Contribution de Sciences Citoyennes au débat sur la liberté d’engagement des scientifiques

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vendredi 17 mai 2024

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Dès sa création en 2002, Sciences Citoyennes alerte sur le danger que notre modèle de société représente pour l’habitabilité de notre planète et sur la responsabilité particulière des scientifiques vis-à-vis des situations d’effondrement qui pèsent sur les écosystèmes et les sociétés humaines. Ce message, résumé dans sa charte, est malheureusement devenu une réalité sous la forme d’une crise systémique dont nos institutions semblent incapables de se saisir.

Face à l’urgence des situations écologiques et climatiques, de plus en plus de scientifiques s’engagent pour tenter d’éviter le pire. La recrudescence et la multiplicité des formes de cet engagement a conduit les institutions de recherche et d’enseignement supérieur et leurs comités d’éthique à se saisir de la question de la responsabilité et de la liberté d’engagement des scientifiques.

En 2018, Sciences Citoyennes organisait un cycle de colloques sur le thème de la responsabilité en sciences suite à la publication de notre manifeste pour une recherche responsable. En 2024, Sciences Citoyennes souhaite apporter aux débats en cours sur la liberté d’engagement son analyse et sa vision de l’éthique de la recherche.

Cet appel à destination des scientifiques, travailleurs et travailleuses de la recherche et de toutes celles et ceux qui sont concerné·es par les sciences et les rapports entre sciences et société se présente comme un approfondissement de notre manifeste et sera accompagné d’un deuxième texte sur la question des responsabilités collectives et d’un dernier présentant les propositions de Sciences Citoyennes pour une recherche engagée, libre et responsable.

Pour une recherche engagée, libre et responsable

Argument :

Repliée sur elle-même, la communauté scientifique ne rend des comptes qu’à elle-même. Il faut repenser le concept de liberté académique, l’arrimer au monde, aux situations, aux personnes. La liberté pour un scientifique, c’est la liberté de se relier, de s’engager, d’agir. C’est celle qui rend responsable, celle qui construit la justesse et la pertinence des savoirs, celle qui lutte pour l’avenir des sociétés qui se sont construites sur ses savoirs. La communauté scientifique doit se rendre digne de sa responsabilité envers le monde et l’humanité en développant sa capacité à répondre aux questions qu’on lui pose au travers de démarches situées, attentives et ouvertes. Cette capacité exige l’implication active des personnes et des groupes que ces réponses sont susceptibles d’impacter ou de concerner, à celles et ceux qui aujourd’hui n’ont pas de voix.

Quelles responsabilité et liberté pour les scientifiques aujourd’hui ?

La responsabilité en sciences est aujourd’hui réduite à sa plus faible expression. Les scientifiques doivent répondre aux normes et codes établis par leurs pairs et répondre de l’usage des ressources qui leur sont allouées par les puissances publiques et privées. En dehors de cela, la communauté scientifique ne répond de rien et ne rend de compte à personne ; elle est par définition irresponsable.

Les travailleurs et travailleuses de la recherche ont construit la liberté académique comme un moyen de garantir leur indépendance vis-à-vis de contraintes des mondes religieux, politiques et économiques. C’est un échec : globalement, cette liberté académique n’est plus qu’un voile posé pudiquement sur la soumission de la communauté scientifique au système culturel, économique et politique dominant qu’on le nomme capitalisme, libéralisme, colonialisme, patriarcat…

L’engagement comme éthique et relation au monde

Les scientifiques doivent faire le deuil de ce simulacre d’autonomie et (re)construire à l’inverse leur liberté au travers de leur engagement pour le monde. Face à la crise systémique qui est la nôtre aujourd’hui, la communauté scientifique doit apprendre à répondre des raisons et conséquences de son activité non pas à ses partenaires traditionnels, ses financeurs publics ou privés, mais à toutes celles et ceux qui sont concernées par la situation. Elle doit faire de la référence à l’intérêt général non pas un cache-misère de sa responsabilité sociale, mais la boussole qui guide en permanence ses pratiques et finalités.

Reconstruire cette liberté est une trajectoire nécessaire, sensée et responsable. Elle constitue pour la communauté scientifique une opportunité de réanimer sa relation au monde mais également un défi car elle demande de penser une nouvelle façon de faire de la recherche, d’inventer de nouvelles épistémologies et pratiques qui lui permettront de produire des savoirs terrestres, vivants et porteurs de sens.

Des savoirs responsables

La responsabilité des chercheurs et chercheuses, à l’instar de leurs pratiques, se déploie au travers d’un collectif qui lui donne sa spécificité et sa légitimité. Mais ce collectif de recherche ne peut se réduire au cercle des collègues compétent·es, au risque de s’enfermer dans une représentation réductrice, fragmentée, mutilée du monde. Il doit surtout faire entendre et valoir la diversité et la multiplicité des questions et chercher des réponses dans un esprit d’ouverture et d’attention qui lui permette de participer à la construction d’une citoyenneté scientifique partagée.

La responsabilité commence d’abord par la capacité à répondre à un problème, à une situation aux multiples dimensions – sociales, écologiques, culturelles… ce qui signifie la capacité à répondre avec celles et ceux, personnes et êtres, qui sont porteuses et porteurs de savoirs à son sujet et que la situation interroge chacun·e à sa manière. Etre responsable en tant que scientifiques, c’est donc se rendre capables de participer à ce commun des savoirs et des sensibilités.

La responsabilité des scientifiques est située, elle s’étend au-delà de leur communauté, elle les engage vis-à-vis des différents mondes qu’ils et elles habitent et que leurs savoirs façonnent et qui les façonnent en retour. Cet engagement doit situer les scientifiques non seulement à partir de ce qu’ils et elles savent mais aussi, et peut-être surtout, à partir de ce que leurs savoirs leur demandent d’ignorer. C’est pourquoi il leur faudra apprendre à se situer en présence de celles et ceux, humain·es et non-humains, qui n’ont pas de voix pour faire entendre leurs mondes et qui, longtemps négligés, se rappellent aujourd’hui à nous.

Pour une transformation des sciences

La communauté scientifique doit se réorienter, montrer qu’ « une autre science est possible », plus ouverte, plus terrestre, plus responsable. Pour cela, les scientifiques doivent se libérer de l’emprise des puissants, des mythes et simulacres qui les maintiennent soumis, pour pouvoir ré-enraciner leur rapport au monde et construire leur liberté à travers leur engagement.

Pour changer de direction et tracer l’avenir, il faut assumer le passé et notamment reconnaître autrement que verbalement la responsabilité des scientifiques dans l’histoire qui a conduit aux crises et catastrophes auxquelles l’humanité est confrontée. Il s’agira d’apprendre à en tirer les conséquences.

En faisant cela, nous pourrons tous enfin cesser de parler de « Science » et commencer à distinguer les différentes sciences, les différents savoirs et leurs responsabilités propres. C’est la condition pour que nous puissions collectivement, démocratiquement assumer notre responsabilité en décidant quels savoirs nous souhaitons produire, quels types de science nous souhaitons développer.

Cette transformation des sciences ne se fera pas sans une transformation radicale du système dans lequel nous sommes enfermés, qui nous libère de l’emprise des puissances publiques et privées, active les rapports entre les scientifiques et leur société et permette de reconstruire des attachements et des interdépendances mutuellement désirées et bénéfiques.

Ce système transformé devrait nous encourager à faire place aux savoirs non-académiques, à faire dialoguer une grande diversité d’épistémologies et de pratiques. Il devrait nous enjoindre d’inventer des modes de « faire connaissance » et « faire savoir » plus ouverts, inclusifs et situés. Il devrait enfin nous permettre à apprendre comment prendre au sérieux des savoirs et pratiques dites minoritaires qui ont plus que jamais leur place dans la cité.

Ce texte modifié a été publié sous forme de tribune le 16 mai 2024 sur le journal Libération.