Protéger les lanceurs d’alerte

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mardi 17 février 2004

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Que peut faire un scientifique ou un ingénieur, voire un technicien, en cas de conflit entre ses engagements professionnels et sa conscience civique ? Quelles sont ses possibilités de tirer la sonnette d’alarme s’il estime certains développements ou recherches potentiellement nuisibles à la santé, l’environnement ou la société ? Comment se défendra-t-il contre les risques de marginalisation, d’exclusion, voire de sanctions pénales ? Dans le domaine de la science et la technologie, l’idée de l’instauration, via le droit international du travail, d’une clause de conscience protégeant les « lanceurs d’alerte » fait son chemin.La science possède, traditionnellement, son propre « garde-fou » sous forme de l’indispensable aval donné par la communauté scientifique elle-même à la valeur scientifique et technique de l’avancement des connaissances. Cette fonction d’autocontrôle, qui s’exerce via le mécanisme du peer review donnant accès aux publications scientifiques reconnues, englobe certainement la qualité du savoir et le respect de la déontologie entre chercheurs [1]. Mais est-elle à même de prendre en compte les aspects éthiques quant à l’impact des recherches sur la société ?

Leurs enjeux industriels – et militaires – pèsent de plus en plus sur les priorités scientifiques et technologiques dictées par la compétition économique internationale. Par ailleurs, la part relative du financement public suit de plus en plus cette tendance, tout en étant soumise à des plafonnements budgétaires. En septembre 2001, reconnaissant que la science se trouve impliquée dans un processus de plus en plus complexe de production de connaissances et d’innovations – qui lui échappe pour une grande part et qui requiert une vigilance accrue pour veiller au respect des principes de précaution élémentaires – treize publications de renom (telles The Lancet ou le Journal of the American Medical Association) ont publié un manifeste commun s’inquiétant de cette situation.

Les journées de Genève
Certes, les problèmes éthiques liés à l’avancement des sciences et des techniques sont aujourd’hui au centre de nombreux débats de société. Mais ces discussions doivent nécessairement être alimentées par l’expertise de ceux qui, au sein du système de production des connaissances, sont souvent les mieux informés sur ces enjeux. En septembre 2003, à Genève, un séminaire international de deux jours était organisé par l’Association pour une attitude scientifique responsable (APSAB) et la Fondation Science et conscience de l’homme (FSC). Son thème : la nécessité d’accorder un véritable filet de protection juridique garantissant le droit à l’expression et l’absence de représailles sournoises pour ceux qui, de par leur activité professionnelle, sont amenés à « tirer l’alarme » face à certaines recherches et développements.

Résistants solitaires
Mais qui sont ces « lanceurs d’alerte », connus aussi sous l’appellation de whistleblowers en langue anglaise ? Les uns le deviennent presque par inadvertance, en diffusant des résultats validés sur des sujets sensibles. Chez d’autres, le choix résulte d’un engagement plus délibéré : leur conscience de scientifique et de citoyen les incite à dénoncer un risque potentiel ou à persévérer dans une recherche « dérangeante » en dépit d’intimidations venues « d’en haut ». Tous sont victimes, à un moment donné, de mesures discriminatoires et coercitives plus ou moins graves.

Deux d’entre eux sont venus témoigner à Genève lors de cette rencontre qui se déroulait – choix symbolique – dans les murs de l’Organisation internationale du Travail. On a ainsi pu entendre le biophysicien britannique d’origine hongroise Arpad Putzaï, suspendu de ses fonctions au Rowett Research Institute (Écosse), en 1998, pour avoir fait état à la télévision de ses doutes sur l’inocuïté des pommes de terre génétiquement modifiées, ainsi qu’André Cicolella, spécialiste des éthers de glycol et des dangers sur la santé de ces solvants, qui fut licencié de l’Institut national recherche et sécurité (INRS, France) en 1994.

Au cours des dernières années, le nombre de ces « résistants » n’a fait que croître. Ceux-ci bénéficient parfois des feux de la rampe médiatique avant de sombrer dans l’oubli. Qui se souvient des journalistes et militants environnementalistes russes Alexandre Nikitin et Giorgii Pasko, du technicien nucléaire israélien Mordechai Vanunu, des médecins français Jean-Jacques Melet et Jean-François Viel, de l’éco-toxicologue argentin Guillermo Eguiazu ? Souvent condamnés à la solitude face au pouvoir de leur institution ou de leur hiérarchie, ils ne disposent pas des outils juridiques ou législatifs suffisants pour se faire entendre, se défendre et faire valoir leurs droits.

Des droits d’essence démocratique
Il y a cependant longtemps (1974) que l’Unesco a adopté une recommandation sur le statut des scientifiques stipulant que « Les États membres doivent chercher à favoriser des conditions telles que les chercheurs, avec le soutien des pouvoirs publics, aient la responsabilité et le droit […] de s’exprimer librement sur la valeur humaine, sociale et écologique de certains projets, et en dernier ressort de se retirer de ces projets si leur conscience les y incite. »

« Ce texte est malheureusement mal diffusé », regrette Bruno de Padirac, responsable des études de politique scientifique au sein de l’Unesco (Paris). « Une piste », suggère-t-il, « serait de partir de cette recommandation pour élaborer une convention internationale qui serait donc dotée d’une valeur juridique ». ll faut également rappeler que l’une des missions de la Commission on the Ethics of Scientific Knowledge and Technology (COMEST) de l’Unesco, créée en 1997, est de sonner l’alarme en cas de nécessité.

En Europe, l’État le plus avancé dans ce domaine semble être le Royaume-Uni, doté d’un Public Interest Disclosure Act. Cette législation s’applique à tous les employés, salariés ou non, du public et du privé, et concerne un grand nombre de situations – de la négligence jusqu’aux risques pour la santé, la sécurité ou l’environnement. Outre Atlantique, le Whistleblower Protection Act concerne uniquement la recherche publique. Il permet aux scientifiques (et pas seulement à eux) d’exercer leur liberté d’expression, parfois même lorsqu’elle va à l’encontre d’autres règles, telles des clauses de confidentialité.

Associations et soutiens au whistleblowing
Dans ce combat pour la transparence, un certain nombre d’ONG apportent leur soutien à des lanceurs d’alerte. Tel est notamment le cas de l’International Network of Engineers and Scientists for Global Responsibility (INES), qui travaille sur un certain nombre de domaines, notamment l’abolition des armes nucléaires et les questions éthiques. « A cet égard, nous nous efforçons d’apporter un soutien à des lanceurs d’alerte et nous sommes, par exemple, intervenus en faveur de l’Argentin Guillermo Eguiazu, un scientifique reconnu aussi bien sur le plan international que national », explique Armin Tenner, son président.

Après avoir conduit des recherches sur l’impact des pesticides et autres composés chimiques en agriculture, Eguiazu s’est battu plusieurs années pour que les résultats de ses travaux soient rendus publics, dans un souci de protection des consommateurs. « Il a fait l’objet de répressions sévères au sein de son université. Son laboratoire et ses équipements ont été détruits par des inconnus, ses budgets ont été réduits… Nous lui avons apporté un soutien financier et nous cherchons un sponsor pour lui permettre de lui donner les moyens matériels de poursuivre ses recherches », poursuit Armin Tenner.

Par ailleurs, quelques scientifiques de renommée mondiale ont appelé à de nombreuses reprises à la responsabilité de leurs pairs. C’est le cas notamment de Joseph Rotblat, physicien nucléaire britannique d’origine polonaise, co-fondateur du mouvement Pugwash (1957), prix Nobel de la Paix en 1995. Celui-ci insiste sur la nécessité de protéger les lanceurs d’alerte mais également d’élaborer un code éthique – une sorte de serment d’Hippocrate – qui aurait valeur d’engagement pour les jeunes chercheurs.

Un projet sur la table
Le séminaire de Genève était particulièrement centré sur la proposition par l’APSAB et la FSC de l’établissement officiel – placé sous l’égide de l’Organisation Internationale du Travail – d’une convention internationale sur une clause de conscience dite active [2], qui concernerait de façon spécifique les scientifiques et les ingénieurs travaillant dans toute organisation publique ou privée. Les deux associations souhaitent que ce projet (voir encadré) soit discuté « tous azimuts » (avec les organisations professionnelles et syndicales, sociétés scientifiques, fondations et ONG concernées, instances nationales, européennes et internationales, etc.)

Dominique Chouchan pour RTD info


[1] En matière d’autodiscipline et de dénonciation des cas de « mauvaises conduites scientifiques » (fraudes sur les résultats, plagiats des travaux d’autrui, etc.), la communauté des chercheurs est de plus en plus souvent dotée de sa propre police déontologique. Voir notamment la compilation établie par la Fondation Européenne de la Science, Good scientific practice in research and scholarship .

[2] C’est-à-dire donnant le droit de prendre des initiatives volontaires visant à alerter sur des dangers potentiels ou à dénoncer des pratiques. La clause de conscience passive – le droit de refuser ou de se tenir à l’écart de certains actes – est quant à elle une réalité juridique déjà applicable dans de nombreuses circonstances professionnelles (en particulier pour les médecins, les psychothérapeutes, les journalistes) ou individuelles (objection au service militaire, droit à l’abstention thérapeutique).