Lettre ouverte

Par
vendredi 3 mars 2017

Miniature

Cette lettre n’engage que moi, n’est pas le fruit d’une concertation et n’a d’autre intention que d’exprimer un point de vue personnel, détaché de toute logique d’appareil. J’espère seulement qu’elle sera prise positivement, car je pense sincèrement que c’est possible.

Cher Collègue,

Je viens de lire ton interview donnée à l’AEF sur le suivi de carrière, sobrement intitulé Nous avons un minimum de comptes à rendre à la société.Je pourrais t’expliquer ce que le sous-entendu représente comme violence pour moi, recruté il n’y a même pas 10 ans, toujours plus évalué, toujours plus maltraité, à coup de concours brutaux, d’éloignement familial, de salaire gelé, privé de tout budget hors appel à projets… Tu pourrais me répondre que je vois le mal partout, je te répondrais que je tiens à ta disposition tous les textes qui montrent scientifiquement, factuellement, raisonnablement qu’on est allé trop loin dans l’évaluation, que la science crève de la pression à la publication, que l’enseignement crève de ses taux de réussite, que l’université crève de son classement de Shanghai, que l’hôpital crève de sa T2A, que le service public crève de sa RGPP, que les entreprises crèvent de leur lean management et de leur valeur boursière, que la société dans son ensemble crève de son injonction à la performance… Mais ça, tu le sais déjà.Puis tu enchaines : « Cette procédure risque d’être abandonnée très vite au profit d’une autre qui sera beaucoup moins protectrice pour les enseignants-chercheurs ». Je pourrais t’expliquer la faiblesse de l‘argument, le point de Godwin que tu viens d’atteindre, la violence, encore, de l’argument systématiquement ressorti « fais-le ou on le fera pour toi, et ça sera pire »… Que cela nous prive de toute auto-détermination, que cela prive nos directions de leurs responsabilités, que c’est la négation même de la démocratie… Mais ça, tu le sais déjà.

Et tu continues : « Nous pouvons aussi imaginer qu’elle tombe entre les mains des établissements, qui n’auront aucun scrupule à aller vers la modulation de service si le cadre réglementaire évolue ». Je pourrais t’expliquer que le cadre réglementaire est déjà prêt, qu’on a déjà mis la modulation des services dans nos lois et statuts, jurant sur le cœur que jamais on ne s’en servirait. Je pourrais t’expliquer la violence, toujours, d’apprendre que nos établissements n’ont aucun scrupule, que nos établissements ce n’est pas nous, qu’on doit les subir et se taire, que l’autonomie des universités est un leurre face auquel il ne faut surtout pas donner notre avis, sinon ce sera pire, et qu’on doit en avoir peur… Mais ça, tu le sais déjà.

Et tu ne t’arrêtes pas : « Il n’y a pas la moindre contrainte pour les établissements, ce qui peut poser problème si des collègues sont en réelle difficulté dans leur équipe de recherche par exemple ». Je pourrais t’expliquer que tu as fait une faute de frappe, que ce ne sont pas les établissements qu’on contraint, mais leur direction. Je pourrais t’expliquer la puissance des directions depuis le passage à l’autonomie, puissance qui sans moyen ne peut que se retourner contre les intérêts des personnels et des usagers. Je pourrais t’expliquer la violence, une fois de plus, du constat : on ne pourra rien pour nos collègues en difficulté… Il n’y a donc rien à en attendre, mais il faut quand même le faire… De toutes façons les problèmes on les connaît déjà : on adore notre métier, mais les conditions de son exercice ne sont plus acceptables. Mais ça, tu le sais déjà.

Alors plutôt que de perdre notre temps à te raconter ce que tu sais déjà, je vais te raconter quelque chose que tu n’as peut-être pas encore bien saisi. Je suis né en 1980, ce qu’on appelle un enfant de la crise. Je n’ai jamais entendu d’autre discours, connu d’autre politique. Quel que soit le résultat des élections, la seule réelle alternance a été entre rigueur et austérité. J’en ai vu des réformes. Plein. Trop. Peu ou pas de positives pour nous. Mais jamais aucune qui menace les intérêts de ceux qui en ont le plus, des intérêts. Même pas un tout petit peu. Même pas symboliquement.Et aujourd’hui, mais en fait depuis si longtemps, ces grands intérêts menacent notre société. La destruction des services publics, hier de transport, d’énergie et de communication, aujourd’hui de sécurité, de santé et de formation ne sont pas des blagues. Ce ne sont pas des mots, pas une opinion. C’est une réalité avec de vraies conséquences. Pour de bon. Je pourrais aller plus loin. Ces intérêts menacent notre planète. Non seulement des peuples entiers, des espèces entières, mais l’équilibre écologique même. En d’autres termes, ces intérêts menacent notre espèce.

Vu comme ça, les choses sont simples. Des intérêts menacent ma société et mon existence. Tous les gouvernements que j’ai connus défendent ces intérêts, jamais les miens. Donc il n’y a rien de bon à attendre de ces gouvernements. Ils ont détruit ma confiance en eux, durablement. Il va leur en falloir des efforts pour la regagner, cette indispensable confiance pour pouvoir gouverner. Et cela prendra du temps, beaucoup de temps et beaucoup d’efforts. Ils n’ont même pas commencé. On dirait que ce sont les derniers à n’avoir pas compris. Mais s’il est difficile de réveiller celui qui dort, il est impossible de réveiller celui qui fait semblant de dormir. En attendant, tous ces détails, ces suivis de carrière, je n’en veux pas. Ce sont des violences gratuites, et les réassurances doctement serinées qui les accompagnent sont des insultes.Qu’ils fassent ce pour quoi on les a élus, qu’ils recommencent à respecter ces choses qui font qu’on est une société… Tu sais… Liberté, égalité, fraternité… Qu’ils montrent qu’ils sont capables de s’en rappeler, de les comprendre et de les respecter, systématiquement. Qu’ils retrouvent leur intégrité, se débarrassent de la corruption qui les caractérise si bien. Et après on pourra recommencer à discuter. En attendant, je ne veux plus en entendre parler. Je ne veux plus qu’ils touchent à mon métier. C’est le mien, pas le leur. Je ne leur reconnais plus cette légitimité, celle de me dire comment je dois bosser.

Tu crois peut-être que je suis extrême ? Que je suis militant ? Que j’exagère ? Que je mélange tout ? Mais est-ce que tu peux vraiment, sincèrement, penser que ceci est faux, factuellement, au fond de toi ?

Tu vas peut-être penser que ce sont des phrases sorties de leur contexte, un défaut d’interprétation, que tu as manqué de pédagogie, que c’est un problème de communication ? Mais n’est-ce pas ce qu’on entend chaque fois que nos droits vont diminuer, chaque fois que notre qualité de vie ou de travail va morfler ?

Alors peut-être que tu crois que je suis à bout, que je fais partie de ces collègues en grande difficulté pour lesquels tu ne peux rien (mais que tu vas quand même charger et culpabiliser un peu plus) ? Mais ne t’es-tu pas rendu compte que les gens qui font la politique que tu défends ne peuvent plus sortir de chez eux sans se faire insulter, enfariner, gifler ?

Alors je vais te raconter encore une dernière histoire. Parce que, si je suis né en 1980, mes étudiants sont presque nés en l’an 2000. Un jour, j’ai posé cette question simple à une centaine d’entre eux, dans un de ces amphis que j’affectionne tant : « Qui parmi vous fait confiance aux hommes politiques ? ».

L’un d’eux a levé la main, malicieusement, ce qui a déclenché une hilarité générale, aussi sincère qu’unanime.La confiance dans son personnel politique est devenue la dernière blague qui unit nos concitoyens.

Choisis ton camp, camarade.

Sincèrement,
Julien Gossa
Maître de Conférences en informatique