Un nouveau droit au secret pour les entreprises. Une dangereuse proposition de législation européenne qui doit être rejetée.
Un appel soutenu par la Fondation Sciences Citoyennes engagée activement sur la question des lanceurs d’alerte depuis sa création.
Pour une réforme du droit d’alerte
Pour rappel : une directive européenne une fois votée par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne doit être transposée sous forme de loi dans chaque pays de l’union européenne. Le vote de la directive sur le secret des affaires aura donc des conséquences directes au niveau national notamment en faisant obstacle au lancement d’alerte.
Quel est le problème ?
Les secrets d’affaires sont tout ce que les entreprises gardent secret pour garder l’avantage sur leurs concurrents. Une recette ou un procédé de fabrication, les plans d’un nouveau produit, un prototype, une liste de clients… Le vol de secrets d’affaires peut être un vrai problème pour les entreprises et est réprimé dans tous les états de l’UE. Mais il n’existait pas de législation uniforme sur le sujet à l’échelle européenne.
Un petit groupe de lobbyistes représentant les intérêts d’entreprises multinationales (Dupont, General Electric, Intel, Nestlé, Michelin, Safran, Alstom…) est parvenu à convaincre la Commission Européenne de rédiger un projet de directive sur le sujet, et l’a aidé tout au long du processus. Le problème est que leur projet a trop bien réussi : ils ont transformé une proposition de législation devant empêcher la concurrence déloyale entre entreprises en un droit au secret unilatéral pour les entreprises. Ce texte menace aujourd’hui quiconque a parfois besoin d’accéder à des informations internes d’une entreprise sans le consentement de celle-ci : les consommateurs, les employés, les journalistes, les scientifiques…
Depuis que nous avons découvert ce texte, de nombreux mois après que la Commission Européenne ait publié sa proposition de directive, nous avons travaillé dans la position très inconfortable de qui doit anticiper toutes les conséquences néfastes possibles de ce texte, avec des moyens très limités, afin de convaincre les responsables de l’UE d’introduire des dérogations pour limiter les dégâts. Il est évident que nous avons oublié des choses.
Le Parlement Européen doit se prononcer le 13 avril prochain sur la « Directive sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites ». Le texte ne peut aujourd’hui plus être modifié. Le projet de directive rédigé par la Commission Européenne donnait la préférence à la protection des droits économiques des entreprises aux dépends des droits politiques des citoyens européens. Malheureusement, malgré quelques avancées, le texte de compromis proposé au vote du Parlement a conservé cette orientation générale. Nous pensons qu’il est essentiel que les eurodéputés le rejettent et demandent à la Commission d’en proposer un meilleur, mais sont soumis à de fortes pressions de la part des lobbies pour l’accepter.
Pourquoi est-ce une menace ?
Avec les définitions aussi larges que vagues1 prévues par ce projet de directive, presque toutes les informations internes d’une entreprise seraient susceptibles d’être considérées comme des secrets d’affaires. Avec ce texte, les entreprises ne doivent pas identifier activement les informations qu’elles considèrent comme étant des secrets d’affaires, comme les états doivent le faire quand par exemple ils apposent le label « top secret » ou « confidentiel » sur leurs documents.
Mais les employés, les journalistes, les consommateurs… ont aussi parfois besoin d’accéder à ces informations, et seraient dorénavant menacés de poursuites judiciaires en le faisant. Les exceptions prévues dans le texte ne les protègent pas correctement, et les incertitudes juridiques créées par ce texte risquent de dissuader les personnes en possession d’informations révélant des comportements condamnables ou délictueux de la part des entreprises de les communiquer au public.
Un problème supplémentaire est que la directive prévoit de restreindre la publication des documents et des pièces au cours des procédures judiciaires concernées, empêchant qu’elles soient révélées au public. Bien que certaines entreprises en poursuivent d’autres dans le seul but d’accéder à leurs secrets d’affaires, pourquoi de telles mesures, qui risquent d’attenter aux droits de la défense, devraient-elles s’appliquer aux individus ?
Enfin, cette directive ne fait que créer une norme minimale dans l’UE : les États Membres pourront aller plus loin quand ils transposeront le texte en droit national, et feront l’objet de pressions en ce sens de la part des lobbyistes d’entreprises partout en Europe. Cela créera une situation d’hétérogénéité légale dans l’UE que les entreprises pourront exploiter, en lançant des poursuites judiciaires depuis les États ayant adopté les mesures de protection des secrets d’affaires les plus répressives. La Commission Européenne répète à qui veut l’entendre qu’elle souhaite éviter les différences législatives dans l’UE (son initiative « Mieux Légiférer ») mais n’a jamais émis la moindre objection en ce sens à propos de ce texte.
En janvier 2015, lorsque le gouvernement français a tenté d’adopter à l’avance les principaux éléments de la directive, il a prévu des mesures pénales de trois ans de prison et 375.000€ d’amende pour les violations de secrets d’affaires (et le double dans les cas où de vagues « intérêts nationaux » seraient en jeu). Les journalistes français se mobilisèrent pour protéger leur droit de continuer à enquêter sur les entreprises, et parvinrent à convaincre le gouvernement de retirer le projet ; mais des mesures comparables seront proposées à nouveau dans tous les États-membres si la directive est adoptée.
Qui est concerné ?
Les consommateurs
Les produits utilisés chaque jour par les consommateurs européens sont-ils sans danger ? Seul un examen indépendant peut le déterminer. Les études scientifiques évaluant les risques posés par la plupart des produits disponibles sur le marché dans l’Union Européenne sont réalisées par leurs fabricants, qui les envoient aux organismes publics de régulation pour évaluation. Ces derniers décident ensuite d’autoriser ou non le produit en question à la vente.
Le problème est que les fabricants s’opposent systématiquement à la publication de ces études, car ils considèrent qu’elles contiennent des secrets d’affaires et, parce qu’elles sont coûteuses, ne devraient pas pouvoir être lues et utilisées par des concurrents. Un exemple récent est celui d’un essai clinique tragique à Rennes, où un participant a perdu la vie. Des scientifiques demandent à présent la publication des données de cet essai clinique pour comprendre ce qui s’est passé, mais le laboratoire pharmaceutique concerné, Biotrial, refuse, arguant de la nécessité de protéger ses secrets d’affaires. Un autre exemple récent est celui du glyphosate, l’ingrédient principal du célèbre herbicide RoundUp de Monsanto : des études scientifiques à la base de son évaluation controversée par l’UE, qui a jugé « improbable » qu’il puisse causer le cancer chez les humains (une agence de l’OMS avait conclu à l’opposé 6 mois auparavant), ne peuvent être publiées et examinées par des scientifiques indépendants pour faire progresser le débat car leurs propriétaires considèrent qu’elles constituent (et contiennent) des secrets d’affaires.
Des scientifiques et des organisations de la société civile se battent depuis très longtemps pour obtenir la publication de ces études afin que l’évaluation des produits mis aujourd’hui sur le marché dans l’UE puisse enfin devenir… scientifique, et des progrès significatifs ont été obtenus sur le front des médicaments : l’UE a enfin prévu de commencer à publier les données des essais cliniques dans les années qui viennent. Mais la bataille reste rude, et les pénalités financières élevées prévues par le projet de directive vont constituer des arguments supplémentaires de poids pour les entreprises quand elles menaceront les autorités publiques de poursuites judiciaires au cas où celles-ci voudraient publier ces études.
Les journalistes
Les journalistes sont concernés au premier chef par le projet de directive. Celle-ci contient des références au droit d’informer tel que défini dans la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE, mais celle-ci s’applique de toute façon, qu’il y soit fait référence ou non. Ces références ne changent donc rien au problème, qui est que les entreprises auront le droit d’entamer des poursuites judiciaires contre quiconque publie sans leur consentement des informations qu’elles considèrent comme étant des secrets d’affaires, et le juge devra trancher entre leurs droits économiques et les droits politiques des journalistes d’informer leurs lecteurs. Un certain nombre d’éléments du texte affirment que le droit d’informer ne doit pas être mis en danger par cette directive, mais il n’y a pas de garantie que ce droit l’emporte non plus ; les journalistes devront donc évaluer les risques, et prendre en compte des dommages financiers potentiels importants. Le harcèlement judiciaire des médias par des entreprises ou des individus fortunés utilisant les lois anti-diffamation est déjà répandu : cette directive leur donnerait des arguments supplémentaires pour le faire, le temps que la jurisprudence s’établisse pour protéger les journalistes – si elle s’oriente ainsi ! Quel éditeur ou propriétaire de média prendra le risque d’une ruine financière d’ici là ?
Lanceurs d’alerte
Les lanceurs d’alerte sont le plus souvent des employés qui révèlent des actes ou des projets de leur employeur dont ils pensent qu’ils vont à l’encontre de l’intérêt public. Ils sont une source importante d’informations pour les médias ou les autorités publiques sur les comportements abusifs des entreprises, et ce point a été âprement débattu lors des négociations qui ont suivi la proposition de la Commission. Mais même dans le texte final, les lanceurs d’alerte ne sont protégés que pour « la révélation d’une faute, d’une malversation ou d’une activité illégale, à condition que le défendeur ait agi pour protéger l’intérêt public général » (Article 5). Cette liste limitative de cas protégés a de nombreuses lacunes.
Par exemple, les documents qui ont causé le scandale Luxleaks étaient des contrats (rescrits fiscaux) entre le Luxembourg et des entreprises multinationales, et, du point de vue du Luxembourg, légitimes dans la mesure où la plupart des états de l’UE tentent également d’attirer les multinationales chez eux en leur proposant de tels arrangements fiscaux. En conséquence, le lanceur d’alerte (Antoine Deltour) et le journaliste (Edouard Perrin), actuellement poursuivis au Luxembourg pour (entre autres) violation de secrets d’affaires, ne seraient pas protégés par cette dérogation à la directive bien qu’ils aient révélé un scandale majeur d’évasion fiscale dont les victimes sont tous les contribuables européens s’acquittant de leur juste contribution aux budgets publics.
Plus généralement, les lanceurs d’alerte (et les journalistes qui utilisent leurs informations) devront démontrer au juge qu’ils ont agi « pour protéger l’intérêt général » : la charge de la preuve repose sur eux, et si les grandes entreprises peuvent se payer de longues et coûteuses procédures judiciaires, ce n’est en général pas le cas des individus.
Les salariés
Les salariés sont parmi les premiers concernés par ce projet de directive : la vaste majorité des poursuites judiciaires existantes concernant des violations de secrets d’affaires sont des entreprises poursuivant d’anciens ou d’actuels salariés. Le problème est que la définition d’un secret d’affaires du projet de directive est si vaste que de nombreuses informations apprises par les salariés dans leurs fonctions pourraient être considérées comme des secrets d’affaires (seuls l’« expérience » et les « compétences » « acquises de manière honnête » sont explicitement exclues, ainsi que les informations ne tombant pas sous le coup de la définition). Ce qui signifie que s’ils veulent changer d’employeur et utiliser dans leur nouveau travail des connaissances et des informations que leur ancien employeur considère comme étant un secret d’affaires, il pourra les poursuivre jusqu’à six ans après leur départ! Ce serait très dommageable à la mobilité des travailleurs et, en conséquence, l’innovation, qui prospère sur le mélange d’idées et d’expériences. La mobilisation des syndicats a permis de limiter les dégâts par rapport à la proposition initiale de la Commission Européenne, mais n’a pas suffi non plus – ils ne sont par exemple pas parvenus à empêcher l’extension du délai de prescription de deux à six ans maximum.
Ne sont-ils pas tous protégés par les dérogations prévues par le texte ?
Si, mais nous considérons que ces dérogations sont insuffisantes. Le projet initial de la Commission était scandaleux et, après que nous et de nombreux autres soient parvenus à susciter un débat public à ce propos, des eurodéputés et des États membres ont introduit des dérogations supplémentaires et amélioré celles existantes, en particulier pour les lanceurs d’alerte, les journalistes et les salariés. Mais le texte ne peut aujourd’hui plus être modifié et, comme nous l’expliquons précédemment, nous pensons que nous sommes encore très loin d’un texte qui soit un bon équilibre entre la nécessité de défendre les intérêts économiques des entreprises et celle de préserver les droits politiques des citoyens.
Il faut en effet impérativement garder à l’esprit, en discutant de ce texte, qu’il définit un « secret d’affaires » de façon tellement vaste qu’il crée de nombreuses incertitudes juridiques. Il faudra de nombreuses années pour que les juges clarifient ces dernières et que la jurisprudence s’établisse, sans garanties que celle-ci donne la priorité aux droits politiques plutôt qu’aux intérêts économiques. De plus, si les définitions juridiques sont floues, les dommages et intérêts dus aux propriétaire du secret d’affaires sont potentiellement très élevés : cette situation d’incertitude juridique couplée à des pénalités financières importantes permettra aux entreprises d’utiliser largement l’argument de « protection » de leurs « secrets d’affaires » contre tous ceux qu’elles estimeront pouvoir poursuivre avec – même si le texte comporte heureusement à présent des éléments réprimant les abus manifestes.
À nouveau, si la protection des secrets d’affaires est un objectif légitime, cette directive va beaucoup trop loin et doit être réécrite, avec cette fois un vrai débat public ayant lieu au début du processus, pas à la fin. Demander aux entreprises d’identifier pro-activement leurs secrets d’affaires et se référer à la législation sur la concurrence déloyale (ce qui permettrait de restreindre le champ d’application aux acteurs économiques) plutôt qu’à des notions attrape-tout tirées du droit de la propriété intellectuelle, par exemple, aurait permis aux entreprises de protéger efficacement leurs secrets d’affaires sans pour autant mettre en danger les droits politiques du reste de la société.
La protection des secrets d’affaires n’est-elle pas bénéfique à l’innovation ?
Cela dépend. La protection des secrets d’affaires permet aux entreprises de défendre un avantage concurrentiel et peut être temporairement nécessaire pour leur permettre un bon retour sur investissement ; mais un secret prolongé est aussi un moyen privilégié pour défendre des positions monopolistiques nuisibles. L’innovation repose sur le partage des idées et des techniques, pas leur mise au secret. Un journaliste commentant cette directive observait qu’ « il s’agit globalement d’une victoire pour les multinationales qui paniquent à propos de la concurrence ».
Y a-t-il un lien entre la protection des secrets d’affaires et les négociations du TTIP ?
Oui et non. Formellement, cette directive et les négociations du TTIP sont deux processus tout à fait différents. Cela dit, il est frappant de constater qu’un texte presque identique est débattu par le Congrès des USA en ce moment même, et que leur adoption simultanée aboutira à une harmonisation de fait de la législation sur la protection des secrets d’affaires entre l’UE et les USA. Le mécanisme de coopération réglementaire prévu dans le TTIP rendra tout changement législatif sur ce point très difficile si le TTIP est adopté. Rejeter ce mauvais texte est donc d’autant plus important.
- Liste des signataires :
ATTAC España
ATTAC France
BUKO Pharma-Kampagne
CCFD-Terre Solidaire
CGT Cadres, Ingénieurs, Techniciens (UGICT-CGT)
Centre national de coopération au développement, CNCD-11.11.11
Collectif Europe et Médicament
Collectif “Informer n’est pas un délit”
Comité de soutien à Antoine Deltour
Commons Network
Corporate Europe Observatory
Courage Foundation
EcoNexus
Fédération Syndicale Unitaire (FSU)
Fondation Sciences Citoyennes
Force Ouvrière-Cadres
Genewatch
GMWatch
Health and Trade Network
Inf’OGM
Institut Veblen
International Society of Drug Bulletins
Les économistes atterrés
Ligue des Droits de l’Homme
Observatoire Citoyen pour la Transparence Financière Internationale (OCTFI)
OGM Dangers
Nordic Cochrane Centre
Pesticides Action Network Europe (PAN-Europe)
Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires
Public Concern At Work
Solidaires
SumOfUs
Syndicat des Avocats de France (SAF)
Syndicat National des Chercheurs Scientifiques (SNCS – FSU)
Syndicat National des Journalistes (SNJ)
Syndicat National des Journalistes CGT (SNJ-CGT)
Transparency International France
WeMove
Xnet
- Le projet de directive définit un secret d’affaires ainsi : « des informations qui répondent à toutes les conditions suivantes:
(a) elles sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles;
- b) elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes;
- c) elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a licitement le contrôle, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes; »