A l’initiative du réseau Global Campaign to Demand Climate Justice, des organisations à travers le monde signent cet appel à une nouvelle normalité. L’appel en anglais et espagnol, ainsi que la liste complète des signataires (dont Sciences Citoyennes fait partie) sont disponibles ici.
La pandémie de COVID-19 expose un système économique incapable de répondre aux besoins des populations et de la planète. Notre seule solution pour faire face à cette crise mondiale, qui survient au milieu d’une crise climatique dévastatrice, est de nous unir et de construire un monde plus juste, plus résistant et plus durable. En tant que membres et alliés de la Campagne mondiale pour exiger la justice climatique, nous formulons une première série de demandes aux gouvernements dans le cadre de leur réponse à la pandémie.
Le mot apocalypse vient du mot « révélation ». La pandémie de COVID-19 révèle ce que la majorité mondiale sait depuis le début : que le système économique dominant privilégie les profits au détriment des gens et de la planète.
Avec chaque nouveau jour d’infections, de décès et de destruction des moyens de subsistance, la pandémie met en évidence les injustices flagrantes de nos systèmes existants. Des années de néolibéralisme, « d’ajustement structurel » et d’austérité ont démantelé l’État-providence social, en sous-finançant et en vidant particulièrement les systèmes de santé dans le monde entier. Nous nous retrouvons avec des déficits en matière d’équipements de sauvetage et des excédents d’industries polluantes.
Les dimensions de la souffrance collective et du traumatisme individuel qui se déploient sont trop vastes à envisager. Des familles confrontées à la perte ou au confinement dans des relations abusives ; des corps confrontés à des maladies dévastatrices ; des communautés confrontées à la faim et à l’isolement.
Mais la pandémie a également montré notre énorme force collective et les possibilités qui se présentent lorsqu’une crise est prise au sérieux et que les gens se rassemblent.
Pour ceux d’entre nous qui font partie du mouvement mondial pour la justice climatique, la propagation de la pandémie n’est pas une surprise. Depuis des décennies, en tant que mouvements, nous dénonçons les effets violents d’un système économique mondial inégal, les ravages d’une crise climatique qui s’accélère et la manière scandaleusement cruelle dont les moins responsables en portent le plus lourd fardeau. Depuis des décennies, nous exigeons la fin d’un statu quo qui était et continue d’être une condamnation à mort pour les plus pauvres du monde. La crise du coronavirus est un rappel brutal d’un passé prolongé, et notre réponse à cette crise est une répétition générale pour le présent et l’avenir.
La justice
Comme pour la crise climatique, la crise COVID-19 fait peser le plus lourd fardeau sur les personnes les plus vulnérables. Les plus pauvres sont les premiers et les plus touchés. La crise accentue les disparités liées à la richesse, au sexe, à la classe sociale, à la race, à la (in)capacité et à d’autres facteurs. Les coûts les plus élevés sont supportés par ceux qui sont le moins en mesure de les payer et qui ont toujours été condamnés à supporter de tels coûts.
Il est clair que les personnes les plus exposées au risque d’infection sont celles qui sont le moins capables de s’isoler.
Le confinement signifie l’enfermement dans nos maisons. Mais certains d’entre nous sont sans domicile, ou vivent avec plusieurs membres de la famille et parents dans une seule maison. Certains d’entre nous sont dans des camps de personnes déplacées ou de réfugiés, ou dans des centres de détention, ou n’ont pas accès à l’eau courante et aux installations sanitaires. Pour certains d’entre nous, la maison est le lieu de la violence et des abus, et rester à la maison signifie la fin de l’activité publique sur laquelle nous comptons pour notre subsistance quotidienne. Certains d’entre nous ne peuvent pas rester à la maison parce qu’ils travaillent, sans protection, dans les secteurs les plus cruciaux et les plus vitaux comme l’agriculture, et notamment un grand nombre d’agriculteurs de subsistance et d’agriculteurs familiaux qui nourrissent plus des deux tiers de la population mondiale.
Les femmes et les jeunes filles sont les plus touchées par le travail de soins dans notre système actuel, à la maison, dans nos communautés et aussi dans l’économie, car elles constituent la majorité des travailleurs de la santé. Cette pandémie nous a montré l’importance du travail de soins, le travail nécessaire pour élever les familles, pour cuisiner et nettoyer et pour prendre soin des malades et des personnes âgées. Elle nous a montré l’impact profond du manque de services publics et d’institutions sociales pour le travail de soins. Nous devons profiter de ce moment pour comprendre l’importance du travail de soins, le partager entre tous les peuples, et construire une société et une économie qui prennent en charge le travail de soins sur la base de principes féministes et d’affirmation des soins.
Les secteurs de la santé, de l’alimentation et des services de base d’un grand nombre de pays sont soutenus par la main-d’œuvre migrante, dont beaucoup n’ont pas de voix et pas de recours aux fonds publics, et sont souvent les moins protégés. Les voix des migrants sont également le plus souvent ignorées dans les discussions sur le climat. En temps de crise, qu’il s’agisse de santé ou de calamités naturelles, ils sont parmi les plus vulnérables, discriminés et ignorés.
Les populations les plus touchées par la crise climatique, à savoir les populations du Sud qui ont fait face à la violence, à la dégradation de l’environnement, aux sécheresses prolongées et aux déplacements forcés, sont désormais parmi les populations les plus vulnérables à la contagion et à ses effets. Dans les régions où la santé des communautés a été affaiblie par les industries polluantes ayant entraîné toute une série de problèmes respiratoires et immunologiques, les gens sont particulièrement exposés au COVID-19.
La pandémie ouvre déjà la porte à une crise économique majeure, avec une récession prochaine qui amènera la grande majorité de la population mondiale qui vit au quotidien avec des moyens de subsistance précaires, à vivre dans une pauvreté encore plus chronique. Le risque de famine et de profondes perturbations de la souveraineté alimentaire est énorme. Les pays du Sud sont accablés d’une dette illégitime et insoutenable, laquelle a été accumulée au cours de décennies de prêts exploiteurs et prédateurs par les gouvernements du Nord, les institutions financières internationales et les grandes banques en collaboration avec les élites du Sud et les gouvernements du Sud aux pratiques autoritaires et corrompues. La priorité accordée au paiement de ces dettes a fait payer un lourd tribut aux services publics, et continue d’absorber une part énorme des dépenses publiques qui devraient plutôt être affectées aux réponses de santé publique à la pandémie.
À la croisée des chemins
Nous sommes à la croisée des chemins. Depuis des années, nous demandons « un changement de système et non pas un changement de climat ». Le changement de système semble maintenant plus nécessaire que jamais, et plus possible. Les règles du jeu changent rapidement. Les bouleversements sont inévitables.
La question est de savoir quel type de changement est en train de se produire. Quel type de système émergera ? Quelle direction prendra le changement ?
Les puissants profitent de la crise pour faire avancer le capitalisme de catastrophe et un nouvel autoritarisme, s’accordent des pouvoirs policiers et militaires étendus, et se précipitent dans des projets d’extraction. De nombreux gouvernements saisissent l’occasion pour faire adopter des mesures draconiennes, contrôler la population, saper les droits des travailleurs, réprimer les droits des peuples autochtones, restreindre la participation du public à la prise de décision, limiter l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive et instituer une surveillance généralisée. Dans les pires situations, les acteurs répressifs profitent du moment d’instabilité politique pour réprimer violemment la dissidence, légitimer le racisme et le fondamentalisme religieux, faire avancer les frontières minières prédatrices, et exécuter les défenseurs des terres.
Mais la crise dont ils se servent, offre également une opportunité pour nos mouvements de façonner l’avenir émergent. Nos mouvements connaissent la voie à suivre, le type de monde qu’ils doivent construire. Partout dans le monde, les gens se rendent compte que notre système économique dominant ne répond pas aux besoins des gens. Ils voient clairement que les entreprises et le marché ne nous sauveront pas. Ils constatent que lorsqu’une crise est prise au sérieux, les gouvernements sont capables de prendre des mesures audacieuses et de mobiliser d’énormes ressources pour y faire face. Les limites du possible peuvent être radicalement ébranlées et réécrites. En quelques semaines, les propositions politiques longtemps défendues dans de nombreux contextes (fin des expulsions, libération des prisonniers, redistribution économique audacieuse, pour n’en citer que quelques-unes) sont devenues des réponses raisonnables et acceptables.
Nous vivons un moment politique violent mais très fertile. Notre monde a été contraint à la solidarité par un virus qui ignore toutes les frontières ; notre profonde interdépendance n’a jamais été aussi indéniable.
Dans une telle crise, il est inévitable de repenser et de réimaginer notre modèle économique. Des solutions résistantes et fondées sur la justice sont non seulement possibles, mais les seules véritables solutions.
Il est désormais clair que nous avons besoin d’une réponse fondée sur la solidarité, l’équité et les soins, et soutenue par des investissements publics massifs qui mettent les gens et la planète au premier plan, et non les industries polluantes et les profiteurs. Des reprises justes et de nouveaux accords mondiaux et nationaux pour construire une économie régénératrice, distributive et résiliente sont à la fois nécessaires et de plus en plus politiquement réalisables.
La lutte pour une nouvelle normalité
Nous ne reviendrons pas à une situation normale dans laquelle la souffrance du plus grand nombre garantissait le luxe de quelques-uns. Alors que les politiciens feront pression pour une reprise rapide du statu quo, nous ne pouvons pas revenir à la normale, comme l’ont affirmé les mouvements sociaux, car cette normale tuait les gens et la planète.
Nos mouvements pour la justice climatique sont dans une situation à la fois périlleuse et prometteuse. L’urgence de la dégradation du climat est passée inaperçue, alors même que la violence climatique est implacable, ce qui s’est exprimé tout récemment par des tempêtes dévastatrices dans le Pacifique, des incendies de forêt en Chine et des pluies torrentielles en Colombie. Si nous ne saisissons pas ce moment politique, l’action en faveur du climat sera mise en veilleuse et les économies des pays riches du Nord seront dynamisées et relancées par des investissements sales qui aggraveront la crise climatique. Nous devons être vigilants et persévérants pour que la lutte contre la crise climatique soit au cœur des plans de sauvetage et des programmes visant à garantir la résilience de la société et de tous les peuples.
Nos mouvements disposent d’une expertise qui est inestimable en ce moment. Si COVID-19 et la crise climatique peuvent avoir des causes directes différentes, leurs causes profondes sont les mêmes : une dépendance au marché, une incapacité de l’État à faire face aux menaces à long terme, l’absence de protection sociale et un modèle économique global qui privilégie les investissements par rapport aux vies et à la planète. Le même système extractiviste qui extrait, brûle et détruit les écosystèmes, est le même système qui permet aux pathogènes dangereux de se propager. Les solutions au COVID-19 et aux crises climatiques sont les mêmes : solidarité, redistribution, collaboration, équité et protection sociale. Nous avons la possibilité et la responsabilité de combler les lacunes, et de profiter de ce moment politique pour affronter le pouvoir des entreprises et construire une société plus juste et plus durable.
Les horizons que nous pouvons revendiquer
La pandémie a changé la donne. Nous détenons les ressources pour construire un modèle économique qui ne détruise pas la planète et qui pourvoit aux besoins de tous. Nous poursuivons l’élan pour sortir de cette crise de manière à renforcer notre résilience et notre dignité en tant que sociétés. Le moment est venu pour saisir l’élan impulsé.
En tant que membres de la Campagne mondiale pour exiger la justice climatique, nous exigeons une réponse audacieuse à la pandémie de COVID-19 qui permette à la fois de s’attaquer à la crise climatique au sens large et de transformer le système économique inégal qui a provoqué ces deux phénomènes.
Nous exigeons que les gouvernements :
- Donnent la priorité à la santé et au bien-être des gens. Il faut toujours privilégier les gens par rapport au profit, car une économie ne vaut rien sans ses populations. Personne n’est jetable. Il faut entièrement financer et doter de ressources les services et systèmes de santé, en garantissant des soins pour tous, sans exception. Les gouvernements doivent également donner la priorité à des investissements solides dans d’autres services publics essentiels, tels que le logement sûr, l’eau, la nourriture et l’assainissement. Ces services sont non seulement essentiels pour endiguer la propagation de la maladie à long terme, mais ils sont au cœur de l’obligation des gouvernements de respecter, protéger et réaliser les droits de l’homme pour tous. C’est pourquoi ils ne doivent pas être privatisés mais doivent au contraire être gérés de manière équitable et responsable vis-à-vis du public.
- Garantissent la protection des populations marginalisées. Il faut fournir une aide, une protection sociale et un secours aux populations rurales et aux familles qui les composent, qui sont en première ligne pour nourrir notre monde. Une protection spéciale doit également être garantie pour les droits sociaux et humains de toutes les personnes placées dans des situations vulnérables et précaires, comme les sans-abri, les gens en prison, les réfugiés et les migrants, les personnes âgées en foyer, les orphelins, et surtout les défenseurs de l’environnement qui sont aujourd’hui assassinés encore plus fréquemment sous le couvert de l’urgence COVID-19.
- Prennent des mesures économiques et sociales immédiates pour apporter secours et sécurité à tous, en particulier aux groupes les plus vulnérables et marginalisés de nos sociétés. Il faut protéger les droits du travail et garantir la protection de tous les travailleurs, de l’économie formelle à l’économie informelle, et garantir un revenu de base universel. Il faut reconnaître, rendre visible et valoriser tout le travail de soins, le vrai travail qui nous soutient pendant cette crise.
- Cessent de subventionner les combustibles fossiles et réorientent les fonds publics utilisés par le complexe militaro-industriel et les entreprises privées, vers l’accès à l’énergie propre, à l’eau et aux services publics importants pour le bien-être des communautés.
- Annulent immédiatement les paiements de la dette des pays du Sud dus en 2020 et 2021, sans accumulation d’intérêts ni de pénalités, afin que les fonds puissent être affectés aux services de santé dans la lutte contre le COVID19 et à l’aide économique aux communautés et aux personnes qui sont confrontées à des difficultés plus grandes face à la pandémie et aux réponses. Une simple suspension des paiements ne suffit pas, et ne fera que retarder la douleur du service de la dette. Nous exigeons également le lancement immédiat d’un processus international indépendant pour traiter les dettes illégitimes et insoutenables et les crises de la dette afin d’ouvrir la voie à une annulation inconditionnelle de la dette pour tous les pays du Sud.
- Transforment également les systèmes fiscaux, en supprimant les congés fiscaux pour les sociétés multinationales qui sapent les revenus, et en abolissant la taxe sur la valeur ajoutée et les taxes sur les biens et services liés aux produits de base. Il faut prendre des mesures immédiates pour mettre fin aux flux financiers illicites et fermer les paradis fiscaux.
- Soutiennent une transition et une reprise justes à long terme pour sortir de la crise, et saisissent l’occasion de passer à des économies équitables, socialement justes, résistantes au climat et sans carbone. Nous ne pouvons pas nous permettre des renflouements qui ne font que remplir les poches des entreprises ou sauver des industries polluantes incompatibles avec une planète vivante. Nous avons plutôt besoin d’une reprise économique qui renforce la résilience, dissout les injustices, restaure nos écosystèmes et entraîne un déclin maîtrisé des combustibles fossiles et une transition axée sur la justice vers une économie équitable et durable. Les gouvernements devraient poursuivre des programmes économiques fondés sur des relations commerciales justes qui donnent la priorité aux besoins intérieurs et aux emplois dignes et décents dans l’ensemble de l’économie, notamment l’économie des soins, la restauration écologique et l’agro-écologie, les services essentiels et l’énergie renouvelable décentralisé. Tous ces éléments sont nécessaires pour un monde équitable et juste sur le plan climatique.
- Rejettent les efforts visant à promouvoir des « réformes structurelles » qui ne font qu’aggraver l’oppression, les inégalités et l’appauvrissement, y compris ceux des institutions financières internationales telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, qui pourraient utiliser la pandémie pour promouvoir des projets dans les pays du Sud sous le prétexte de « réduire le temps nécessaire vers la reprise ». Les piliers néolibéraux de l’austérité, de la déréglementation et de la privatisation, en particulier des services essentiels tels que l’eau, la santé, et l’éducation, ont dévasté les populations du monde entier et sont incompatibles avec une juste reprise.
- Renforcent la coopération internationale et la solidarité entre les peuples. Les problèmes mondiaux qui ne respectent aucune frontière, tels que la crise climatique ou la crise COVID-19, ne peuvent avoir que des solutions coopératives et équitables. Dans un monde profondément inégalitaire, le transfert de technologie et de finances des pays les plus riches vers les pays les plus pauvres est crucial. Les gouvernements devraient faciliter plutôt qu’entraver les efforts des mouvements populaires, des groupes de citoyens, des peuples autochtones et des organisations de la société civile pour établir des liens au-delà des frontières et des pays afin de se soutenir mutuellement. Nous demandons également aux gouvernements d’honorer leur responsabilité historique et de cesser d’utiliser des tactiques qui rejettent cette responsabilité et retardent une réponse internationale forte, comme par exemple la retenue des fonds de l’OMS et des autres institutions en temps de crise.
- Collaborent à la mise au point de vaccins et à l’accès illimité à ceux-ci, ainsi qu’à toute percée médicale de médicaments de thérapie expérimentale, guidés par des principes de coopération internationale et de distribution gratuite. Nous devons nous assurer que tout vaccin COVID-19 sera accessible à tous et qu’aucun pays ne pourra être le seul acheteur, et aucune entité le seul producteur.
- Cessent immédiatement les projets d’extraction, de l’exploitation minière aux combustibles fossiles en passant par l’agriculture industrielle, y compris les projets extraterritoriaux entrepris par des sociétés ayant leur siège dans votre pays, qui accélèrent les crises écologiques, empiètent sur les territoires indigènes et mettent les communautés en danger.
- Rejettent toute tentative d’exonération de responsabilité des entreprises et des industries. Les acteurs qui sont responsables, à bien des égards, de cette crise aux multiples facettes et du système déficient, ne peuvent absolument pas se voir accorder des échappatoires leur permettant d’échapper à la responsabilité de leurs abus dans leur pays et dans le monde entier.
- Ne profitent pas de la crise pour faire adopter des mesures draconiennes, notamment l’extension des pouvoirs de la police et de l’armée qui sapent les droits des travailleurs, répriment les droits des peuples autochtones, restreignent la participation du public à la prise de décision, limitent l’accès aux services de santé sexuelle et reproductive ou instituent une surveillance généralisée sous couvert de la crise.