L'expérience néerlandaise

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mercredi 2 octobre 2002

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Le modèle des boutiques de science néerlandais s’est inspiré de l’expérience des « boutiques de droit » initiées en France dès 1873 qui étaient de centres communautaires animés par des bénévoles en milieu ouvrier, et chargés de susciter une participation à la vie locale tout en offrant un certain nombre de services gratuits d’informations sociales et juridiques (Revon 1978). Un premier précurseur des actuelles boutiques de sciences existait entre 1908 et 1919 à l’Université de Delft où des étudiants avaient ouvert un bureau qui traitait des questions relatives à la santé, aux conditions de travail et à l’environnement. Les boutiques de sciences telles qu’elles existent aujourd’hui aux Pays Bas ont commencé en 1973 (Spits 1999). Pour y arriver, il fallait toute une série d’événements qui ont déclenché le mouvement des boutiques de sciences.

En 1960, pour la première fois, la « Loi sur l’éducation scientifique » (Wet Wetenschappelijk Onderwijs) soutient la vision d’une université socialement responsable et précise que les universités, à part l’enseignement et la recherche, ont aussi des responsabilités sociales (maatschappelijke dienstverlening) (Spits 1999).

En 1963, des étudiants établissent le premier syndicat de travail des étudiants aux Pays-Bas (Studenten Vak Beweging). Ce syndicat se prononçait sur des problèmes de subventions pour des étudiants et réclamait la démocratisation du processus de décision dans les universités. Les étudiants critiquaient les universités comme des tours d’ivoire travaillant pour le ‘capital’ et complètement désintéressé de la distribution de leur premier produit, le savoir.

« Wetenschapswinkels zijn onmiskenbaar kinderen van de revolutie. » – « Les boutiques de sciences sont des enfants immédiats de la révolution. » (Spits, 1999, p.3). Cette phrase éclaire l’esprit qui a régné autour de la création des boutiques de sciences aux Pays-Bas à la fin des années 1960. L’idée des boutiques de sciences naît dans une atmosphère caractérisée par des grands bouleversements politiques comme la guerre au Vietnam, les révoltes des étudiants, des discussions sur le désarmement nucléaire et la libération sexuelle. Après des années de croissance économique permanente, le ‘welfare state’ est de plus en plus critiqué et contesté. La révolution – c’était le processus de protestation et de démocratisation des années 1960 et 1970. C’est le moment où l’augmentation considérable du nombre d’étudiants menait à une massification et une extension des universités. Avec le développement industriel et technique un nombre croissant d’étudiants est demandé de travailler dans l’industrie et dans les laboratoires. L’augmentation de nombre d’étudiants dans les universités qui ouvre aussi l’accès aux étudiants venant des couches plus populaires résulte ainsi dans une plus grande contestation du fonctionnement des universités. L’idéalisme d’époque prenait forme dans des mouvements d’étudiants très actifs qui menaient des réflexions critiques sur les universités et leur impact pour la société et qui se sentaient concernés par des problèmes de travail, de l’environnement, de la libération sexuelle, du désarmement nucléaire, de la paix et de l’habitat (Farkas 2002). A une large échelle, des étudiants formaient des mouvements de gauche nommé par exemple « L’université critique » (un terme qu’ils reprenaient d’un mouvement allemand) et « Anti-impérialisme » et joignaient les autres mouvements sociaux contestataires de l’époque. Une critique de la science accompagne ce mouvement. Le noyau dur de ce mouvement souhaite de démasquer la science comme « bourgeoise » et en étant dans le service du capitalisme (Spits 1999).

Dans la deuxième partie des années 1960 de nouveaux partis comme ‘Les démocrates 1966’, ‘Le Parti politique radical’ et ‘Le parti socialiste pacifiste’ rentrent dans le parlement néerlandais et change ainsi des majorités politiques.

Un discours de STS (Science-Technologie-Société) émergent aidait à nourrir la critique des expertises, et d’establishment et les réflexions autour de la démocratisation des universités, de « empowering » des groupes sociaux marginalisés et de donner aux scientifiques un rôle actif dans la résolution des problèmes sociaux. Des cours de « Science et Société » (Wetenschap en Samenleving) ont été établis dans les départements des sciences naturelles partout dans le pays (Farkas 2002).

Ce mouvement de démocratisation avait des conséquences considérables pour les universités néerlandaises. La loi de 1972 sur la réforme des universités (Universitaire Bestuurshervorming) créait la base juridique pour la démocratisation des universités. Les étudiants obtiennent des places dans les Conseils des universités et peuvent participer dans des processus de décision, jusque là un privilège des chercheurs. Ce développement créait la base pour la création des Wetenschapswinkels – des boutiques de sciences.

En 1973, le gouvernement néerlandais désigne pour la première fois un ministre de la science.

D’abords, des groupes de travail « science et société » (Wetenschap en Samenleving) sont crées dans les universités afin de préparer le projet des boutiques de sciences. Ils trouvent du soutien auprès des chercheurs, des étudiants et des administratifs des universités. De plus, leur essor est favorisé par l’introduction du travail sur projet dans les universités

Une première sorte de boutique de sciences était créer en 1973 dans le Département de Chimie de l’Université d’Utrecht. Cinq étudiants et deux scientifiques créaient l’initiative « projet éducation » (Werk Projekt Onderwijs) qui liait des issus chimiques avec des questions de responsabilité sociale.

En 1975 la première boutique de sciences à l’Université d’Amsterdam ouvre ses portes aux clients. Après une courte période d’essai, un nombre croissant de clients et une vague d’enthousiasme parmi des scientifiques impliqués fournissent une légitimité assez forte qui fait tomber la réticence politique (Zaal and Leydesdorff, 1987). Le mouvement reçoit également le soutien du ministre de la recherche à la fin des années 1970 qui est très en faveur des boutiques de sciences. Il soutient officiellement les boutiques de sciences et invite les universités à démocratiser l’expertise (Farkas 2002).

Les premiers clients des boutiques venaient surtout du mouvement environnementaliste avec des questions sur la pollution des sols, des eaux, de l’air et la pollution de bruit. Puisque pas mal de scientifiques faisaient également partie de ce mouvement il était assez simple de trouver des chercheurs qui étaient prêts ou presque impatients de s’investir dans le développement et la perfection des techniques de dépistage des polluants. Surtout au début du mouvement des boutiques de sciences, l’excitation et l’enthousiasme des engagés étaient presque « tangibles ». John Stewart, un des fondateurs du mouvement des boutiques de sciences en France, parle même de la ‘magie’ de ce travail (Stewart, communication personnelle).

Dans les années 1980, les boutiques de sciences devenaient plus professionnelles et institutionnalisées. Si le travail restait volontaire pendant les premières trois à quatre années, les boutiquiers sont depuis payés. Chaque équipe reçoit des subventions du côté du Conseil administratif de l’université et par les départements auxquels elle est attachée. Des acquisitions/ conquêtes du mouvement de la paix apportaient des contributions considérables pour les boutiques de sciences : grâce à une réglementation du gouvernement concernant des possibilités de travail pour des objecteurs de conscience, de nombreux objecteurs ayant une formation technique ou scientifique décidaient de travailler dans les boutiques de sciences ainsi renforçant leurs effectifs. Un autre effet de la professionnalisation était que les boutiques de sciences commençaient à publier des rapports annuels à la fois ciblés pour l’usage à l’intérieur de l’université afin de justifier leur existence et d’avoir une base pour les demandes de financement mais aussi comme outil de « publicité » qu’ils envoient à des anciens et éventuels futurs clients. En plus de la médiation des questions de clients extérieurs, dans quelques universités les boutiques reçoivent des subventions supplémentaires afin de pouvoir mener leur propre recherche ce qui leur donne la liberté de travailler sur des thèmes déterminés par eux même. D’autres universités, contrairement à cette démarche, mettent de la pression sur leurs boutiques pour qu’ils acceptent de faire payer les clients ou de travailler avec des organisations a but commercial. Ce dernier développement existe surtout depuis la fin des années 1980 et n’est pas forcement au contraire de l’idéologie des boutiques. Effectivement, la situation financière de nombreuses associations et ONGs aujourd’hui installées dans la société néerlandaise d’une façon stable leur permettent, en contraste avec leurs situations dans les années 1960 et 1970, de payer pour des projets de recherche. De leur côté, cela revient aussi à un soutien financier des boutiques. De plus, les boutiques acceptent des entreprises à but lucratif si leurs projets soutiennent des intérêts sociaux des marginaux ou concernent des problèmes environnementaux (comme par exemple des produits à la base des matériels biodégradables ou des produits pour des personnes âgées ou handicapées). Premiers clients restent quand même toujours des groupes d’habitants sans moyens financiers (Mulder, communication personnelle).

Si pendant les années de formation des boutiques, c’étaient en général des professeurs et chercheurs d’université qui effectuaient les recherches, aujourd’hui ce sont des étudiants qui réalisent l’essentiel du travail, sous le contrôle des universitaires. Quelques équipes ont la possibilité de publier les demandes des clients acceptées par la boutique dans les journaux hebdomadaires des universités. Parfois, des étudiants ou chercheurs réagissent d’une façon spontanée à des demandes mais dans la majorité des cas les permanents de la boutique vont chercher le contact. Ce qui est important que ces activités étaient dés leur début revendiquées de pouvoir faire partie du curriculum scientifique. La majorité des étudiants font les projets avec les boutiques de sciences dans le cadre de leurs études soit pour certains cours (il existe un système de points pour les différents cours et les activités pour les boutiques de sciences valent un certain nombre de points), soit pour des diplômes de licence ou maîtrise, ou même pour des thèses. La reconnaissance de telles activités dans le curriculum des étudiants et leur égalité avec d’autres activités sont un des piliers du succès des boutiques de sciences aux Pays-Bas. (Hende et Jørgensen 2001). Les étudiants font de la recherche et écrivent des articles, et les enseignants de l’université dirigent et évaluent leurs travaux, c’est-à-dire que les deux groupes font ce qu’ils feraient au titre de leur s obligations professionnelles ; moyennant quoi coûts et heures supplémentaires sont réduits au minimum.

Un aspect intéressant est que les membres d’équipes des boutiques de sciences restent assez long temps dans les boutiques. Dans de nombreux cas, les initiateurs des années 1970 se trouvent toujours dans les équipes. Ce qui les fait rester c’est la multitude des contacts, une relative liberté dans le travail, la conviction de faire un travail d’utilité sociale directe et la satisfactions sur des projets réussis. Parmi ceux qui les ont quittées quelques-uns sont devenus professeur dans le département de leur boutique de sciences initiale, travaillent dans d’autres organismes gouvernementaux comme des instituts de recherche (par exemple en recherche de risques), ou ont crées d’autres initiatives comme par exemple le ‘Réseau de surveille en santé et environnement’ (Mulder, communication personnelle).

Même si les boutiques de sciences sont aujourd’hui bien connues dans un réseau qui comprend les universités, les ONGs, les syndicats et des associations, et qu’elles apparaissent régulièrement dans la presse locale, la majorité des néerlandais ne les connaît pas. Ils les découvrent lors des engagements dans un groupe d’habitants ou une ONG, ou, pour les étudiants, au cours de leurs études à l’université. La majorité des contacts se fait par les universités auxquelles les groupes d’habitants s’adressent spontanément et qui les dirigent ainsi vers les boutiques de sciences. D’autre part, les ONGs comme Greenpeace, Les Amis de la Terre et autres sont régulièrement en contact avec les boutiques, partiellement comme partenaires et partiellement comme client, et leurs envoient également des clients. Pour les étudiants, environ 10 à 20% entre eux effectuent un projet de recherche dans une boutique de sciences. Puisque les projets s’achèvent sur un rapport qui va être publié et qui va servir de base ou d’aide pour des décisions et engagements, la supervision du travail des étudiants est un point essentiel dans la vie quotidienne des boutiquiers (Mulder, communication personnelle).

Chacune des 13 universités des Pays-Bas a aujourd’hui entre une et dix boutiques de science. A elles toutes, les environ 40 boutiques du pays satisfont à plusieurs milliers de demandes d’enquête par an. Les demandes qui arrivent dans les boutiques de sciences couvrent des thèmes très variés : des problèmes environnementaux, la santé, la sécurité, l’éducation et l’aide aux enfants, des conditions de travail, le droit, des services sociaux, le développement des communes et des problèmes du tiers monde. Résultat de leur travail avec les boutiques de science, certains professeurs ont mené des projets de recherche complémentaires, publié des articles universitaires dans de nouveaux domaines, développé des méthodes de recherche innovantes, trouvé de nouvelles collaborations interdisciplinaires, ou modifié le contenu de leur enseignement (Spits 1999). Le système universitaire néerlandais a donc, jusqu’à un certain point, été influencé et amené à servir plus directement la société.

L’implication des professeurs et chercheurs universitaires dans des projets des boutiques reste néanmoins aussi aujourd’hui toujours une décision personnelle. Comme partout dans le monde, les scientifiques en sciences naturelles sont surtout évalués à l’égard de leurs publications scientifiques. Pour eux, un engagement pour les boutiques de sciences est plutôt intégré dans le cadre de l’enseignement et des stages pratiques des étudiants. En sciences sociales l’intégration dans les champs de travail semble être plus facile.

Les boutiques de sciences ont un secrétariat national qui se trouve à Maastricht et qui assure le contact de toutes les boutiques. L’impact des boutiques varie selon leur engagement et possibilités. S’il existe des boutiques assez modestes avec peu de permanents et peu de moyens qui se limitent au travail local, il en existe d’autre qui participent activement dans la politique de recherche au niveau national comme par exemple dernièrement la boutique de chimie à Amsterdam concernant la législation sur des solvants organiques. Ils existent deux formes organisationnelles des boutiques de sciences. Elles peuvent être centralisées ou décentralisées. Les boutiques centralisées encombrent de multiples disciplines et font directement partie de l’administration d’une université, les décentralisées sont spécialisées dans un domaine et sont attachées à un département. La forme décentralisée a émergé d’abord dans les sciences naturelles pour ensuite s’étaler dans les sciences sociales. Les boutiques centralisées tendent d’être plus orientées dans les sciences sociales. Cette différence organisationnelle n’a d’ailleurs pas entraîné des différences méthodologiques dans leur travail.

Assez régulièrement, les rapports des boutiques sont attaqués par des parties prenantes (par exemple des entreprises industrielles) qui se trouvent en position critiquable/ affaibli dus aux résultats de la recherche. Dans ces cas, les parties prenantes contactent souvent directement des instances dirigeantes des universités, essaient de mettre en cause la scientificité et la crédibilité du travail de la boutique et demandent la correction des résultats. Jusqu’ici, de telles demandes n’ont jamais réussi (Mulder, communication personnelle).

La culture politique néerlandaise en général a certainement joué un rôle dans l’installation des boutiques de sciences. La ‘culture de consensus’, basée sur la conviction qu’un compromis créatif convient à la plupart des besoins de la plupart des gens, a une tradition d’une centaine d’année aux Pays-Bas (comparable à celle de Danemark). Cette tradition était activement renouvelée en 1990 par le modèle « Polder » qui signifie ‘modèle de consensus’ lancé par le gouvernement et est utilisé dans tous les conflits politiques et sociaux. Une grande majorité des néerlandais se reconnaissent dans ce modèle de consensus et les boutiques de sciences y adhèrent bien sûr. Pour elles, la médiation consensuelle entre les clients et les scientifiques et entre les clients et les différentes parties prenantes est essentielle. De l’autre côté, cette culture fait aussi que les différentes parties acceptent plus facilement le rôle d’un expert indépendant et consensuel que les boutiques intentent de jouer dans le sens où un bon médiateur ou expert est capable de guider les multiples partis envers un compromis acceptable. Ainsi, le terme ‘d’expert’ reçoit une nouvelle dimension dans sa définition qui est de cultiver de meilleurs contacts entre différents groupes d’intérêts.

Des boutiques de sciences ont une place reconnue dans la vie universitaire. Néanmoins, elles sont toujours restées marginales et sont régulièrement (pas toutes au même moment !) confrontées au danger de clôture.