Une Loi de Programmation de la Recherche sans les citoyen.ne.s ?

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lundi 11 mars 2019

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Sciences Citoyennes adresse une lettre ouverte à Mme Frédérique Vidal, Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, pour regretter l’absence de réflexions collectives sur les enjeux de la future loi de programmation pluriannuelle de la Recherche et pour formuler des propositions afin d’inscrire les choix scientifiques et techniques dans notre démocratie.

Vous pouvez retrouver le texte de la lettre ouverte ci-dessous :

À l’attention de Madame Frédérique Vidal, Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation

UNE LOI DE PROGRAMMATION DE LA RECHERCHE SANS LES CITOYEN.NE.S ?

Le 1er février dernier, le Premier ministre a annoncé son intention de mettre en place des groupes de travail devant préparer la future loi de programmation pluriannuelle de la recherche. L’agenda prévu est serré : suite aux contributions des groupes de travail, la loi doit être rédigée entre août et décembre 2019, pour entrer en vigueur le 1erjanvier 2021[1].

Le processus d’élaboration de cette loi de programmation est un exemple flagrant de refus d’inclusion de la société civile dans la construction des politiques publiques. En effet, il consiste à construire la loi à l’écart des citoyennes et citoyens : les groupes de travail prévus par le gouvernement dont vous faites partie ne seront constitués que de parlementaires, scientifiques, dirigeant·e·s d’organisme de recherche et acteur·rice·s industriel·le·s. Aucune place n’est prévue pour la société civile associative et les syndicats.

Cette absence d’inclusion n’est pas propre à votre gouvernement et est peu surprenante : plus encore que d’autres types de politiques publiques, les politiques de recherche sont traditionnellement considérées comme relevant exclusivement du domaine des expert·e·s et des industrie·le·s. Pourtant, les choix d’orientation scientifique et technique ont un impact décisif dans la vie quotidienne de tou·te·s les citoyen·ne·s. Pourquoi leur refuser le droit de décider quel type de recherche scientifique devrait être favorisée et quels développements technologiques devront être financés par de l’argent public ? Il s’agit après tout d’une politique publique comme les autres : la recherche publique financée par les impôts des françaises et des français doit être soumise à un débat collectif. S’il est vrai que n’importe quelle citoyenne ou citoyen n’est pas compétent·e pour juger comment doit se faire la science, dans une démocratie leur voix n’est pas moins légitime que celle d’un·e scientifique quand il s’agit de décider, en connaissance de cause, quelles orientations donner aux politiques de recherche.

L’association Sciences Citoyennes revendique depuis sa création une appropriation citoyenne et démocratique des sciences. Faire entrer véritablement les sciences dans notre démocratie impliquerait un changement du processus de décision politique, de manière à inclure l’ensemble du public. Aujourd’hui plus que jamais, dans une période de défiance des citoyen·ne·s envers les élu·e·s, mais aussi face aux nuisances pour notre santé et notre environnement provoquées par certains « progrès » non réfléchis en amont, il est crucial de prendre en compte la voix de chacun·e au cours des débats politiques. Cette absence de prise en compte des attentes de la société dans la définition des politiques de recherche est également une des raisons pour lesquelles la défiance des citoyen·ne·s s’étend de plus en plus envers les institutions scientifiques.

Au-delà de la question de la fiscalité écologique et des modalités de mise en place d’une transition juste, le mouvement des gilets jaunes met en lumière une forme de rejet du pouvoir, qui impose des mesures sans réellement écouter et consulter la population. Les politiques de recherche sont certes loin de déclencher autant de réactions que la fiscalité du diesel et de l’essence. Il n’y aura pas de soulèvement populaire pour demander une politique de science plus démocratique, nous en sommes conscient·e·s. Mais le processus d’élaboration de la loi de programmation de la recherche prévu par le gouvernement actuel illustre son incapacité à abandonner un fonctionnement technocratique du pouvoir. Alors, il n’y a pas de raison que la colère des gilets jaunes s’apaise.

La nécessité de changer de mode de gouvernement est d’autant plus forte que d’autres fronts de contestation sont en train de s’ouvrir partout en Europe et maintenant en France. Depuis quelques semaines, l’enseignement supérieur se mobilise dans des grèves étudiantes pour le climat : les jeunes Français et Françaises demandent aux adultes qui les dirigent de prendre leurs responsabilités afin de leur assurer un avenir, rejoignant l’appel à la grève mondiale de la jeunesse lancée par Greta Thunberg[2] . Un collectif de professeur·e·s, nommé « Les Enseignants pour la planète », a été créé le 25 janvier pour préparer la journée de grève du 15 mars[3]. Les chercheurs et chercheuses, qui tirent la sonnette d’alarme climatique depuis des années, décident de sortir de leur devoir de réserve pour interpeller l’État et soutenir les revendications étudiantes : un appel à la grève climatique mondiale du 15 mars 2019 a été lancé le 20 février par des scientifiques et universitaires de diverses disciplines[4].

Ce mouvement citoyen est en train de grossir. Loin d’être nécessairement incompatible avec le mouvement des gilets jaunes, il peut s’y allier et lui donner un nouveau souffle. Il prolonge les marches pour le climat qui avaient suivi la démission de Nicolas Hulot, ainsi que l’action en justice d’un collectif d’associations environnementales contre l’État français pour « inaction climatique ». L’Affaire du Siècle[5], soutenue par plus de deux millions de ses citoyen·ne·s, a essuyé un refus de la part du gouvernement, qui a indiqué que l’État n’était pas responsable des carences dont le collectif citoyen l’accuse. Mais cette obstination du gouvernement à refuser de reconnaître la responsabilité de l’État face à l’urgence climatique ne fait que renforcer l’obstination des citoyen·ne·s à se battre.

Il ne vous aura pas échappé, Madame la Ministre, que l’Enseignement Supérieur et la Recherche ont une place prépondérante dans ces mobilisations. Les revendications qu’elles portent ne sont d’ailleurs pas totalement étrangères aux politiques de recherche. L’appel des chercheurs et chercheuses du 20 février dénonce un développement climaticide des technosciences : « la production de savoir est trop souvent financée par le secteur privé, et quand ce n’est pas le cas, les produits de la recherche sont souvent tout autant destinés à alimenter le marché, et à empoisonner les écosystèmes ou à détruire des emplois ».

Il ne suffit certes pas de demander à l’État d’être à la hauteur de sa responsabilité face à la catastrophe climatique : une responsabilité incombe également aux individus et aux autres structures qui détiennent savoir et pouvoir. Les scientifiques et les institutions d’enseignement et de recherche en font partie. C’est la raison pour laquelle des associations comme la nôtre s’attachent à lier recherche et responsabilité sociale et environnementale. Mais pour être pleinement à la hauteur de la responsabilité qui leur revient, les scientifiques ont besoin de changements institutionnels radicaux dans les politiques de recherche, qui ne peuvent être apportés que par le gouvernement.

Édouard Philippe a ouvert le communiqué de presse concernant la loi de programmation pluriannuelle de la recherche par ces mots : « ce que l’on demande à la science, ce n’est pas seulement d’inspirer l’avenir, c’est de contribuer à l’inventer ». Contribuer à inventer l’avenir, oui, mais pas au mépris des enjeux environnementaux qui nous menacent, ni à l’écart du système démocratique. Le gouvernement se doit donc non seulement de responsabiliser pleinement les institutions de recherche et les scientifiques face aux enjeux sociétaux et environnementaux qui nous menacent, mais il doit également reconnaître que seul un débat démocratique ouvert peut leur permettre d’être à la hauteur de ces responsabilités.

Dans cette lettre ouverte, l’association Sciences Citoyennes réclame donc l’inscription de la future loi de programmation de la recherche dans un débat politique général, incluant la société civile. A l’issue de ce large débat, la population serait invitée à proposer des choix sur les grandes orientations de recherche à l’occasion de convention(s) de citoyen·ne·s[6]. Car seule une procédure démocratique éclairée par diverses expertises et débouchant sur une vraie prise de décision garantira que les intérêts de chacun·e ont été pris en compte. En prenant au sérieux la contribution d’un ensemble de citoyen·ne·s formé-e-s et protégé-e-s des intérêts partisans, la convention de citoyen·ne·s a le potentiel d’accroître la crédibilité de notre fonctionnement démocratique pour contribuer à inventer un avenir fondé sur le bien commun.

Soyez assurée de nos sentiments les plus respectueux,

Pour Sciences Citoyennes, Kevin Jean, Président et Aude Lapprand, déléguée générale

[1] http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Recherche/91/7/dp-loi_programmation_1069917.pdf

[2] https://reporterre.net/Manifeste-de-la-jeunesse-pour-le-climat?fbclid=IwAR2sWOMpsCkRNvE8f59Ai5_UYk2z6aQsQ1nMRKcq9wCHZZt_BSxOlUDpNwA

[3] https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/02/14/climat-de-jeunes-francais-tentent-de-se-mettre-en-ordre-de-marche_5423213_3244.html

[4] https://plus.lesoir.be/207972/article/2019-02-20/des-chercheurs-appellent-la-greve-climatique-mondiale-nos-verites-sont

[5] https://laffairedusiecle.net

[6] https://sciencescitoyennes.org/convention-de-citoyens/

 

Texte de la lettre ouverte

Pour plus d’informations sur la loi, sa préparation et nos propositions, envoyer un message à contact{at}sciencescitoyennes.org