositifs, en se référant à une nouvelle norme, participative et délibérative, qui s’appuie sur le décloisonnement des sciences et des techniques par rapport aux simples citoyens, s’inscrivent dans une transformation de la sémantique et des pratiques politiques. Lorsqu’ils ne sont pas de simples coquilles vides et qu’ils sont suffisamment inclusifs pour ne pas laisser des catégories entières de citoyens en dehors de la scène, ils induisent de nouvelles épreuves de justification politique. Ils tendent à contraindre les acteurs décisionnels à modifier leurs pratiques, sous peine de discrédit de leurs discours et des instances mise en place ; ils favorisent l’érosion de la légitimité supérieure d’un intérêt général défini par l’Etat, les élus et les experts et l’émergence de légitimités différentes, impliquant la prise en compte de l’expérience des malades, des usagers et des habitants qui deviennent « experts du quotidien » et partenaires d’une « science de plein air » (41).
Afin de placer correctement le curseur de l’analyse entre risques d’instrumentalisation et nouvelles opportunités de démocratisation de la décision technologique, entre fermeture et ouverture, entre l’auto-proclamation non délibérative de l’intérêt général autoproclamé par les élus et la dictature des lobbying et des particularismes, entre cadrages et débordements, une riche littérature s’est accumulée depuis vingt ans sur l’architecture et la conduite de telles procédures délibératives (42). Malheureusement, cette réflexion fait largement défaut en langue française et c’est là un premier intérêt de cette traduction du livre de Richard Sclove. Celui-ci plaide pour l’expérimentation institutionnelle en matière de gouvernance démocratique de l’innovation, soulignant que « tandis que l’investissement de nos sociétés modernes industrielles et postindustrielles dans l’innovation technique est quasi illimité, nous n’avons pas l’habitude d’investir dans l’innovation démocratique » (43). Un apport fondamental du livre est d’alimenter une réflexion méthodologique pour doter nos démocraties de capacités de prospective technologique éclairée quant aux impacts complexes des technologies sur le tissu social culturel et politique de nos sociétés, afin de permettre un pilotage collectif de l’innovation en amont plutôt qu’une simple négociation, en aval, de l’acceptabilité sociale des incertitudes et des risques.
La plupart des études méthodologiques ou sociologiques publiées sur ces instances délibératives portent sur leur dimension procédurale : quels acteurs et quels discours sont inclus et lesquels sont exclus, quelle est leur représentativité, quelle est l’indépendance des pilotes ou animateurs de ces instances, quel est le lien avec la décision, quelle est la transparence du processus pour le grand public, comment sont formés les participants, dans quelles mesures les règles du jeu sont-elles explicitées, quelle est la dynamique qui permet à la fois les stabilisations de consensus sans exclure la possibilité de débordements et d’ explorations nouvelles ? A l’inverse, le travail de Richard Sclove porte en priorité sur les questions substantielles. Pour lui, il ne suffit pas qu’une technologie – ou plutôt un ordre technologique puisque la technique fait système – soit passée par une procédure « démocratique » pour qu’elle puisse être qualifiée de « démocratique ». Il faut encore que, substantiellement, cet ordre technologique une fois mis en place soit compatible, voire favorise, des relations sociales de type démocratique. Il importe donc de doter nos démocraties d’une série de critères et d’outils prospectifs permettant de jauger la compatibilité d’un ordre technologique avec leurs valeurs démocratiques, et sa désirabilité en fonction de leurs projets de société. L’ouvrage est explicitement conçu comme une contribution à l’établissement de ces critères, même s’il est clair que seul le débat démocratique, structuré par des procédures adéquates, pourra trancher la substance démocratique ou antidémocratique de tel ou tel ordre technologique. On peut être sceptique quant à la valeur attribuée par Sclove aux modes de régulation mis en place par la communauté Amish, dont il fait un véritable paradigme. L’organisation de cette communauté peut en effet sembler peu attrayante du fait de l’ethos collectif très fort qu’elle impose à ses membres, et son homogénéité interne peut difficilement préfigurer les modes de régulation des sciences et des techniques qu’une société multiculturelle pourrait mettre en œuvre (ce dont Sclove convient par ailleurs). Mais sur ce point comme sur d’autres, les logiques proposées par l’auteur doivent être comprises comme une contribution au débat sur la démocratie technique.
Cette problématique est en tout état de cause autrement plus exigeante que les raisonnements dominants ou que les approches économistes en termes de risques/bénéfices. Mis en œuvre dans des instances délibératives (assemblées élues ou panels citoyens), cet équipement permet, bien mieux que les seuls outils victimo-judiciaires, de poser les fondations d’une meilleure gouvernance de la techno-science, en favorisant les apprentissages institutionnels nécessaires et en évitant d’aplatir la politique des technologies sur la seule question des risques. Le chapitre 3 est consacré à l’exposé de ces critères, que Sclove souhaite suffisamment explicites et élaborés pour pouvoir être réfutés (au sens popperien), discutés et raffinés lors d’un nouvel exercice de prospective technologique. Ces critères ont effectivement pu être développés, amendés et mis en œuvre par Sclove et ses collègues lors d’ateliers scénario. Encore inconnu en France, ce type de dispositif, qui ouvre de multiples futurs envisageables par des scénarios divergents, se prête probablement mieux à l’enrichissement de la qualité prospective que celui des conférences de citoyens. Il répond en tout cas à l’idée d’une expertise divergente mise en avant par Philippe Roqueplo, afin de placer la décision dans un espace ouvert d’options (44).
Enrichir les sciences, enrichir la démocratie
Les propositions méthodologiques de Richard Sclove, avec les expériences en cours ou achevées de mise en délibération des choix techniques et de recherche citoyenne, permettent d’entrevoir un enrichissement simultané de la démocratie et des sciences. Bien souvent, dans le contexte actuel, on observe que « l’autonomie » de la science et l’enclavement de ses institutions par rapport au reste de la société, autrefois considérés comme les conditions de production de vérités sur le monde et les moteurs du progrès humain, apparaissent comme des obstacles à la constitution de savoirs et d’innovations valides dans un monde devenu plus incertain et plus controversé. Il est possible que nous soyons au cœur d’une importante mutation des normes épistémologiques. Les évolutions ne sont certes pas exactement les mêmes en fonctions des différentes sciences et techniques, mais un mouvement d’ensemble est cependant perceptible. Le savoir scientifique considéré comme valide et culturellement valorisé il y a 50 ou 100 ans était un savoir purifié, garanti par une communauté de chercheurs organisée selon un mode disciplinaire et revendiquant son autonomie par rapport aux pressions des pouvoirs et de la société. La physique nucléaire, discipline reine il y a un demi-siècle, exemplifiait bien la norme épistémique selon laquelle, pour construire des connaissances certaines, il faut descendre vers les structures les plus intimes de la matière et, pour ce faire, produire et stabiliser des phénomènes dans l’espace purifié du laboratoire où les paramètres peuvent être soumis un à un à des variations. A l’inverse, des domaines aujourd’hui en pointe, tels que les sciences de l’environnement et du système Terre (modélisation climatique, biodiversité, étude des flux de (trans)gènes, etc.), ont en commun d’être fortement transdisciplinaires, de dépasser l’approche analytico-expérimentale et les espaces purifiés du laboratoire (rôle du terrain, du modèle, de la complexité), et de se développer – en situation d’incertitude et de controverse – en conjonction étroite avec des mobilisations et demandes d’acteurs extra-scientifiques autrefois largement absents des débats.
Cette triple « impureté » pourrait bien témoigner d’un déplacement en cours des normes de scientificité au cours des dernières décennies. Elle questionne les frontières traditionnellement établies entre « la science » et un « public » de plus en plus actif dans la production d’alertes et de connaissances, ou aspirant à l’être. L’enjeu n’est pas mince, et il n’est pas simplement d’ordre épistémologique (45). A l’heure actuelle, l’alternative à la démocratique technique et scientifique ne semble plus pouvoir être la science autonome, appuyée par l’Etat régalien, mais bien un couplage de plus en plus intime des sciences et du marché. Sclove montre bien, dans le chapitre 4, en quoi la délibération démocratique représente un mécanisme de coordination des actions qui s’oppose à celui du marché et comment l’autonomie du citoyen n’est pas réductible aux préférences du consommateur. Quels seront les acteurs et les dispositifs qui régiront des sciences désenclavées et les structures sociales que représentent les technologies ? En fonction de quelles logiques, de quels intérêts, de quels types de recherches ? Le futur n’est pas encore tracé, et le mérite de Sclove est d’en poser clairement les enjeux tout en indiquant un horizon démocratique souhaitable et en analysant des expériences et des procédures concrètes qui pointent dans ce sens.
NOTES
(1) Voir Ellul, 1954 ; Mumford, 1964 ; Illich, 1973 ; Roqueplo, 1974 et 1983 ; et Winner, 1986.
(2) On trouvera une présentation des initiatives de Richard Sclove en français dans Sclove, 2002.
(3) Blondiaux et Sintomer, 2002.
(4) Callon, Lascoumes et Barthe, 2001.
(5) Ces débats sont parfois conduits sous la houlette de la Commission Nationale du Débat Public créée en 1995, dont les prérogatives et l’autonomie ont été étendus en 2002.
(6) Gibbons, Limoges, Nowotny, Schwartzman, Scott et Trow, 1994 ; Nowotny, Scott et Gibbons, 2001 ; Beck, 2001 ; Callon, Lascoumes et Barthe, 2001.
(7) Pour une critique historienne de cette vision linéaire et dualiste de Gibbons et ses collègues, montrant la pluralité des modes de production des savoirs à différentes époques et notamment l’existence, bien avant les dernières décennies, de production de science en lien direct avec l’industrie et le marché, voir Pestre, 1999.
(8) Offe, 1997.
(9) Weber, 1996 ; Bourdieu, 1997.
(10) Callon et Latour, 1991.
(11) Callon, Lascoumes et Barthe, 2001.
(12) Notre analyse s’appuie ici très largement sur Pestre, 2003. Voir aussi pour les Trente glorieuses, Mirenowicz, 2000.
(13) Les médias de vulgarisation scientifique prennent un essor remarquable à la fin du XIXe siècle, au moment même où s’accentue la frontière séparant les praticiens amateurs de la science des professionnels. Cf. Bensaude-Vincent, 2000 ; Béguet, 1990.
(14) Coriat, 1979.
(15) En l’An 2000. Discours de M. Marcellin Berthelot, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, prononcé au Banquet de la Chambre syndicale des produits chimiques le 5 avril 1894.
(16) Garraud, 1979.
(17) CFDT, 1977.
(18) Ellul, 1954 et 1977 ; Mumford, 1964 ; Habermas, 1973 ; Roqueplo, 1974 et 1983.
(19) Nelkin et Pollak, 1981 ; Touraine, Hegedus, Dubet et Wievorka, 1980.
(20) Petitjean, 2000.
(21) Voir notamment Lévy-Leblond et Jaubert, 1975 ; Lévy-Leblond et al., 1977 ; Lévy-Leblond, 1981 ; Boy, 2000.
(22) Loi informatique et libertés du 3 janvier 1978 ; loi sur l’accès aux documents administratifs du 17 juillet 1978 ; accès aux informations sur les projets d’intérêt généraux le 7 janvier 1983 ; Conseil national d’Information sur l’Électricité d’Origine Nucléaire en 1977 ; Commissions Locales d’Information auprès des centrales nucléaires créées par la circulaire du 15 décembre 1981 ; loi Bouchardeau du 12 juillet 1983 sur les enquêtes publiques. Voir Lascoumes, 1998.
(23) Stewart et Kahn, 1986 ; Neubauer, 2002.
(24) Nelkin et Pollak, 1979. Sur la critique du modèle du déficit, voir Wynne, 1996.
(25) Actes du Colloque national « Recherche et technologie », 1982.
(26) Chateauraynaud et Torny, 1999.
(27) Sur ce mouvement de ré-enclavement des années 1980, voir Dodier, 2002 ; Théry et Barré, 2001.
(28) Restier-Melleray, 1990.
(29) Viveret, 1989.
(30) CRIIRAD, 2002.
(31) Sur l’engagement scientifique des associations de malades du Sida au sein du collectif inter-associatif TRT5, voir Barbot, 2002 et Lestrade, 2000. La notion d’enclavement et de désenclavement est empruntée à Dodier, 2002. Sur l’engagement scientifique des associations de malades, voir également Rabeharisoa et Callon, 1999 et Gaudillière, 2002.
(32) Cf. la composition d’instances telles que le Collège de la Prévention des Risques Technologiques établi en 1989 par Michel Rocard, la nouvelle Commission du Génie Biomoléculaire et du Comité de Biovigilance en 1998, ou celle de la Commission Nationale du Débat Public créée en 1995.
(33) U. Beck avait dès 1986 pressenti cette évolution. Voir Beck, 2001.
(34) Voir notamment Dasgupta et David, 1994.
(35) Selon l’expression de Norbert Elias, 1991.
(36) Boltanski et Chiapello, 1999.
(37) La perception publique de la science est donc indissociablement une perception du comportement des institutions publiques. Sur ce point et sur la critique des analyses traditionnelles sur les « peurs » de la science, voir Irwin et Wynne, 1996 ; Wynne, 1992 ; Wynne, 2001 ; Marris, 2001.
(38) Henry, 2000.
(39) Pour une réflexion dans cette direction, voir le « Manifeste pour une science citoyenne, responsable et solidaire » rédigé par Pierre Calame dans le cadre de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire : http://www.apsab.span.ch/coen/index.html. Voir aussi la charte de la Fondation Sciences Citoyennes : http://www.sciencescitoyennes.org.
(40) Lascoumes, 1998 ; Callon, Lascoumes et Barthe, 2001.
(41) Voir Blondiaux, 2001 ; pour un ensemble d’analyses théoriques et d’études de cas, voir Blondiaux et Sintomer, 2002.
(42) Voir notamment Rowe et Frewer, 2000 ; Renn, Webler, et Weidemann, 1995 ; Fiorino, 1990 ; Technology and Democracy, s.d. ; Laird, 1993a ; Joss and Durant, 1995 ; Grin, van de Graaf et Hoppe, 1997 ; von Schomberg, 1999 ; Martin, 1999.
(43) Sclove, 2002.
(44) Roqueplo, 1996.
(45) Nowotny, Scott et Gibbons, 2001.