Loi d’orientation et programmation de la recherche : La société civile oubliée ?

Par et
lundi 7 mars 2005

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Les avancées scientifiques et techniques sont des facteurs majeurs de changement dans nos sociétés. Souvent porteuses de progrès, parfois porteuses de risques et de nouvelles dépendances, elles sont rarement discutées et orientées de façon démocratique. D’où les crises et les contestations citoyennes de ces dernières années. Par Christophe Bonneuil, secrétaire de la Fondation Sciences Citoyennes, Jean-Paul Gaudillière et Jacques Testart, vice-présidents de la Fondation Sciences Citoyennes, Jérôme Martin, président d’Act up-Paris, Yannick Jadot, Directeur des campagnes de Greenpeace France, Gus Massiah, vice-président d’ ATTAC, Christian Saout, président d’Aides

Dès le printemps 2004, nous avions avancé que la crise de la recherche n’était pas un phénomène conjoncturel, limité aux coupes budgétaires du gouvernement Raffarin, mais correspondait à une coupure plus profonde du rapport entre science et société. Bien qu’exclues du Comite d’Initiative et de Proposition constitué par des responsables de l’Académie et de « sauvons la recherche », les associations avaient fait des propositions pour démocratiser la prise de décision sur les choix scientifiques et techniques et pour faire des acteurs sociétaux à but non lucratifs (producteurs de connaissances ouvertes comme le logiciel libre, associations d’usagers, de malades, de solidarité et de défense de l’environnement…) des acteurs et partenaires de la recherche à part entière (1).

A entendre le gouvernement parler d’un « nouveau pacte entre la recherche et la Nation » en introduction du projet de loi d’orientation et programmation de la recherche, on pouvait espérer que le message avait été reçu. A lire le texte il n’en est rien.

Quantitativement, nous sommes encore loin des promesses faites aux chercheurs puisque le plan actuel peinera à atteindre les 3% du PIB promis. De plus, le chiffre annoncé de 0,86% du PIB pour l’effort public de recherche cette année est erroné : si on veut comparer avec les autres pays européens, il faut en retrancher les dépenses militaires, nucléaires et spatiales, ce qui nous amène à 0,6% du PIB et place la France en queue de peloton européen.

Qualitativement, le projet de loi est inacceptable pour la société civile : il ne reste rien des timides propositions des Etats Généraux de la Recherche ni des propositions des associations, hormis l’introduction de quelques bourses de thèses en milieu associatif. Les deux tiers des articles de loi sont des dispositions fiscales. On croirait lire un projet du MEDEF revu par un ingénieur des grands corps. Le vocabulaire est certes rénové : désormais on dit recherche « partenariale », « co-construction », « pacte avec la société ». Mais la « société », pour Raffarin, d’Aubert et Fillon, ce sont les entreprises, les entreprises et les entreprises. Des demandes des citoyens, des acteurs à buts non lucratifs de la société civile, des associations ou de l’économie sociale et solidaire il n’est pas question. Pire les logiques sont inversées : désormais c’est la recherche en entreprise qui est présentée comme le moteur de la recherche publique. Certes l’appui à l’innovation pour produire des biens marchands est une des missions de la recherche, mais quid des autres missions telles que la production de connaissances sur notre monde, l’enseignement supérieur, et la production de biens publics et d’innovations en réponse aux besoins non marchands de la société ?

Déjà les logiques de rentabilité financière de court terme limitent la capacité collective de nos sociétés à produire des connaissances, à élaborer une expertise publique indépendante et à développer des innovations d’intérêt général : l’étau des brevets se resserre autour du logiciel libre, des gènes et des malades. Monsanto et Dupont détiennent plus de brevets en biotechnologie végétale que tout le secteur public du monde, et seulement 0,001 % du budget de la recherche biomédicale (publique et privée) mondiale est consacré à l’étude des maladies infectieuses majeures des pays pauvres. Au lieu de chercher un rééquilibrage, le projet de loi aggrave cette logique.

Qu’on en juge. Plus des deux tiers des hausses de budgets prévues iront à l’innovation industrielle et à des dispositifs aidant les entreprises à piloter et commanditer de la recherche publique. Les laboratoires publics, assoiffés par un gel de leurs crédits de base devront se montrer « sexy » pour les entreprises dont les contrats avec un laboratoire de leur choix seront déduits de leur impôt sur les sociétés. Les universités ne sont soutenues que si elles créent des pôles (les PRES) et des formations doctorales avec l’industrie. Au total, les cadeaux aux entreprises vont passer en deux ans de 20 à 30 % du budget civil de la recherche, dont près de la moitié en dégrèvements fiscaux (comme le crédit impôt recherche) qui, totalement aveugles, privent l’Etat des moyens d’une véritable politique industrielle.

En matière de pilotage, le projet de loi crée un « Haut Conseil de la Science ». Le gouvernement enlevé « et de l’Innovation » à la demande des chercheurs mais il n’en reste pas moins que près de la moitié des membres seront des personnalités du « monde socio-économique » sans qu’aucune aucune place ne soit prévue pour les associations, représentants des usagers et acteurs sociétaux à buts non marchands. Ne faudrait-il pas clairement instaurer par la loi, dans toutes les instances de gouvernance de la recherche et de l’enseignement supérieur, une parité entre acteurs économiques engagés dans la production de biens et services marchands, et acteurs sociétaux à buts non lucratifs représentant les besoins non marchands de notre société ?

Le compte n’y est pas non plus en terme de démocratisation des grands choix des priorités scientifiques et technologiques. Les Etats-Généraux de Grenoble souhaitaient une loi d’orientation tous les cinq ans et les associations proposaient d’y coupler une conférence de citoyens sur les orientations de la recherche. Mais le projet de loi parle seulement de « renforcer l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques » pour qu’il organise des « débats publics » : pas de rôle spécifié, pas de procédure définie, pas de représentation organisée. Des « consultations » comme l’OPECST en a l’habitude, sans risques et sans conséquences, en particulier non suivies d’un débat parlementaire sur les orientations proposées par les citoyens. Le « public », nous dit-on, y compris parfois chez les chercheurs qui nous demandent notre soutien, n’est pas assez savant pour pouvoir discuter sérieusement de la recherche. Le citoyen serait-il rustre à ce point qu’il ne saurait comprendre, pour peu que l’on prenne le temps de mettre à plat les enjeux, que la recherche a de multiples missions et de multiples usages, que l’on a besoin des archéologues comme des inventeurs de médicaments ? Alors que les entreprises pilotent 20% à 30% des budgets publics de la recherche française et que les programmes militaires spatiaux ou nucléaires en engloutissent 40 %, la société n’aurait, dans une démocratie avancée comme la nôtre, rien à dire sur les grandes priorités scientifiques. Elle n’aurait pas à s’occuper du retard énorme de notre pays en matière de recherche médicale, de santé environnementale, et de recherche pour l’agriculture durable et bio et les énergies renouvelables.

La stratégie de défense de la recherche limitée au pré-carré d’une recherche « fondamentale » sans poser la question plus large des rapports entre recherche, marché et société civile montre ici ses limites. Les Etats Géneraux de Grenoble ont ainsi laissé le champ libre, moyennant quelques cacahuètes à la recherche dite « fondamentale », au « tout entreprises » du gouvernement. Pour « sauver la recherche », il faut l’ouvrir, en actes et non simplement en parole, sur la société civile !

Pour préserver la diversité de la recherche, redonner des marges de liberté aux chercheurs, il faut éviter le partenariat unique avec l’industrie, instaurer d’autres liens à la société, d’autres objectifs et d’autres sources de légitimité. D’autres partenariats sont possibles. Il est temps d’inventer au niveau national des mécanismes encourageant les recherches en partenariat entre acteurs de la société civile et laboratoires de recherche publique. Il est temps de tirer parti des expériences acquises ici, entre chercheurs et mouvement sida ou à l’étranger, par exemple autour des Alliances de Recherche Universités-Communautés au Canada.

Ces nouveaux partenariats sont importants pour que soient pris en compte les besoins de recherche de la société mais ils représentent aussi un enjeu pour l’innovation. Car aujourd’hui la richesse provient de plus en plus d’une intelligence collective disséminée dans le corps social, et l’innovation n’est plus l’apanage des institutions traditionnelles de recherche publiques ou privées. La production de connaissances est devenue plus collective selon des modes alternatifs à l’appropriation et à la construction de monopoles cognitifs et financiers. La révolution du logiciel libre et des cultures Internet, l’apport des paysans et des amateurs à la gestion de la biodiversité, la montée de l’expertise des ONG internationales sur les grands problèmes planétaires, la coproduction des savoirs thérapeutiques par les chercheurs et les malades dans le mouvement de lutte contre le sida… Voilà autant d’exemples qui témoignent de l’importance qu’a pris depuis quinze ans la société civile, des « usagers » se prenant collectivement en charge, dans la production de connaissances et d’innovations.

On peut choisir d’affecter 100 millions d’euros à l’augmentation du crédit impôt-recherche ou bien allouer la même somme pour moitié au recrutement de 1000 enseignants-chercheurs, avec un horaire d’enseignement allégé pour favoriser leurs recherches, et pour moitié à la création d’un fonds d’initiative de 50 millions d’Euros pour des recherches en partenariat entre acteurs associatifs et chercheurs publics. Nous sommes convaincus que la seconde mesure est plus efficace, pour la recherche et pour la société.

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[1] Les malades acteurs de la recherche. Contribution interassociative du TRT-5 et du CHV aux États généraux de la recherche (http://www.actupparis.org/article1794.html) ; Fondation sciences citoyennes, Quelle politique scientifique pour entrer dans le XXIe siècle ? Vers un nouveau contrat entre recherche et société. Contribution aux États généraux sur l’avenir de la recherche, octobre 2004 (https://sciencescitoyennes.org/article.php3 ?id_article=601)