On ne sauvera la recherche que si on l’ouvre à la société

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lundi 26 janvier 2004

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Si la marchandisation des savoirs est une menace, ne pas écouter la société civile l’est tout autant. Libération / Rebonds /22 janvier 2004. En quelques jours, plus de 17 000 chercheurs ont signé une pétition dans laquelle ils mettent en balance leur démission de toute responsabilité administrative si le gouvernement ne change rien à sa politique budgétaire… Dans un milieu qui n’est pas caractérisé par les traditions de mobilisation collective, il s’agit d’un bon indice de la crise que traverse aujourd’hui la recherche.Cette crise trouve ses racines dans une remise en cause de la recherche publique au sein du système scientifique français. Celle-ci a désormais deux dimensions.

La première, révélée par les suppressions de postes du gouvernement Raffarin, est le fait que le service public de recherche n’est plus un territoire protégé, qu’il est, lui aussi, la cible d’une politique libérale de déplacement des moyens au profit du privé. Dans les labos, nombreux sont ceux qui partagent la conviction que la droite entend, à terme, faire disparaître la figure du chercheur titulaire d’un emploi à vie, libre de choisir ses sujets de travail, évalué par ses pairs. Le scientifique nouveau sera, comme dans toutes les entreprises du nouveau capitalisme, un opérateur contractuel, un chercheur flexible, embauché pour un projet qui mêle acquisition de connaissances et application, et surtout qui répond à une demande industrielle spécifique.

La seconde remise en cause est l’abandon de cette hiérarchie entre recherche « fondamentale » et recherche « finalisée » qui privilégiait la première. Dans l’équation caractéristique du modèle scientifique des Trente Glorieuses, un lien étroit existait entre recherche publique d’Etat et investigations à visée cognitive contribuant au progrès économique et social de façon indirecte. Ce modèle a été incarné par les agences publiques, du CNRS à l’Inra en passant par l’Inserm ou l’IRD. Depuis vingt ans, il a été ébranlé par la multiplication des contrats industriels, par la création, via la législation sur les brevets et les entreprises « innovantes », de véritables marchés scientifiques qui permettent une appropriation de savoirs de plus en plus généraux.

Les pétitionnaires considèrent qu’une politique de dynamisation de la recherche, basée sur le remplacement d’une recherche publique forte, par les partenariats avec le privé et sur la flexibilisation de l’emploi, mettra en danger l’infrastructure de recherche française. Il faut donc « sauver » la recherche. Nous partageons cette vision. Mais nous pensons aussi que la défense du service public, en matière de recherche comme en matière d’éducation ou de santé, passe par une interrogation sur ses objectifs et modes de fonctionnement, par une réflexion critique sur son avenir. De ce point de vue, la pétition est loin du compte. En s’arc-boutant sur le refus de tout « pilotage » par d’autres instances que les commissions de chercheurs, elle passe à côté de la crise de légitimité que connaissent nos organismes. Elle passe à côté de l’exigence de leur démocratisation.

Cette crise de légitimité a, bien sûr, à voir avec le resserrement des liens entre science et marché. Toutefois, elle tient aussi à la rupture du contrat qui liait chercheurs et citoyens. La multiplication des crises sanitaires, écologiques, agricoles, éthiques ou énergétiques a largement contribué à ce que nos concitoyens voient dans la science et ses institutions autant la source des problèmes que des moyens pour leur résolution. Dans une société qui n’a jamais été aussi éduquée, la multiplication des débats et des « affaires » témoigne d’une érosion radicale de la confiance dans les grands systèmes scientifiques et techniques. L’avancée des sciences n’est plus automatiquement acceptée comme synonyme de progrès.

Se replier dans la tour d’ivoire d’une recherche pure, neutre, et menée en l’absence de tout lien aux demandes sociales est non seulement utopique mais tout aussi préjudiciable que la marchandisation des savoirs. Si la recherche finalisée se concentre actuellement sur des thématiques peu variées, c’est parce qu’elle est choisie selon des critères qui ne prennent pas vraiment en compte les attentes des citoyens. Les appels d’offres, contrats et recrutements des EPST (Etablissements publics à caractère scientifique et technique) se focalisent, d’année en année, sur les mêmes thématiques, au point où des pans entiers de recherche sont négligés, voire abandonnés. Il suffit d’avoir en tête le débat sur les OGM, la difficulté à faire exister les études sur les risques face à l’armada de biologistes préparant de nouveaux organismes modifiés, l’état de déshérence dans lequel se trouvent la recherche agronomique intégrative ou les disciplines liées à la santé environnementale pour s’en rendre compte.

On rétorquera que les choix de recherche sont des choses bien trop complexes pour être laissés aux profanes. Pourtant, le rôle d’un système de recherche de qualité est justement d’aider la société civile à faire des choix éclairés, ce qui suppose d’être à son écoute et de l’impliquer dans l’élaboration des décisions concernant les grands objectifs et les usages des résultats. Comme l’indiquent de nombreuses expériences récentes de débat démocratique, les citoyens sont capables d’émettre des jugements pertinents sur les activités de recherche et leurs conséquences, pourvu qu’ils soient au préalable éclairés de façon complète et pluraliste.

Depuis une dizaine d’années de lutte contre le sida en débat sur l’épidémie d’ESB , des procédures sont apparues qui visent à mettre la technoscience en démocratie : création de nouvelles agences d’expertise, intégration de représentants de la société civile au sein des conseils d’administration des agences de recherche, dialogue avec des associations. Ces évolutions sont des éléments décisifs d’un service public de qualité. Elles doivent être défendues et étendues. Mais il y a plus. Le fait qu’un jeune chercheur soit aujourd’hui largement encouragé et récompensé pour avoir travaillé, dans son laboratoire CNRS, pour Monsanto et qu’il soit, au contraire, considéré comme un militant et pénalisé s’il décide de répondre à une demande d’expertise de Greenpeace n’est pas à l’honneur de notre système de recherche. L’enjeu est donc d’inventer d’autres dispositifs, comme les conférences de citoyens qui, suivies d’un débat parlementaire, constituent des dispositifs crédibles de programmation et d’évaluation des choix scientifiques et techniques.

Il s’agit également de tisser de nouveaux liens entre la recherche publique et ce que l’on peut désormais appeler un « tiers secteur scientifique », c’est-à-dire cet ensemble d’organisations citoyennes qui élaborent, sous des formes diverses, une expertise indépendante sur les enjeux scientifiques et techniques et qui sont parfois directement impliquées dans le soutien et l’évaluation de la recherche.

En un mot : pour sauver la recherche, ouvrons-la.

Par André CICOLELLA, Laurent DIANOUX, Jean-Paul GAUDILLIÈRE et Jacques TESTART