L’AII, un outil pour institutionnaliser les erreurs passées.

Par
lundi 19 septembre 2005

Miniature

En début d’année, à la lecture du rapport de Jean-Louis Beffa, PDG de Saint-Gobain, Jacques Chirac lui demande de mettre en place l’Agence de l’Innovation Industrielle (AII) dans le but de  » permettre à la France et à l’Europe d’établir ou d’accroître leur supériorité technologique et de créer de nouveaux emplois, dans des secteurs prioritaires et exportateurs « .Cette agence créée par le décret du 25 août 2005 aura pour mission de financer des grands projets exécutés en partenariat avec des grands groupes industriels à hauteur de 2 milliards d’euros d’ici à 2007. Parmi les 20 membres du conseil de surveillance (dont seulement 4 sont choisis par le parlement) son président, Jean-Louis Beffa, sera entouré de Jean-François Dehecq (Sanofi-Aventis, 70 sièges locaux fermés suite à la fusion), Didier Lombard (France Télécom, 8500 emplois supprimés en 2005), Pasquale Pistorio (ex-président de ST Microélectronics, 3000 emplois supprimés en 2005) dont aucun n’a été formé à la recherche. Jean-Marie Lehn, prix Nobel de chimie, se chargera donc probablement de les instruire à ce sujet.

Un milliard d’euros seront consacrés à l’AII en 2006 et autant en 2007 à partir des recettes des privatisations. Une quinzaine de projets recevront ainsi entre 20 et 100 millions d’euros à charge pour les entreprises partenaires d’y contribuer d’une somme au moins équivalente. Il est évident que cette agence n’a été créée que pour les grands groupes industriels.

Pourquoi cette nouvelle manne d’argent public alors que les bénéfices de ces groupes explosent, les plaçant dans une situation de surfinancement. Si ces entreprises voulaient vraiment mettre en place de programmes d’innovation ambitieux, elles en auraient les capacités financières. D’ailleurs, l’institut Montaigne (think tank patronal) ne voit pas l’intérêt de la création de l’AII. Peut-être parce que la socialisation des risques et la privatisation des bénéfices que sous-tend la doctrine néolibérale y sont trop voyantes.

Si les budgets de ces groupes alloués à l’innovation sont anémiques, c’est que l’essentiel de leurs dépenses est destiné à l’acquisition de concurrents (à nouveau en forte hausse ces dernières années), à la communication et surtout à la rémunération des actionnaires. Si l’état veut inciter les entreprises à innover, qu’il privilégie d’abord celles qui y consacrent déjà une proportion non négligeable de leur chiffre d’affaires et non celles dont la priorité est la rémunération de leurs actionnaires.

À ce titre, Saint-Gobain fait figure d’exemple pour ces grands groupes industriels dans le besoin : 32 milliards d’euros de Chiffre d’affaires en 2004, soit une hausse annuelle de 8% et un doublement par rapport à 1997. 1 milliard d’euros de résultat net (+ 10% annuel). Et tandis que Saint-Gobain consacre royalement 345 millions d’euros à la recherche, soit environ 1% du CA, 429 millions d’euros de dividendes sont versés aux actionnaires (en hausse de plus de 11% par rapport à 2003) et 1 milliard d’euros sont destinés à financer des acquisitions d’entreprises (60 en 2004), tout spécialement dans la distribution.

Par ailleurs, la concentration des financements publics de la R&D vers quelques entreprises est particulièrement forte. Ainsi, de 1992 à 1998, la moitié de ces financements allaient à moins de 0,2 % des entreprises effectuant des travaux de R&D. Or ce ne sont pas les grands groupes industriels qui embauchent. Ils sont globalement destructeurs d’emploi, quand il ne s’agit pas de délocalisations sauvages déstructurant une région entière, de façon à répondre à une logique actionnariale de réduction des coûts. Et pourtant, l’AII se propose d’accroître cette concentration, remettant au goût du jour une logique de grands programmes gaulliens, au détriment de la mise en place ou du développement de réseaux réellement innovants agrégeant la dynamique de nombreux acteurs. Il est possible que Jacques Chirac en parlant de nouveaux emplois ne se préoccupent en fait pas de leur quantité.

Après avoir entrepris de concentrer le savoir-faire des laboratoires publics avec la création des pôles de compétitivité, le gouvernement décide d’en confier une partie de leur financement à une poignée de transnationales pilotées par des considérations exclusivement financières. Et ce ne sont pas les projets pour l’instant retenus et promus comme représentatifs de cette volonté de développer les innovations de haute technologie qui montreront le contraire. Outre l’IRM de nouvelle génération, la téléphonie mobile de nouvelle génération et le super-moteur de recherche Quaero – de nouvelle génération ? – la biophotonique sort du lot mais comme toujours est destinée à lutter en aval contre le cancer alors que la réduction de ses causes (modes de vie, facteurs environnementaux, etc.) devrait être une priorité. Tout bien considéré, il semble plutôt s’agir d’innovations à haute valeur ajoutée renforçant la marchandisation de la production de savoirs sans souci d’une quelconque amélioration sociale ou environnementale.

C’est pour cela que cette logique de compétition variant au gré des alliances transcontinentales ne peut et ne saura jamais répondre aux besoins immédiats de la société dont les ressources s’épuisent, l’environnement se dégrade et les relations se désagrègent. La loi de la jungle néolibérale perpétue cette course en avant alors qu’il est urgent de faire le bilan des politiques successives de la recherche et de l’innovation et d’opérer une réelle démocratisation des choix scientifiques et techniques.

Car ce sont encore et toujours les innovations marchandes qui sont ici privilégiées. Renforcé par l’explosion du Crédit d’Impôt Recherche (passé en 2004 de 530 millions à plus d’1 milliard d’euros), l’argent public part vers les entreprises et ignore totalement tout un pan de l’innovation émergeant d’un tissu d’organisations et d’un tiers-secteur scientifique, travaillant très souvent en réseau et de façon coopérative, principaux acteurs répondant aux besoins  » non-solvables « . Il serait d’ailleurs plus juste de dire que ces organisations tentent d’y répondre vu la difficulté criante d’obtenir des financements adéquats à la poursuite de leurs objectifs. A noter d’ailleurs que le Crédit d’Impôt Recherche par son financement aveugle ne s’embarrasse pas de critères d’éligibilité concernant les thématiques explorées. Il peut même contribuer aux frais de dépôts, maintenance et défense de brevets. D’ailleurs, aucune étude d’impact sur son incidence réelle sur la recherche n’a été effectuée, malgré les préconisations du Conseil Supérieur de la Recherche et de la Technologie. Il suffit de consulter les données du ministère de la recherche pour constater la constante diminution du nombre de bénéficiaires passé de 7370 en 1990 à 2757 en 2003.

Enfin, il semble nécessaire de rappeler que l’innovation ne se limite pas au développement de nouvelles technologies (modes d’organisation, management, etc.), ni à la réponse à des besoins marchands réservés à des populations solvables. Pourtant la production de biens publics (connaissances ouvertes) et le développement de logiciels libres sont autant d’exemples d’innovations à but non lucratifs cruellement éloignées des circuits de financement. La France sait faire des A380, dont l’avenir conditionné au prix du baril de pétrole reste à démontrer, mais ne semble pas s’intéresser à l’anticipation des normes de qualité environnementale ou au développement de l’ingénierie verte (circulations douces et circuits de production et de distribution courts, chimie verte, agriculture biologique, énergies propres et renouvelables, etc.) pourtant formidables moteurs de l’innovation.

Aussi, pour rééquilibrer le financement de l’innovation, la Fondation Sciences Citoyennes est favorable à la création d’une Agence de l’Innovation Sociale qui sélectionnerait les projets en fonction des avancées sociales et environnementales qu’ils se proposent de mettre en oeuvre.

Concernant d’autres aspects de l’innovation, la Fondation Sciences Citoyennes rappelle qu’elle a déjà fait des propositions concrètes à l’occasion des États-Généraux de la Recherche :

- Ouverture aux acteurs du secteur associatif non marchand le bénéfice des dispositifs d’appui aux PME en matière de recherche et d’innovation

- Favoriser la mobilité professionnelle des chercheurs entre monde associatif et recherche publique (bourses de thèse et détachements)

- Allocations de thèse et de monitorat en monde associatif

- Encouragement par des dispositifs concrets et attractifs du détachement (ou de mise à disposition) de chercheurs publics vers les associations (avec une réelle valorisation dans l’évaluation des chercheurs)

- Garantie de la liberté du chercheur public de travailler en partenariat avec des acteurs associatifs (avec la même valorisation que précédemment)

- Ouvrir des crédits substantiels pour financer les projets de recherches associant laboratoires publics de recherche et associations