Chercheurs et acteurs associatifs, partenaires de recherche : vers une (re)connaissance mutuelle ?

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lundi 6 avril 2009

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Longtemps réservée aux seuls « savants », la recherche académique en France s’ouvre depuis peu (2005) à d’autres acteurs de la société civile grâce à des appels d’offre publics dédiés. En effet, sous l’impulsion d’une organisation non gouvernementale (La Fondation Sciences Citoyennes) et d’un élu convaincu, une institution comme le Conseil Régional d’Ile de France a mis en place un appel annuel à projet partenarial entre chercheurs et acteurs associatifs : les Partenariats Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation (PICRI). La Région de Bretagne a suivi l’exemple en mettant en place son propre appel d’offre (1).Si le Québec a ouvert la voie en 1999 avec les Alliances Recherche Université-Communauté (ARUC) et a ainsi modifié la physionomie des laboratoires par un va-et-vient constant avec la société considérée comme partenaire, on peut se demander si une telle démarche peut trouver écho dans le paysage institutionnel et sociétal français.

La recherche publique française est fortement secouée depuis une à deux décennies par des injonctions à une ouverture au monde socio-économique. Mais le but le plus souvent recherché par les politiques successives – et auquel la communauté scientifique tente de résister – consiste principalement en une percée du monde marchand dans la recherche publique : elle devrait ainsi davantage se consacrer à des intérêts économiques particuliers tout en étant assignée à produire des biens publics au bénéfice de tous. L’intention de ces partenariats de recherche est autre. En favorisant une co-construction entre scientifiques et acteurs de la société civile, elle vise à introduire une nouvelle régulation de la recherche. Aux côtés de l’Etat, des intérêts marchands et de la communauté scientifique, la société pourrait faire valoir directement ses intérêts en participant au processus de recherche lui-même. De quoi s’agit-il ? Devenant partenaires, acteurs et chercheurs ont à définir une question commune issue des préoccupations et des connaissances des uns et des autres, puis une méthodologie de recherche qu’ils mettent en œuvre conjointement. Pour exemple, les membres d’une organisation agréée pour l’adoption internationale et des anthropologues de la famille se sont engagés ensemble dans ce processus afin d’identifier les impacts pour la famille et pour l’enfant des adoptions réalisées depuis une quinzaine d’années par l’ONG.

Mais à quelles conditions de tels partenariats peuvent-ils s’établir ? Acteurs et chercheurs n’ayant a priori ni les mêmes intérêts ni les mêmes connaissances de la réalité ou de la démarche scientifique, une réelle « co-production » est-elle possible ? Que signifie pour les scientifiques de partager un processus de connaissance avec des non-scientifiques ? Que signifie pour les acteurs de s’engager dans une démarche complexe éloignée de l’opérationnalité ?

Pour répondre à ces questions, un détour historique semble nécessaire pour comprendre comment le processus de production de connaissance scientifique en France peut rendre difficile le dialogue entre chercheurs et acteurs.

Dès la fin du XVIIème siècle, une nouvelle forme de compréhension du monde émerge : la rationalité. Il s’agit de connaître les choses, non plus par des ressemblances, des images ou des croyances, mais par des systèmes d’analyse comme la classification et la mesure. De cet ordre nouveau qui s’impose à l’Occident naîtront de nouveaux domaines de connaissance telles l’analyse génétique, l’histoire naturelle, ou encore la philosophie de Descartes ou de Leibniz. Le projet de la mesure, de la mathématisation et de la formalisation du monde caractérise la modernité. Il permettra d’explorer toujours davantage les principes internes des organisations qu’elles soient biologiques, productives, etc., celles-ci étant perçues comme des extériorités. La polarité vers des « formes pures » de connaissances issues de la mathématisation et de la formalisation s’oppose aux domaines empiriques perçus comme entachés de subjectivité. Même si cette classification entre subjectivité et objectivité a été dépassée par de nombreux scientifiques depuis le début du XXème siècle, cette domination de la rationalité et de l’objectivation reste l’armature opérante du dispositif scientifique. Elle laisse peu de place et de valeur aux savoirs d’usage, aux connaissances liées à l’expérience, etc.

Parallèment à ce projet, des communautés scientifiques comme les Académies s’organisent dans toute l’Europe pour former des espaces de connaissance en dehors des Eglises et des Etats, qui eux promeuvent les Universités. Aux Académies, la discussion et la publication scientifique, aux Universités, l’enseignement et les carrières autour de postes ou de chaires discplinaires. Ce double mouvement, même s’il prend des formes d’organisation différentes aujourd’hui, reste effectif au sein de la recherche publique. On lutte pour les ressources (postes, carrières, doctorants, matériel, financements…) à l’intérieur des laboratoires, mais l’évaluation qui compte le plus pour les scientifiques demeure bien celle qui provient de leurs pairs à l’intérieur d’une communauté de discipline toujours plus spécialisée. Au final, cet héritage de la pensée et des formes d’organisation – dont l’esprit persiste malgré les différentes réformes successives – impose une distance entre science et société. Les pratiques scientifiques ont ainsi, par construction, tendance à se clore sur elles-mêmes pour sacrifier à l’exactitude de la mesure, qui légitime une mise à distance et une réduction du monde dans les laboratoires. L’explosion des technologies, notamment dans les sciences de la vie (génétique, biochimie, etc.), renforce d’ailleurs ce « confinement ».

Ces lignes de force générales, fortement héritées de l’histoire, sont toutefois à nuancer. Comme le soulignent certains historiens et sociologues, « la science n’est pas plus indépendante des volontés de puissance qu’elle en est l’esclave obéissante » (Callon). Toute l’actualité et la politique autour de la recherche et de l’université paraît encore colonisée par ce que ces auteurs nomment « deux illusions », « deux pollutions » symétriques, les peurs et mythes de l’indépendance d’un côté et de l’instrumentalisation de l’autre (Latour). Des pratiques de collaboration plus hybrides existent dans la plupart des laboratoires. Néanmoins, recherche et société peuvent-elles partager le processus de connaissance ? Comment, dans ce processus de production, faire dialoguer expérience et mesure ?

L’observation pendant deux années des comités de pilotage de quatre de ces partenariats a permis de mettre en évidence une série d’ « épreuves » que vivent ensemble acteurs et chercheurs. Ces épreuves sont liées à un processus de traduction entre les deux types de partenaires. Nous mobilisons pour les décrire deux formes de traduction :

- la traduction vue comme une série d’interactions permettant la mise en réseau d’acteurs, de connaissances, de productions, etc. (Callon, Latour)

- la traduction vue comme une interprétation de langage débouchant sur un sens partagé (Ricoeur)

Ces épreuves et leur issue permettront d’établir à des degrés divers un partenariat débouchant sur une co-construction des savoirs. A chacune des cinq épreuves s’articulent une dimension partenariale et une étape du processus.

La première épreuve vécue par les partenaires est liée à leur identité. L’enjeu central est alors de faire valoir son identité vis-à-vis des autres, c’est-à-dire qui on est – socialement et personnellement -. C’est au travers de la question de recherche et de la manière dont elle est posée que les identités se confrontent et cherchent leur place. Cette « problématisation » resulte d’une confrontation, plus ou moins conflictuelle, et qui parviendra plus ou moins à se stabiliser. Si elle n’est pas stabilisée, c’est-à-dire si la problématique ne permet pas suffisamment de définir l’identité des partenaires, cette confrontation resurgira régulièrement au cours du processus, pouvant aller jusqu’à provoquer le départ des uns et des autres.

Ces partenariats sont aussi confrontés à une épreuve des intérêts portés par les uns et les autres. Par exemple, les généticiens ont-ils des intérêts compatibles avec ceux des paysans et militants du bio dans la caractérisation génétique des variétés anciennes de blé ? La définition des rôles dans l’organisation du projet, la manière dont se mettent en place les différentes coopérations entre acteurs et chercheurs va plus ou moins permettre l’équilibre et la satisfaction des intérêts. En somme, qui fait quoi et avec qui ? Comment s’organise par exemple le travail de recueil de données sur le terrain ? Sont-ce les chercheurs ou les acteurs ou les deux qui en sont chargés ? Chaque partenariat définit une organisation tout à fait spécifique qui correspond à l’agencement des différents intérêts, comme l’investissement en temps et en énergie. Dans certains d’entre eux, le travail de terrain, voir une partie de l’écriture, est déléguée aux étudiants dans un travail plus ou moins visible, ce qui permet aux partenaires de garder et de partager le travail de pilotage. Il est patent qu’il ne peut y avoir une complète subsidiarité des rôles : le généticien aux champs et le paysan au laboratoire. Mais acteurs et chercheurs franchissent différemment ces frontières en fonction de leurs intérêts. Rien n’est donné d’avance, c’est au contraire un processus dynamique, toujours inédit en fonction des partenaires et des partenariats.

Ce sont aussi les savoirs détenus qui sont amenés à être confrontés dans ces partenariats « cognitifs ». C’est alors toute la légitimité des partenaires à dire « le vrai » qui est en jeu. C’est l’épreuve des légitimités. D’où tiennent-ils leur savoir ? Quelle en la validité ? Dans quel monde ? Les discussions sont souvent vives, chacun tenant – au moins dans un premier temps – à son référentiel, qu’il s’agisse de l’objectivité de la mesure ou de l’opérationnalité des savoirs. C’est une épreuve dans laquelle les partenaires jouent leur rapport au monde au travers de leur référentiel de savoirs et sa capacité à « dire le vrai ». Le risque de cette épreuve est la prévalence d’un des référentiels de connaissance au détriment de l’autre. Or, l’exercice est difficile car il s’agit bien de produire des connaissances nouvelles selon une méthodologie « objectivante » à partir de données de terrain.

La quatrième épreuve vécue est celle de la représentation, car les partenariats ne se limitent pas aux seuls partenaires officiels. Ceux-ci en représentent d’autres : une cause professionnelle, une ligne militante, une certaine école dans la discipline scientifique, un laboratoire, etc. Dans cette épreuve, les partenaires sont en quelque sorte des porte-parole et doivent en intéresser d’autres pour légitimer leur participation à la recherche, le risque étant pour chaque partenaire de ne représenter que ses propres intérêts sans pouvoir faire ensuite valoir les connaissances produites dans une communauté plus large. Concrètement, les partenariats sont très inventifs pour organiser des temps et des espaces de discussion ouverts à des groupes élargis.

Mais identités, intérêts, légitimité et représentation ne suffisent pas pour faire émerger le monde partagé à la source d’une co-construction de savoirs. Il manque à ces épreuves relationnelles, qui se traduisent par des dispositifs organisés, un désir autre. Car comment les partenaires peuvent-ils dépasser leur sphère de connaissance propre pour produire un savoir conjoint ? Tous les scientifiques impliqués ne sont pas des militants associatifs et tous les partenaires associatifs n’ont pas de formation scientifique.

Seules les capacités de médiation des partenaires achèveront ce cycle de la traduction par l’épreuve de la « mutualité ». La mutualité est issue d’une double traduction par les partenaires qui leur permet de se déplacer pour comprendre le registre de l’autre et en faire une interprétation dans leur propre registre, tout en étant sûr que ce déplacement soit réciproque. C’est une sorte de traduction linguistique et de sens fondamentalement basée sur « le plaisir d’habiter la langue de l’autre compensé par le plaisir de recevoir chez soi la parole de l’étranger » (Ricoeur). Cette expérience, souvent portée au sein des groupes par un ou deux partenaires permet non seulement une reconnaissance réciproque des registres de connaissance, mais aussi l’émergence d’un registre nouveau dans lequel les deux « langages », les deux formes d’appréhension du monde se cotoîent ou s’hybrident. Ce sont ces formes de mutualité, de respect et de reconnaissance réciproques qui valident les épreuves de traduction précédentes et leur donnent du sens. Elles naissent d’un réel apprentissage dans lequel le temps et le désir de connaître et de reconnaître sont fondamentaux. Il n’est donc pas étonnant que les partenariats dans lesquels les partenaires ont déjà mis à l’épreuve ces étapes parviennent davantage à une mutualité et à co-produire.

L’institutionnalisation d’une recherche entre acteurs associatifs et chercheurs a pour ambition d’ouvrir un nouvel espace partagé de production des connaissances Les partenaires y parviennent-ils et à quelles conditions ? Il apparaît que, compte-tenu des identités et des intérêts des partenaires, de ce qu’ils représentent et des savoirs qu’ils portent, un apprentissage est indispensable. Il s’exprime au travers d’un certain nombre d’épreuves relationnelles de « traduction » au long du processus partenarial et de la recherche. Mais seuls l’expérience de la mutualité et le désir de traduire et d’être traduit permettront à ces épreuves de déboucher sur une « co-construction » des savoirs. Si cette politique partenariale ouvre la voie, peut-être pourrait-on la compléter par des espaces de reconnaissance entre laboratoires et associations qui permettent l’émergence de ce désir ?

Bibliographie
- BONNEUIL Christophe, GAUDILLIERE Jean-Paul, TESTART Jacques (coord.), Quelle politique scientifique pour entrer dans le 21ème siècle ? Vers un nouveau contrat entre recherche et société, Note n°2 de la Fondation science citoyenne, oct. 2004
- CALLON Michel, Éléments pour une sociologie de la traduction, La domestication des coquilles Saint-Jacques et les des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc, l’année sociologique, 1986, n°36, p. 169-208
- CALLON Michel, LASCOUMES Pierre, BARTHE Yannick, 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil
- LATOUR Bruno, WOOLGAR Steeve, 1988 (trad. de l’anglais), La vie de laboratoire : la production des faits scientifiques, Paris, La Découverte
- LATOUR Bruno, La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, 2005 (1989), Paris, La Découverte
- LATOUR Bruno, 1995, Le métier de chercheur. Regard d’un anthropologue, Paris, INRA Editions
- RICOEUR Paul, 2004, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock
- VINCK Dominique, 2007, Sciences et société. Sociologie du travail scientifique, Armand Colin, Paris

(1) Action pour l’appropriation sociale des sciences, ASOSC