La science en crise ? Comment retisser des alliances avec la société ?

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lundi 26 janvier 2004

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Intervention introductive d’Isabelle Stengers au colloque « Quelles sciences pour quelle société » organisé par la revue EcoRev’ en novembre 2001. Isabelle Stengers est philosophe, enseigne à Bruxelles, travaille depuis de nombreuses années dans le domaine de la philosophie des sciences, de l’épistémologie, du rapport des sciences à la démocratie.Nous sommes, me semble-t-il, devant la tâche de parler, et surtout de penser à partir d’une situation que l’on peut appeler « de crise » de la science (ou du moins de son rapport à la société). Et quand je dis « de crise », c’est au sens où il y a des menaces, mais aussi au sens où un ensemble de catégories, jusqu’ici stables, sont en train de balbutier et rendent possible l’espoir que du nouveau puisse se créer.

Or, je crois qu’une situation de crise se construit, ce n’est pas comme un tremblement de terre qui vous tombe dessus. Et cela se construit au sens où l’un des défis est de ne pas transformer les divergences entre protagonistes de la crise en oppositions statiques bloquées, auquel cas la crise peut cesser d’être une crise au sens fécond du terme et devenir une catastrophe et un nid de haine, de désappointement et de ressentiment. Il s’agit donc de « faire entrer en crise » au sens positif, et non au sens triste, du terme.

Vous l’avez dit, et tout le monde ici le redira avec ses propres mots, est posée aujourd’hui de façon directe la question du caractère démocratique des choix en matière technico-scientifique et, bien plus, le caractère crucial de ces choix. L’énorme portée (temporelle et dans toutes les dimensions) de ces choix est devenue évidente, je ne vais pas m’amuser à en citer des exemples, chacun d’entre vous en a immédiatement cinq en tête. Autre dimension de la crise (et c’est celle que je voulais souligner parce si on l’oublie, elle va nous retomber dessus), le fait que la science soit devenu aujourd’hui quelque chose de l’ordre d’une marchandise implique que beaucoup de scientifiques, de chercheurs et notamment de chercheurs publics sont amers, au sens où ils ont tendance, comme on le lit parfois (« montée de l’irrationalité »), à parler du caractère irrationnel de l’époque. C’est là quelque chose qui doit être souligné pour construire la crise : si ce discours se produit sur un mode spontané, la mise en cause de la science en raison d’un manque de démocratie, du caractère menaçant des conséquences des décisions, de l’inadéquation radicale de la manière de penser ces décisions avec ces conséquences menaçantes, etc., il y a un risque d’opposition, le risque que tout cela puisse basculer pour certains scientifiques, dans une stigmatisation de l’irrationalité du public qui désormais se méfie. Pensez à l’appel d’Heidelberg, il y avait même parmi les signataires mon ancien maître Prigogine. Il y a une dimension conformiste et moutonnière chez les scientifiques, à laquelle il faut apprendre à s’adresser. Ce n’est pas le seul groupe qui est conformiste et moutonnier, on ne peut leur reprocher spécifiquement, simplement il faut le savoir, savoir qu’on a affaire là à des êtres inquiets, susceptibles et faciles à paniquer.

Je crois donc que le premier enjeu de la crise, ou plutôt la première dimension générique de la crise qui nous rassemble (et qui là, pour le coup, rassemble les scientifiques, les activistes et l’ensemble des groupes citoyens inquiets, revendicatifs et produisant des modes de savoir et des savoirs), c’est que le progrès a cessé d’être une référence qui, sur un mode ou un autre, rassemble et articule. J’ai vu que parmi ceux qui soutiennent ce colloque, il y a la Fondation Charles Léopold Mayer, et c’est sous son égide qu’a été publié le beau petit livre de Mirenowicz, Sciences et démocratie : le couple impossible. Ce livre est très intéressant, puisqu’il nous raconte combien ce que les scientifiques regrettent comme l’âge d’or, l’âge où l’Etat soutenait massivement la recherche désintéressée, sans mettre les scientifiques sous le coup d’avoir à prouver tout le temps les possibles retombées de leurs recherches, combien cet âge d’or est un âge politiquement construit, c’est-à-dire un âge qui, aux Etats-Unis, est inséparable de la Guerre Froide : comment laisser proliférer les sciences en sachant que l’innovation technico-industrielle écrémera ce qu’il y a d’utilisable, ce grâce à quoi le gâteau grossira pour tout le monde, sans qu’on ait du tout à poser la question du partage, puisque quand votre part augmente, le fait qu’elle soit toujours minimale par rapport à d’autres est de peu d’importance. C’est l’une des choses qu’il faut réussir à dire, parce que pour beaucoup de scientifiques, cet âge correspondait à la rationalité d’une société qui acceptait enfin de reconnaître qu’elle avait besoin des sciences pour se développer sur un mode utile à tous. Cet âge d’or, il faut apprendre à le décrire comme un choix politique du caractère apolitique, non-politique et même antipolitique, puisque la question politique ne devait pas être posée, du progrès. C’est un livre très intéressant pour tout le monde, pour réussir à s’adresser aux scientifiques, leur dire des choses qui les concernent et surtout, et c’est très important pour construire une situation de crise sans ressentiment, ne pas se moquer d’eux en leur disant que c’est bien mérité, qu’ils sont entrés dans ce plan politique, et que maintenant on ne va pas pleurer parce qu’ils en sortent. Je crois que le fait que l’Etat mette la pression, comme on dit maintenant, sur la recherche scientifique n’est bon pour personne. Il faut se dire que si les scientifiques pensent que le contrat est rompu, ce n’est pas le moment de leur dire « vous n’aviez qu’à pas ». Il faut prendre d’autant plus au sérieux leur désarroi que ce pacte, que Mirenowicz décrit et qui date de la guerre froide, des cinquante dernières années et un peu plus, correspondait de fait à une demande forte de la part de certains scientifiques. On peut aussi bien dire, pour mesurer leur désarroi, que ce qui s’est inventé pour des motifs politiques répondait à des appels qui résonnaient dans les sciences depuis beaucoup plus longtemps. Il est tout à fait intéressant de voir comment le chimiste Liebig, vers 1860-1870, dans un livre qui s’appelle Lord Bacon, monte une attaque en règle contre la science anglaise dite « baconienne », c’est-à-dire au service d’intérêts publics, non-scientifiques, et réclame une autonomie des sciences pour le bien même de la société : si les scientifiques sont noyés par des problèmes qui ne sont pas les leurs, leur fécondité sera tuée, et c’est finalement la société elle-même qui aura tué la poule aux œufs d’or. C’est donc un appel à l’autonomie des sciences pour que ces sciences justement, ne se posant pas de problèmes sociaux, puisse participer à la solution des problèmes sociaux. On peut aussi mentionner quelqu’un comme Michael Polanyi qui a repris le même argument en Angleterre, dans les années 50, contre tout projet de planification des politiques scientifiques. Il s’agit d’une vieille pensée, que les scientifiques reconnaissent, et qu’ils ont reconnue immédiatement aussi quand elle a été reprise, encore dans les années 60, par Thomas Kuhn, qui montrait bien que la science normale devait son progrès, d’énigme en énigme, au fait qu’on la laissait libre de poser ses propres questions, sous l’emprise d’un paradigme qui permettait de reconnaître les questions traitables, et que c’était grâce à cela que les grandes révolutions scientifiques se produisaient. Donc ne pensons pas que cet âge d’or n’ait été qu’une décision politique. Il y a eu convergence et rencontre entre politiques et un certain type de propositions scientifiques.

La situation de crise doit donc être reconnue comme profonde. Il ne s’agit pas de plaindre les scientifiques, mais de faire de la politique avec eux. Et de faire de la politique en profondeur, à savoir en posant le problème jusque et y compris au niveau de la formation des scientifiques. Je crois que si l’on veut faire de la politique des savoirs aujourd’hui, il faut aller jusque là, dans les chasses gardées. Il faut apprendre à parler de l’université moderne. Le premier type de doctorat en science moderne, qui l’a créé ? Ce même Liebig à Giessen, dans le sens de cette autonomie qu’il revendiquait pour les sciences, c’est-à-dire dans le sens d’un savoir disciplinaire, qui fabrique des chercheurs tout à fait prêts à leur type de recherche, à partir de l’état des connaissances de leur époque, mais avec le minimum de bagage culturel, historique, de pensée, de recul possible quant à ce qu’ils ont fait. Cela prend trop de temps, cela alourdit, et il faut des chercheurs légers, créatifs, inventifs. Toute notre université moderne s’est construite sur cette idée de discipline, que Kuhn finit par décrire. Et nous savons que cela donne effectivement des chercheurs intéressants dans leur discipline, mais nous savons aussi que cela donne des chercheurs qui manifestent un non-appétit radical pour les questions non-disciplinaires. Cela veut dire des experts parfois très peu sûrs, parce qu’entièrement soumis à la manière dont on pose les problèmes du moment, et qui ne vont pas s’inquiéter d’avoir des co-experts qui donnent à leur savoir une signification digne de participer à l’étude d’une situation concrète. Cela permet aussi des procédures de « ré-étiquetage », quand une équipe scientifique va attirer des subventions liées par exemple au développement durable en bluffant effrontément, c’est-à-dire en ne s’intéressant au développement durable pas plus qu’à la queue d’une cerise, mais en se disant que puisque c’est comme cela que l’on peut gagner de l’argent, il faut y aller. Cela permet donc à ces chercheurs d’annuler, pour la loyauté et l’avancement de leur discipline, qui est la seule chose dont ils ont appris à avoir appétit, l’ensemble des propositions – principe de précaution, développement durable, etc. – qui se construisent pour essayer de transformer les pratiques scientifiques et leur signification, ou de les enrichir.

La question, j’insiste là-dessus, n’est pas de spécialisation en tant que telle, elle n’est pas de demander aux scientifiques de s’intéresser à tout, la question est le mode de spécialisation, c’est-à-dire le type d’appétit. Michel Serres avait, il y a très longtemps, dans La Thanatocratie, parlé d' »extralucides locaux et aveugles globaux ». Je ne dirais pas que c’est une question de vision, parce qu’ils peuvent voir toutes sortes de chose, mais d’appétit intellectuel. Parce que l’appétit de savoir, l’appétit de s’interroger, l’appétit de s’allier avec des gens qui peuvent transformer une inquiétude en prise de position a été littéralement massacré. De jeunes gens de toutes sortes arrivent aux portes des premières années de science, ils se ressemblent beaucoup plus quand ils en sortent, et ils se ressemblent au sens où ils ont appris quelles sont les questions qui font rire d’eux dans leur communauté. Pour cela, le fait que des groupes d’activistes et de citoyens de toutes sortes se mettent à produire du savoir, c’est-à-dire de l’imagination quant à « qu’est-ce que c’est qu’un savoir intéressant », est très important. Je pense aussi qu’il faut réussir à trouver des alliés peut-être hétérogènes. Je pense par exemple à Nicolas Bouleau, un mathématicien appliqué qui travaille aux Ponts, et qui pousse un véritable cri d’alarme en disant que la plupart des arguments présentés comme scientifiques sont en fait des modèles. Et il est spécialiste des modèles. Or un modèle, ce n’est pas du tout de la science. Même si c’est plein de science, plein de formules, plein de références à de la science, l’ensemble de la construction fait que ce n’est pas plus fort qu’une description en langage naturel, sauf que c’est moins facilement pénétrable. Il pose donc la question : où sont les intellectuels critiques à la hauteur de déchiffrer, de montrer ce que le modèle présuppose, les hypothèses risquées qu’il fait pour tenir ? Où sont ceux qui feront que cette manière d’étendre des nappes homogènes d’arguments de type scientifique sur n’importe quoi seront comprises comme une manière peut-être intéressante puisqu’elle peut être quantifiée, mais qui n’est intéressante, comme les langages naturels, que confrontée à d’autres descriptions, et non pas comme faisant autorité ? Qui aidera à refabriquer ,non pas une éthique scientifique, mais une lucidité quant aux productions scientifiques qui aujourd’hui se perd ? Le fait qu’à l’université il n’y ait pas de section « Sciences et politique des modèles », que l’on apprenne ce qu’est un modèle que sur le tas, après avoir appris de grands et beaux résultats (mécanique quantique, loi de Maxwell, etc.), ce fait là condamne l’université et le savoir de type public d’aujourd’hui pour non-pertinence. Et non-pertinence aux effets les plus graves, puisqu’il n’y a pas moyen de former ceux qui pourraient dire : attention, derrière l’utilisation de ce modèle, il y a un choix qui est déjà en train de décider ce que nous étions censés être en train de discuter.

Il faut donc réussir à faire la différence entre les scientifiques tels qu’ils sont inquiets aujourd’hui et ce qu’ils pourraient être, et essayer de leur donner de l’appétit pour ce qu’ils pourraient être. Il faut savoir, quand on s’adresse aux scientifiques aujourd’hui, qu’ils ont été éduqués à avoir peur du public. Le public, pour eux, c’est l’irrationnel, c’est ce contre quoi il faut se protéger, c’est ce par rapport à quoi tout mensonge, tout adoucissement est légitime. C’est pourquoi la manière dont on s’adressera à eux, y compris dans les enquêtes publiques, les conférences de consensus, etc., est l’un des enjeux essentiels pour qu’ils collaborent au nouveau rapport entre production de savoirs et production d’intérêt social et politique auquel j’en appelais il y a plus de vingt ans. Ce qui est profondément intéressant, par exemple, dans la crise des OGM, c’est que l’on voit des scientifiques qui se mettent à bafouiller parce qu’ils se rendent compte que ceux qui les interpellent posent activement des problèmes auxquels eux-mêmes n’auraient jamais pensé. Ils se rendent compte qu’ils s’étaient arrêtés à « lignée végétale productive en laboratoire = solution de la faim dans le monde », et que, pour l’ensemble de ce qui se passe entre les deux, ils ne s’étaient fiés qu’à un rude bon sens. Les groupes font penser les scientifiques et leur créent un appétit pour ce dont ils avaient fait abstraction. Toutes les situations de ce genre sont des situations importantes. Il faut aussi se rendre compte que l’on a affaire à des otages. Le silence des scientifiques, dès que l’on est à plus de deux ou trois, sur ce qu’ils pensent de ce que font beaucoup de leurs collègues, est frappant : on ne va pas dire du mal d’un collègue en public. Ils savent que cracher dans la soupe commune en public est dangereux pour leurs propres subventions, pour leurs propres recherches. C’est la question de la démocratie qui cette fois est posée. Qu’est-ce que la démocratie ? Je crois que c’est un régime qui célèbre comme un événement hautement positif, et qui est ce qui vaut la peine de prendre les risques de la démocratie, la production, non pas d’individus comme à la fin du XIXe siècle, mais de groupes, venus d’horizons multiples, capables – c’était la définition de l’intellectuel lors de l’affaire Dreyfus – de se mêler de ce qui était censé ne pas le regarder. Mais de se mêler de manière compétente, pas de manière geignarde : se mêler en produisant de nouvelles pertinences, de nouvelles questions qui comptent, de nouvelles contraintes par lesquelles il va falloir dorénavant passer. Cette capacité, et donc la lutte pour la démocratie, passe évidemment par la production d’instruments qui permettent la transparence, c’est-à-dire qui permettent que ceux qui veulent se mêler de ce qui ne les regarde pas trouvent dans le paysage de quoi apprendre et de quoi poser des questions gênantes, de quoi produire de nouvelles exigences à propos de situations qu’ils ont les moyens de décrire et de découvrir. Cette transparence devrait véritablement atteindre les mécanismes de nomination et de subvention des recherches qui, pour le moment, contrairement à ce qui se passe au Nord, relèvent plutôt du « top secret ». Il faut que les choix soient argumentés et justifiés, de telle sorte que ces arguments et ces justifications puissent être discutés et mis en politique. La mise en politique implique que ceux que cela ne regarde pas aient les moyens de pénétrer les endroits qui, s’ils restent opaques, prennent certains acteurs en otage. Tant que cela n’est pas abordé, la démocratie reste un art sophistiqué de gérer des troupeaux.

C’est un véritable changement culturel, qui doit produire de nouveaux appétits chez les citoyens, non pas comme masse indistincte qui vote une fois tous les x années, mais comme lieu où se produisent des groupes d’intérêt, de production de savoirs, de questions, de pertinences et d’exigences, qui doivent avoir les moyens d’accrocher ces questions dans ce à quoi ils s’adressent et de leur faire faire des différences. Défi démocratique. Défi pour les scientifiques, justement, d’apprendre à s’intéresser à ce qu’ils ne jugent pas comme directement scientifique. Défi culturel, cette fois-ci, général. Pour terminer, je parlerais non plus de l’université, mais de l’école secondaire. A l’école secondaire, il s’agit avant tout de transmettre du savoir fait (lois de Galilée, lois de Maxwell, pour ne parler que de la physique), du savoir faisant autorité, mais n’ayant pas grand chose de pertinent pour comprendre les controverses actuelles. Cela, évidemment, fait partie de la crise aussi. A l’école ne se forment pas du tout, c’est le moins qu’on puisse dire (il faut même dire le contraire), des citoyens capables de s’adresser aux scientifiques sur un mode pertinent, sur un mode qui les oblige à penser. On forme des croyants, des êtres qui auront confiance dans l’autorité de la science. Tant qu’à l’école ce ne seront pas les controverses d’aujourd’hui qui seront au cœur de l’enseignement scientifique (on pourra apprendre des éléments de savoir stabilisés, mais ce sera autour de situations de problème), nous produirons des citoyens qui demanderont aux sciences de résoudre les problèmes, puisque c’est comme cela qu’on les a formés, puisqu’on leur a appris que les sciences ont toujours été capables de résoudre les problèmes. De ce point de vue, il faut reprendre au sérieux, en cassant l’idée de scandale relativiste qui a entouré ses thèses, l’idée de Feyerabend, cet épistémologue anarchiste qui avait plaidé pour une séparation de la science et de l’Etat, et donc de la science et de l’école. Il faut la reprendre, non pas au sens de se méfier des scientifiques, mais au sens où la séparation permet aux citoyens d’apprendre à cultiver la relation, et de comprendre ce que font les scientifiques, ce qui les passionne, la manière dont les sciences se construisent activement dans une société, avec quels alliés, avec quelles conséquences, et non plus d’être soumis à une propagande qui n’a rien à voir ni avec sa propre expérience, ni avec ce que font les scientifiques. C’est-à-dire aussi que la séparation peut créer la soif de multiplier des alliances qui fassent différer les sciences de produire les conséquences auxquelles, depuis deux siècles, elles sont de manière dominante associées.

Isabelle Stengers