La Recherche vit un schisme avec la Société. Cette défiance peut être liée à une forte évolution du paysage scientifique et une libéralisation de son activité à différents échelons.
Produire autrement
Si ce message concerne en premier lieu un secteur agricole acculé au changement de paradigme, il peut tout autant concerner un autre domaine également producteur, mais de connaissances : celui du monde scientifique. Longtemps sacralisé pour garantir une liberté absolue du chercheur en toutes disciplines, le mode de production des savoirs doit aussi être reconsidéré aujourd’hui, à l’aune d’une société qui évolue fortement et est en droit d’exiger une science qui réponde mieux à ses attentes.
La recherche scientifique a considérablement évolué depuis 30 ans, au profit de domaines à fort taux de solvabilité, c’est-à-dire qui soient rentables dans un horizon rapproché. Ce faisant, beaucoup de champs de recherche sont aujourd’hui réduits à peau de chagrin, quand ils ne sont pas orphelins. C’est le cas de sujets en sciences humaines et sociales, ou en sciences dites ‘dures’ mais à portée strictement cognitive. Dans ce contexte concurrentiel, les scientifiques doivent aujourd’hui trop souvent se plier au jeu de l’appel à projets, lequel répond aux injonctions d’une science fashion ou mainstream, sous couvert de comités d’experts parfois en lien avec le secteur privé (quand il ne s’agit pas directement de conflits d’intérêt, voire du secteur privé qui a pénétré ces cercles d’expertise). Ces appels à projet constituent même pour certains chercheurs l’essentiel de leur activité, au détriment de leur propre recherche !
Dans le secteur du vivant, la génétique ou la biologie moléculaire sont par exemple des disciplines qui ont pris un essor considérable ces 20 dernières années, alors que d’autres pans de recherche sont abandonnés ou ‘placardisés’. Complètement nécessaires à une meilleure compréhension du vivant, elles n’en sont pas moins potentiellement dangereuses en ce qu’elles exacerbent une vision mécaniste et cloisonnée du vivant, conduisant trop vite à des conclusions hâtives sur nos possibilités de le modifier, sans capacité à en évaluer tous les risques. La course effrénée liée à l’avènement de l’outil CRISPR-Cas9 en est une illustration parfaite.
A moyens financiers contraints, le principe de l’excellence a également été proposé, comme un couperet pour les équipes n’étant pas sur les bonnes thématiques, ne publiant pas dans les bonnes revues… Cette logique conduit aussi à une plus forte compétition entre équipes, et est aujourd’hui de plus en plus dénoncée par la communauté scientifique au travers l’ANES par exemple.
Si le productivisme agricole existe, il est tout aussi réel en recherche ! Le scientifique est évalué sur le nombre de ses publications dans de bonnes revues scientifiques, il a donc tout intérêt à multiplier ses articles. C’est d’autant plus facile dans des disciplines telles que génétique et biologie moléculaire, car les travaux en laboratoire à l’échelle de la cellule s’acquièrent plus rapidement qu’en écologie ou en anthropologie par exemple… Cercle vertueux, ou cercle vicieux, c’est selon…
A ce productivisme s’oppose le concept de Slow Science, cher à Isabelle Stengers, également décliné en manifeste. Il prône la capacité du chercheur à relever la tête, questionner son travail pour, en deux mots, remplacer quantité par qualité.
Produire autrement peut également passer par une incitation de la recherche à co-produire ses travaux avec les utilisateurs finaux des résultats : agriculteurs, malades, riverains… Il s’agit alors de pouvoir impliquer ces acteurs qui sont eux aussi des experts à leur façon de leur domaine précis d’intervention (qui mieux qu’un malade pour parler de sa pathologie?), dans des formes de recherche participative. L’intérêt premier de ces travaux est d’assurer une prise en compte réelle des besoins et attentes du ‘terrain’ pour une réponse adaptée et réellement utile. Les exemples de recherche participative sont nombreux mais restent encore anecdotiques dans le paysage figé et contraint de la recherche. Les Boutiques de Science sont une illustration aboutie mais encore peu visible de ces projets de recherche participative. On parle aussi de Recherche-Action Participative quand il y a une volonté affirmée de faire évoluer le contexte et ses problèmes rencontrés.
Au sujet de la responsabilité individuelle et collective des chercheurs, l’association Sciences Citoyennes a publié en 2016 un Manifeste pour une Recherche Responsable.
Publier autrement
Face à ce qu’on peut appeler une privatisation de la recherche au profit de certaines thématiques jugées plus rentables, on déplore aussi une privatisation croissante de l’édition scientifique, parfaitement démontrée par Datagueule récemment. Cinq majors de l’édition scientifique s’accaparent la production scientifique, et captent des mannes financières juteuses, via leurs abonnements excessivement chers, mais aussi en faisant payer les auteurs pour paraître dans leurs revues ‘prestigieuses’. La Grèce a ainsi suspendu ses abonnements depuis 2015, faute de moyens… L’INRA y consacre 3 millions d’euros par an, l’équivalent du budget de tout un département de recherche ! L’institution a d’ailleurs organisé un séminaire à ce sujet en janvier pour prendre les mesures ad hoc.
Quid des pays du Sud ? Comment faire une recherche valable sans accéder à ce savoir privatisé ?
Ce constat est d’autant plus grave que la connaissance avance rapidement, et qu’il faut pouvoir y accéder pour pouvoir avancer rapidement sur des sujets graves comme les pandémies, les nouvelles pathologies…
Devant ce qu’il est convenu d’appeler un racket organisé, la communauté s’est organisé et a développé, grâce au web, différents outils pour répondre à ce problème. Un des plus connus et partagés est probablement Sci Hub, plateforme permettant de ‘craquer’ toute publication en saisissant son DOI spécifique. Cet outil d’intérêt général est largement utilisé par les scientifiques n’ayant pas accès aux revues, aussi bien au Sud qu’au Nord…
Mais l’accès à la connaissance peut aussi être organisé par les chercheurs eux-mêmes, via des initiatives comme Hack your phD !, ou en créant des journaux en accès ouvert (open access) à toute la communauté. Il s’agit dans certains cas d’un autre modèle économique quand les auteurs doivent encore payer pour publier dans certains journaux tels ceux du groupe PLOS. Dans d’autres cas, les revues sont entièrement libres et gratuites. Le blog d’Adrien Chopin recense quelques initiatives sur ce sujet technique complexe de l’édition scientifique. En effet, en plus de l’accès aux résultats scientifiques se pose aujourd’hui la question de la propriété intellectuelle de ces résultats, ou de la mise à disposition des données qui ont permis d’accèder à ces résultats, pour permettre aux chercheurs la reproductibilité des travaux.
A la faveur du web, de nombreuses possibilités s’ouvrent donc désormais aux chercheurs pour publier, qui paradoxalement risquent de ne pas lui faciliter la tâche. C’est probablement le prix de la liberté aujourd’hui…
Evaluer autrement
Comme cela a été dit plus haut, l’évaluation du chercheur porte uniquement à ce jour sur ses publications annuelles, dont dépendra la classification de l’équipe, de l’unité, de l’organisation dans les classements internationaux…
On peut se poser la question de l’impact réel de ces travaux sur la société, quand ils sont publiés dans des revues inaccessibles aux chercheurs, encore moins aux utilisateurs qui n’ont pas les moyens de comprendre ces travaux.
Pour véritablement améliorer son impact sociétal, le chercheur devrait aussi être évalué sur son degré d’ouverture sociétale, c’est-à-dire sa capacité à travailler en interaction avec la société civile, à reconnecter son activité aux besoins de la société, à participer à des échanges ou des débats …
Ici aussi c’est un chantier en réflexion au sein des institutions, pas facile car certainement très dépendant des domaines considérés. Mais c’est une réflexion essentielle à avoir pour garantir à terme une science pour le bien commun.
« La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes » (J.M. Keynes).