Se réconcilier avec la vérité : enjeux scientifiques et politiques

Par
lundi 30 mars 2020

Miniature

Suite au débat intitulé Pourquoi avons-nous besoin de vérités citoyennes et quelles pratiques scientifiques peuvent y contribuer ? dans le cadre de la Nuit des Débats organisée par la ville de Paris le jeudi 17 octobre à propos de l’ouvrage Vérités citoyennes. Les sciences contre la post-vérité, dirigé par Maryvonne Holzem (Éditions du Croquant, 2019), François Rastier (directeur de recherche ER-TIM, INaLCO, CNRS) a rédigé un texte intitulé « Se réconcilier avec la vérité : enjeux scientifiques et politiques ».

Bien qu’elle soit très critiquée aujourd’hui, l’idée de vérité recèle une force critique nécessaire face aux urgences politiques, économiques et écologiques.

Dans une tribune publiée dans Libération le 10 octobre 2019, l’historien italien Carlo Ginzburg se remémorait la suspicion dont la vérité était déjà l’objet aux États-Unis à la fin du siècle dernier : « Je me rappelle que j’étais à Yale, il y a peut-être trente ans, dans un colloque et quand j’ai prononcé le mot « vérité, sans guillemets », tout le monde s’est esclaffé. À l’époque, c’était un geste automatique aux États-Unis, d’accompagner vérité du signe des guillemets. Mais la question de la vérité, et celle de la preuve, deviennent, aujourd’hui plus que jamais, incontournables ».

La vérité scientifique est menacée, tant par les politiques de la « post-vérité » que par la corruption financière et les pressions managériales. Dans les milieux scientifiques, le primat de «  l’excellence » conduit trop souvent à embellir les résultats ou à ne retenir que les résultats attendus, à se limiter aux sujets porteurs, etc. Cela alimente une défiance dans le public.  Ainsi se répandent un mépris de la science et un discrédit de la notion même de vérité qui sont dangereux pour la démocratie.

Cependant, Nous voulons la vérité ! est devenu un mot d’ordre fédérateur, que l’on entend à travers le monde dans des manifestations populaires contre divers scandales politiques et environnementaux, comme récemment à Rouen après l’incendie de l’usine Lubrizol.

À une époque de dérégulation économique et climatique, les normes scientifiques et plus généralement intellectuelles paraissent insupportables ; d’où un relativisme commode qui rencontre l’individualisme méthodologique : « à chacun sa vérité » suppose que la croyance est le critère de la vérité et que  toutes les croyances se valent.

Les sciences sont nées cependant d’un refus de s’en remettre aux croyances. Les scientifiques n’absolutisent pas pour autant la vérité et n’en font pas une norme a priori qui s’imposerait comme une croyance, mais ils la reconnaissent une idée directrice : chaque état de la recherche est bien entendu temporaire, mais chaque fait établi le demeure d’autant mieux que ses conditions d’établissement sont explicites et répliquables. Le théorème de Thalès peut être reformulé et redémontré chaque jour, quand bien même il ne vaut, on le sait maintenant, qu’en géométrie euclidienne.

Sur la vérité historique. — La reconnaissance de réalités historiques partagées est évidemment une condition d’établissement d’un monde commun et d’une vie sociale.

Le scepticisme peut certes contribuer à l’entreprise scientifique, mais le déni relève d’une autre dimension. Après le mouvement démocratique et l’optimisme scientifique des Lumières, les idéologues réactionnaires ont tenté de les discréditer par diverses théories du complot, en inversant les sens des faits historiques ou en les en niant. Prolongeant ces efforts dans la seconde moitié du XXe siècle et jusqu’à présent, divers philosophes et théoriciens se sont employés à dénier toute légitimité à la recherche historique, voire à toute recherche scientifique. Par exemple, le discours historique ne serait qu’un mythe parmi d’autres, du seul fait qu’il met en œuvre des structures narratives, comme l’ont prétendu Roland Barthes et Hayden White[1].

Complémentairement, l’impossibilité d’établir une vérité historique reste régulièrement invoquée par les négationnistes, qui s’appuient sur des auteurs comme Heidegger, connu pour son déni radical concernant l’extermination nazie.

Quelques idées reçues. — Si l’on plaçait sa source hors de la validation scientifique ou simplement rationnelle, la vérité pourrait être considérée comme l’émanation d’un vécu personnel, d’un consensus social ou d’un pouvoir qui entend l’imposer.

1/ Le vécu n’est pas un critère de  vérité. Le critère de ce qui est éprouvé n’est qu’un symptôme aléatoire du monde interne ou externe qu’il s’agit de décrire.

La vérité est souvent contre-intuitive et le critère de l’évidence ne suffit aucunement à l’établir ; pour cela, elle doit confirmée par une méthode critique. Elle peut alors être objectivée : comme le rappelle le mot celèbre de Galilée, « Et pourtant elle tourne », la rotation de la Terre est non seulement contre-intuitive, mais vraie quoi qu’on en pense.

Tant l’expérience vécue que les croyances sont à la source de certitudes variables selon les personnes et les moments. Ces certitudes, même quand elles prétendent à l’évidence, peuvent cependant être récusées par les sciences. Elles appartiennent à l’objet des sciences sociales (par exemple pour des enquêtes d’opinion),  mais non à leur méthode ni à leur épistémologie. Au demeurant, les philosophies de la vie, qui se fondent sur les « visions du monde » individuelles ou collectives, n’ont rien apporté à la philosophie des sciences.

Paradoxalement, ceux qui attaquent la vérité scientifique défendent véhémentement leur vérité, mais une vérité identitaire dont le critère est la certitude : ce n’est plus la vérité (dégagée de l’incertitude à l’issue d’une démonstration, ou d’une expérience probante) qui induit la certitude, c’est la certitude qui détermine la vérité. Se résumant à je crois donc c’est vrai, cette certitude se fonde en dernière analyse sur une forme de religiosité aussi dogmatique que cryptique.

2/ La vérité n’émerge pas du consensus, d’autant moins que rien ne fait mieux consensus que le préjugé. En revanche, une vérité établie peut, une fois reconnue, recueillir un consensus.

L’appel au consensus reste cependant ambigu, comme l’atteste le dicton des geeks libertariens : « Nous rejetons le vote ; nous croyons au consensus grossier et au code qui tourne »[2].

Le travail collectif des chercheurs suppose bien entendu une démarche de mutualisation critique des connaissances, mais il peut conduire à récuser l’opinion majoritaire. Bref, le consensus, pour être valide, doit être établi par des procédures qui lui échappent.

L’histoire des sciences pullule de certitudes partagées, sur l’éther, le phlogistique, la génération spontanée, etc. Ce n’étaient pas des vérités d’un moment, mais des certitudes fausses dissipées par les sciences elles-mêmes.

3/ Il y a des questions réglées. — Le négationnisme et son développement complotiste se présentent comme une défense de la liberté de pensée contre les prétentions d’une élite scientifique tendancieuse ou manipulée. Au nom de la liberté de recherche, c’est l’entreprise scientifique elle-même qui est critiquée et l’on voit par exemple des théoriciens autoproclamés, de la youtubeuse mode au pasteur évangéliste ou à l’imam ignorantin, mettre en cause la rotondité de la terre en accusant la Nasa de trucage, etc.[3].

Tout fait établi pourrait donc être remis en question, de la rotondité de la terre à l’innocuité des vaccins. Or la connaissance scientifique progresse en récusant des questions fausses et s’appuie sur des questions réglées pour ouvrir de nouvelles questions.

L’esprit critique s’exerce tant à l’égard des opinions reçues que sur les évidences personnelles. En variant les points de vue, il écarte ainsi les croyances sociales et individuelles pour parvenir à des vérités indépendantes de tout point de vue.

Bien entendu, le négationnisme et le complotisme prétendent défendre l’esprit critique. Toutefois, s’ils récusent d’emblée des vérités établies et démontrées, les ravalant au rang de clichés répandus, et ce déni se double d’une affirmation sans faille, qui échappe à toute critique, de l’ordre de la superstition, voire de la foi. Le scepticisme méthodologique qui concrétise l’esprit critique appliqué aux sciences fait alors place à une conviction quasi religieuse — et qui trouve souvent des relais dans divers intégrismes.

4/ La vérité ne procède pas d’un Pouvoir, malgré Michel Foucault, et maints auteurs à sa suite. ((Dans un entretien de 1977, Foucault affirme par exemple : « la “vérité” est liée circulairement à des systèmes de pouvoir qui la produisent et la soutiennent, et à des effets de pouvoir qu’elle induit et qui la reconduisent »[4] ? Bien au contraire, la vérité s’oppose au Pouvoir. En cela, elle est révolutionnaire, comme le rappelait Gramsci. Si la vérité n’était que l’émanation d’un Pouvoir, elle se confondrait avec le « mensonge colossal » selon Goebbels, voire avec les « faits alternatifs » selon la porte-parole de Trump, Kellyane Conway.

Issue de Nietzsche et de Heidegger, ses deux sources tardivement revendiquées, la thèse  cynique de Foucault que le Pouvoir définit la vérité justifie ultimement la révolte contre la science, instrument du « Pouvoir », comme la dérégulation déconstructive qui conduit à un relativisme absolu.

Le relativisme, lui, est bien l’expression d’un Pouvoir ou du moins d’une Volonté de puissance : il conduit à mettre chaque point de vue, fût-il erroné, à égalité avec tous les autres, fussent-ils vrais.

Sur la méthode. — En somme, établir une vérité n’est pas imposer quelque chose, mais permettre à quelque chose de s’imposer, par une objectivation contrôlée.

1/ La vérité se définit par érosion des préjugés et élimination des hypothèses infondées. Les connaissances scientifiques ne se dégagent pas seulement en s’émancipant de l’ignorance, mais en combattant les préjugés et les mensonges.

L’activité de recherche aboutit à éliminer des hypothèses, même quand elles s’éloignent du préjugé : c’est le principe de la « falsification » selon Karl Popper. La récusation méthodique est au fondement de l’activité critique de la pensée — en quoi elle s’accorde avec l’aspect dialogique de la philosophie aussi bien qu’avec la délibération démocratique.

2/ Pour caractériser la vérité scientifique, il faut préciser la méthode d’établissement des faits. Quel que soit son champ d’investigation ou d’application, toute science observe certes les principes de la rationalité — qui ne se réduisent aucunement à la déduction. Toutefois, ces principes gouvernent différentes formes caractéristiques, comme la démonstration dans les sciences logico-formelles, la preuve dans les sciences de la nature et la conjecture méthodiquement mise à l’épreuve dans les sciences de la culture. Ces trois régimes peuvent évidemment être combinés par des relations interdisciplinaires d’auxiliarité, comme l’usage de modèles statistiques en linguistique, par exemple.

Les procédures d’établissement d’une vérité scientifique peuvent articuler différents stades d’objectivation : recrutement des observables, sélection et établissement des faits, explication (par relations de corrélation ou de causalité entre ces faits), prédiction par extrapolation de faits encore inobservés. Du stade explicatif, on peut parvenir au stade prédictif : la table de Mendeleiev a prévu des éléments transuraniens qui n’étaient pas techniquement observables en son temps.

3/ Un fait scientifique dépend non seulement de ses conditions de validation, mais aussi de ses conditions de validité, sans lesquels il perd son sens. Parmi elles, des conditions d’échelle : des phénomènes microphysiques n’ont guère pertinence en macrophysique, ou du moins peuvent être négligés. La terre est ronde, on le sait depuis Anaximandre, mais le fait tardivement établi qu’elle soit légèrement piriforme ne fait que préciser cette découverte.

Les vérités scientifiques sont incrémentales. Par exemple, les géométries non-euclidiennes n’infirment pas le théorème de Thalès, elles l’incluent, si l’on peut dire, comme un cas-limite. De même, la physique newtonienne a été dépassée, mais elle reste valide au sein de théories plus puissantes.

En bref, tous les faits et toutes les relations, causales ou non, entre les faits sont associés à des conditions contextuelles qui ne les relativisent pas, mais au contraire éclairent leur domaine de validité.

4/ La vérité n’est pas la représentation d’une nature des choses que les sciences s’efforceraient de représenter. En d’autres termes, les sciences ne partent pas d’une préconception de ce qui existe : elles partent du principe que rien n’est donné et que les données sont déjà le résultat d’une élaboration ; bref, les données sont ce qu’elles se donnent. Elle ne partent pas de la vérité, mais tentent d’y parvenir : ce processus est sans fin, car chaque fait établi permet de formuler de nouvelles questions, bref d’étendre le cercle de notre ignorance. La vérité reste l’idée directrice qui exclut le principe de bon plaisir et gouverne un processus continu et indéfini d’objectivation.

Le cercle des connaissances scientifiques s’étend corrélativement. Toutefois, comme le constatait Cassirer voici un siècle, « la rigidité du concept d’être disparaît dans un flux et un mouvement généralisé » ( La philosophie des formes symboliques, t. I, Paris, Minuit, 1972, p. 15). Une forme de constructivisme non relativiste devient concevable et en quelque sorte nécessaire : « les concepts fondamentaux de chaque science (…) n’apparaissent plus du tout comme des reflets passifs d’un être donné par ailleurs, mais comme des symboles intellectuels créés de manière autonome » (ibid.). Heinrich Hertz écrivait ainsi en 1894 que les concepts « n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses » (Die Prinzipien der Mechanik, Leipzig, p. 1).

L’hypothèse que les vérités scientifiques correspondent à une réalité préexistante n’est donc pas indispensable. La plupart des mathématiciens sont réalistes, d’autres non : cela ne change en rien le statut des mathématiques. On peut considérer toutefois que l’ensemble des faits scientifiquement établis dessinent peu à peu une réalité objective, sans pour autant retenir l’idée que cette réalité ait les caractères d’une ontologie donnée a priori.

Enjeux critiques. — La vérité n’est pas la conformité à une réalité posée a priori, mais une valeur qui oriente la recherche. Ainsi, les faits établis par la science, y compris les faits historiques, ne constituent pas dans leur ensemble une Vérité (avec un grand V) stable et définitive, mais un cercle croissant de vérités qui se fédèrent de manière imprévisible avec l’évolution des recherches.

La vérité scientifique exerce ou devrait exercer un rôle régulateur, en permettant au principe de réalité d’éclairer l’action dans un monde dangereux et en danger. La recherche scientifique est cependant limitée par les politiques managériales et ses principes se heurtent aux idéologies identitaires.

1/ Par les faits qu’elle établit, la recherche scientifique s’oppose à l’idéologie managériale, entendue comme instrument de pouvoir. Aussi le management stérilise-t-il la recherche, non seulement parce qu’il transforme les laboratoires en simples bureaux d’études, mais parce que la temporalité et les procédures managériales qui dissimulent des relations de pouvoir arbitraire s’opposent dans leur principe aux procédures scientifiques, qui imposent leur propre agenda, par des enquêtes préalables, des planifications remises en jeu et des retours critiques.

S’abritant derrière le secret des affaires, bon nombre d’entreprises conduisent des recherches, mais elles se gardent bien de diffuser leurs résultats. En 1979, voici plus de quarante ans, un mémorandum interne d’Exxon, révélé en 2015, récemment par le Los Angeles Times, affirmait par exemple : « la tendance actuelle de combustion des ressources fossiles causera des effets environnementaux dramatiques avant 2050 ». Alors que les études commandées restent irréprochables sur le plan scientifique et que les prévisions se sont avérées, la communication de la firme (comme celle de ses consoeurs et concurrentes) tiendra compte de ces résultats pour financer une foule articles déniant le changement climatique. On a donc une privatisation de la vérité, et une internationalisation du mensonge et du déni, dont on mesure à présent l’efficacité.

Dans la première conférence internationale sur le climat,  tenue à Genève la même année 1979, les auteurs du rapport de synthèse, dit rapport Charney, concluaient : « Attendre pour voir avant d’agir signifie attendre qu’il soit trop tard »[5].

2/ La vérité n’a pas de détenteur, car si peu reconnue soit-elle, si débattue soit-elle, elle appartient potentiellement à tout le monde. Une vérité scientifique fait ainsi partie des biens communs de l’humanité. Toute vérité a une prétention universelle et peut par principe être comprise par chacun, indépendamment de tout préjugé d’appartenance à un groupe national, ethnique, racial, sexuel ou autre.

Cela peut même s’étendre, souhaitons-le, à la vérité de certains faits moraux, comme les droits de l’homme.

Enjeux politiques. — Si les liens entre rationalité et vérité scientifique sont bien établis, on néglige souvent la concomitance historique entre l’essor des sciences et celui de la démocratie. Ainsi, au milieu du VIe siècle avant notre ère, les premiers physiciens et mathématiciens, comme Thalès et Anaximandre, ont conçu un univers obéissant à ses propres lois, sans recourir aux interventions divines de mise auparavant. Au même moment, Solon jetait les fondements de la démocratie en abolissant les lois draconiennes, en supprimant l’esclavage pour dettes, en instituant une justice populaire et en abolissant les critères de naissance au profit des élections (voir notamment Aristote, Politique, 1274). Dans les deux cas, l’autonomie prime : l’autonomie de la nature à l’égard des dieux et celle du peuple à l’égard des aristocrates — dont les dieux n’étaient sans doute que l’image symbolique, analogie partout récurrente, des monarchies de droit divin jusqu’au théologies politiques contemporaines.

Cependant, on assiste à présent à la triple délégitimation de la rationalité, de la démocratie et de la vérité. Par exemple, dans sa théorie du Pouvoir, Foucault ne laisse aucune place à la diversité des pouvoirs propre à la démocratie, ni à leur nécessaire séparation ni à leur équilibre. Quand l’exécutif absorbe le judiciaire et le législatif, conformément au projet totalitaire, il se fonde alors dans le religieux. On sait que Foucault en vint à soutenir l’instauration de la théocratie iranienne, où les décisions du chef religieux prennent force de loi et de vérité révélée.

Certains courants de la philosophie contemporaine rencontrent ainsi les tyrannies religieuses, au détriment de la démocratie. Deux philosophes déconstructeurs, Creston Davis et Santiago Zabala, écrivaient naguère sur Al Jazeera : « D’un point de vue politique, des gens croient encore en des idées nostalgiques et dangereuses comme ’’objectivité’’, ’’réalité’’, ’’vérité’’ et ’’valeurs’’ comme une précondition pour la démocratie» (Je souligne ; ces auteurs voient même là des idées « fanatiques »[6]).

Ainsi, au delà de la vérité scientifique, c’est le concept même de réalité qui est en jeu. Par exemple, Karl Rove, responsable de la communication de G. W. Bush et artisan de la victoire de son successeur, tint ces propos dans un entretien au journaliste Ron Suskind : « Il m’a dit que les gens comme moi faisaient partie de ces types appartenant à ce que nous appelons la communauté fondée sur la réalité [the reality-based community] ». Il ajouta : « Ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire, maintenant, poursuivit-il, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité» (article du New York Times publié quelques jours avant l’élection présidentielle de 2004).

Ainsi, les attaques contre la vérité conduisent-elles à l’abandon de tout principe de réalité, pour édifier et imposer, en usant de tous les sophismes et de tous les moyens médiatiques de la propagande, une sorte de monde de substitution parfaitement illusoire. Il est étrange, voire inquiétant qu’il soit encore nécessaire de souligner les dangers économiques, sociaux, politiques et environnementaux de cet aveuglement concerté.

 

N.B. — L’auteur remercie Maryvonne Holzem, Catherine Bourgain, Michel Goldberg et Nick Riemer de leurs observations.

Légèrement retouché ici, ce texte est paru le 23 mars dans la revue électronique Non-fiction, en ligne : https://www.nonfiction.fr/article-10242-se-reconcilier-avec-la-verite-enjeux-scientifiques-et-politiques.htm

Il a été soumis en décembre 2019.

 

[1] Voir Roland Barthes, « Le discours de l’histoire », 1967, repris in Le Bruissement de la langue. Essais critiques, IV, Paris, Seuil, 1984, p. 163-177 ; Hayden White, 2017, L’histoire s’écrit, trad. fr. Philippe Carrard, Paris, Éditions de la Sorbonne.

[2] Chercheur au MIT, et l’un des créateurs d’internet pour le compte de la DARPA, David D. Clark, lors d’une conférence culte intitulée « A Cloudy Crystal Ball – Visions of the Future » (1992) devant l’Internet Engineering Task Force (IETF), a lancé ce slogan fétiche : « We reject: kings, presidents, and voting. We believe in: rough consensus and running code ».

[3] « La Terre plate est simple. La Terre ronde, non », a ainsi soutenu Prisca Côco, lors de la première conférence des platistes brésiliens, tenue à Sao Paolo le 10 novembre 2019.

[4] « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits, Gallimard, 1994-2001, p. 160.

[5] Cité par Stéphane Foucart, « Des décennies de prêche dans le désert », Le Monde, 1-2. 12. 2019.

[6] « The logic of democracy », Al Jazeera, 13 mai 2013, en ligne :

https://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2013/05/20135138427260651.html). L’émirat du Qatar, richissime état féodal dont Al Jazeera est l’organe, exclut bien entendu la démocratie et ne peut que se réjouir de sa « déconstruction », puisque la vérité serait une affaire de fanatiques (les scientifiques et les rationalistes). En revanche, rien de fanatique chez le prédicateur vedette de Al Jazeera, Al Qaradawi, cet idéologue en chef des Frères musulmans qui au même moment prônait l’excision des fillettes.