Innovation scientifique : la parole aux citoyens !

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mardi 12 novembre 2013

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Tribune parue dans Libération le 29 octobre 2013

OMG, nucléaire, gaz de schistes : un collectif de chercheurs prône un contrôle de la société sur les développements scientifiques et techniques.

Dans une tribune récente, intitulée «La France a besoin de scientifiques techniciens», quatre personnalités politiques (Robert Badinter, Jean-Pierre Chevènement, Alain Juppé et Michel Rocard) s’inquiètent de l’évolution des relations de la société française avec les  «sciences et techniques». Un collectif de chercheurs lui répond.

Ce texte très bref [cosigné par Robert Badinter, Jean-Pierre Chevènement, Alain Juppé et Michel Rocard]  aborde deux thèmes importants. Le premier concerne le développement de l’innovation dans des domaines controversés (OGM, ondes électromagnétiques, nanotechnologies, nucléaire, gaz de schistes). On comprend bien que les auteurs admettent mal la critique du développement de ces techniques – qui s’est pourtant dans plusieurs cas avérée judicieuse – et font l’apologie du scientifique traitant de ces questions «non idéologiquement», ce qui sous-entend que les critiques sont, elles, idéologiques. Et pourtant, plus d’un siècle de développement scientifique et technique nous a montré que si ce développement a permis dans certains domaines d’améliorer les conditions de vie des hommes et l’environnement, l’inverse s’est malheureusement manifesté largement dans de nombreux domaines (biodiversité, climat, pollutions atmosphériques et marines, accidents technologiques…). La nécessité du contrôle de la société sur ces développements est aujourd’hui une évidence.

Cela nous conduit au deuxième thème : le débat citoyen sur des projets de grande ampleur. Pour illustrer leur propos, les auteurs prennent pour exemple l’incapacité dans laquelle se trouve aujourd’hui la Commission nationale du débat public (CNDP), de mener à bien le débat prévu par la loi sur l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, le projet CIGEO. Incapacité que nous regrettons tout autant qu’eux puisque nous sommes impliqués en tant qu’experts et scientifiques dans ce débat à la demande expresse des pouvoirs publics. Nous avons accepté et assumé cette responsabilité, tout en soulignant les limites de ce qui jusqu’ici a constitué une phase d’information contradictoire via des vidéos en ligne mais en aucune façon un débat avec les publics concernés permettant de recueillir leurs avis et leurs désirs. Nous avons jugé que, malgré les difficultés, la CNDP pouvait être un instrument du débat citoyen, à condition que les autorités décisionnelles en tiennent compte.

Plutôt que de stigmatiser des «minorités» refusant et empêchant le débat en séances publiques qui «spéculeraient sur la faiblesse des pouvoirs publics et des élus», il serait peut-être plus judicieux et utile d’essayer de comprendre les raisons qui les conduisent à ces réactions.

La loi de 1991 sur les déchets avait prévu plusieurs dispositions dont la recherche de trois sites de laboratoires souterrains susceptibles d’accueillir ces déchets. Très vite les pouvoirs publics ont réduit leur ambition à un seul site, dans l’argile à Bure, et progressivement fait entendre que c’était le meilleur, puisque c’était le seul! Quatorze ans plus tard, la CNDP organisait un débat public sur la question des déchets nucléaires pour éclairer les choix parlementaires d’une future loi. Ce débat citoyen, conduit de l’avis de tous de façon exemplaire, y compris au niveau local, faisait en particulier émerger un concept entièrement nouveau, celui d’«entreposage pérenne». Il s’agissait d’entreposer les déchets en question de façon pérenne dans des conditions qui autorisent leur examen périodique, par exemple tous les 30 ou 50 ans, la remise en état de leurs emballages de protection, leur recyclage éventuel si des progrès technologiques le permettaient : cette stratégie s’appuyant plus sur la confiance dans la société et le progrès technique que dans la géologie a rencontré l’approbation d’une majorité des citoyens participant au débat.

Mais, sous la triple pression d’ingénieurs enfermés dans leurs certitudes techniques, d’une industrie nucléaire et de pouvoirs publics anxieux d’en finir avec l’incertitude sur l’avenir des déchets nucléaires, la loi de 2006 qui a suivi ce débat n’a pas tenu compte des apports originaux de ce débat.

Non seulement les riverains apprenaient que le site de Bure, doté jusque-là d’un «laboratoire de recherche» par les pouvoirs publics devenait sans débat le site officiel futur d’enfouissement des déchets, contrairement à tous les engagements pris, mais la notion d’entreposage pérenne disparaissait totalement au profit d’une «réversibilité pour 100 ans» dont le contenu s’avérait pour le moins flou, voire cosmétique. Ajoutons qu’une expérience passée, déjà dans le domaine du nucléaire, a beaucoup joué pour expliquer les réticences actuelles : en 2006, la CNDP lançait un débat sur l’opportunité de construire un EPR de Flamanville, alors que la décision était déjà prise par le gouvernement.

C’est dans ce contexte de frustration que la CNDP décidait conformément à la loi de procéder à un débat sur le projet d’enfouissement des déchets de Bure, le projet CIGEO. Pas question d’autres solutions. Pas question non plus d’attendre les deux ou trois mois nécessaires pour profiter des conclusions du débat national sur la transition énergétique lancé par le Président de la République pour mener ce débat en pleine connaissance de cause. L’urgence d’une décision s’imposait pour une installation qui devrait ouvrir ses portes en 2025 et fermer définitivement en 2130. Comment s’étonner alors de voir un certain nombre de nos concitoyens se rebeller devant ce qu’ils considéraient comme un piège.

Regretter l’absence de débat démocratique ne suffit pas. Encore faut-il en créer les conditions, en ne soumettant pas les citoyens à des faits accomplis, en reconnaissant à sa juste valeur l’intelligence collective.

Exiger comme le proclament les auteurs de cette tribune que «les débats publics vraiment ouverts et contradictoires puissent avoir lieu sans être entravés par des minorités bruyantes et, parfois provocantes, voire violentes» sans songer un instant à s’interroger sur les conditions préalables à la sérénité de ces débats, c’est choisir la stigmatisation hâtive d’une nébuleuse d’opposants et justifier d’avance l’usage de la force, comme méthode d’exercice de la démocratie. Il est vrai que «l’existence même de la démocratie est menacée si elle n’est plus capable d’entendre des expertises, même contraires à la pensée dominante» comme l’affirment nos auteurs, en insistant significativement sur le «même contraires»  pour montrer leur largeur d’esprit.

Mais il est surtout vrai que l’exercice de la démocratie impose que les attendus, le calendrier et le périmètre même des débats ne soient pas déjà complètement ficelés, imposés par la puissance publique et les lobbies, comme c’est trop souvent le cas dans notre pays.

Signataires: Jean-Marie Brom, docteur ès Sciences en physique, Directeur de Recherches au CNRS, ancien membre du Comité de Surveillance de la Centrale Nucléaire de Fessenheim ; Benjamin Dessus, ancien directeur de programmes interdisciplinaires au CNRS, président de Global Chance ; Bernard Laponche, docteur ès sciences en physique, ancien directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie; Monique Sené, chercheur honoraire CNRS, docteur ès sciences en physique, présidente du GSIEN ; Raymond Sené, chercheur honoraire CNRS en physique nucléaire, docteur ès sciences en physique, ancien membre du Comité Scientifique de l’Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire .

Par un collectif de chercheurs