Les nouveaux passeurs de pensée scientifique

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lundi 2 avril 2007

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Faut-il regretter l’érosion de la place culturelle des sciences dans la société ? La plupart des questions que nos sociétés ont à se poser ne sont plus d’ordre scientifique. Elles sont avant tout culturelles et philosophiques : le vivre ensemble, la sécurité, le modèle éducatif et même les questions de santé ou d’environnement. Par exemple, ce n’est pas en expliquant sur tous les tons que les races n’ont aucun fondement scientifique que l’on va résoudre le poison de la peur de l’autre, quand celui-ci se nourrit plus d’un désamour de soi que de principes idéologiques. En fait, la question qui nous est posée est : quelle place pour les sciences et les techniques dans notre monde « durable » à concevoir et à bâtir ? Mieux, il s’agit plutôt de questionner le rapport des sciences à la démocratie plus celui des sciences à la société, cette dernière question étant perpétuellement résolue par les acteurs de l’histoire.

En ce qui concerne notre temps, nous pourrions le définir comme celui de la connaissance distribuée d’où émerge progressivement et irrésistiblement un tiers secteur scientifique. Lorsque le Wifi est développé principalement par des activistes, quand la conservation de la biodiversité se fonde sur un partenariat actif avec une foultitude d’amateurs sur le terrain, quand sur les huit cent mille contributeurs de Sourceforge (outil collaboratif pour le développement d’applications informatiques) 50 % sont des amateurs qui y consacrent moins de cinq heures par semaine, on sent que le monde de la recherche professionnelle change de position sur l’échiquier sociétal. Que le monopole de la production de savoirs scientifiques et technologiques a vécu. Le public n’est plus ignorant, il n’est plus cette menace « antiscientifique » que Jean-Pierre Chevènement pointait en 1982 lors des Assises de la recherche, moment fondateur de la politique de culture scientifique et technique (CST) du pays. Et même si l’institution scientifique est celle qui résiste le mieux dans son rapport de confiance avec la société, l’autorité scientifique quant à elle est déjà descendue de son piédestal. Au profit d’une démocratie elle aussi mieux distribuée. Sans que nos institutions conservatrices en aient tiré les conséquences.

Dans ce contexte, la place des médiateurs (ces passeurs de culture, de savoirs et d’expériences) est posée, comme elle se pose dans tout le spectre de la politique culturelle. Les centres de culture scientifique et technique et industrielle comme les associations de CST ont plusieurs choix. S’arrimer aux pôles de compétitivité et participer à la propagande visant à rendre acceptable toute nouvelle technologie pourvoyeuse d’emplois ; poursuivre ce goût « langien » de la célébration festive (spectacularisation des sciences) ; persister dans l’animation de débats qui n’ont aucune vocation sociopolitique (puisque déconnectés des décisions) ; ou bien, plus complexe car nécessitant de nouvelles compétences, accompagner ce que Denis Maillard nomme l’intelligence du corps social. Selon lui, ce ne sont pas les entreprises qui sont innovantes mais un corps social complet. La créativité se nourrit d’éducation à la confiance en soi à l’école, se conforte dans la stimulation de l’imagination personnelle dans la sphère familiale comme dans l’espace professionnel. En ce sens, les organisations de médiation des pratiques sociales liées aux savoirs ont intérêt à repenser leur place et leurs objets sociaux, à assumer la fonction éminemment jouissive d’accompagnement éducatif et cognitif des imaginaires sociaux, dans une direction progressiste et non de régression émotionnelle, pour reprendre les mots de Patrick Viveret. En termes économiques, il s’agit de passer d’une logique de l’offre à une logique de la demande, soit, en l’espèce, un appui massif aux dynamiques sociétales ascendantes.

En définitive, nous assistons à une dévalorisation des savoirs scientifiques, à une érosion de la place culturelle des sciences. Les scientifiques n’y sont pour rien. Les clés de notre système productiviste sont passées des mains des ingénieurs et industriels à celles des financiers. Cela ne peut avoir comme conséquence qu’un appétit des jeunes vers les filières ad hoc. D’un côté, la dimension sacrée des savoirs scientifiques disparaît. Et c’est tant mieux. De l’autre, notre société (et, particulièrement, les plus démunis) n’a jamais eu autant besoin d’un accompagnement raisonné de la pensée scientifique en marche. Sans cela, le risque est grand d’une navigation inconséquente. Et tragique.