Comment nous désirons être évalué-e-s ?

Par
mardi 24 novembre 2015

Miniature

Désirer être évalué. Il y a quelque chose d’un peu paradoxal dans cette expression. Sauf si la question porte sur le « comment ». En ce cas, en tant qu’enseignants, nous savons que la question de la pertinence, la manière dont nous commentons, discutons le travail proposé par un-e étudiant-e peut – pour certains – avoir plus d’importance que la note. Une évaluation, aussi quantitativement généreuse qu’elle soit, n’y changera rien : s’il n’y a pas de retour pertinent sur la valeur de leur travail ces étudiant.es se sentiront méprisé.e.s ou alors nourriront un certain mépris pour l’enseignant qui maltraite son métier.

L’évaluation dite objective nous met dans une situation similaire – sauf que dans ce cas, nous savons que la pertinence n’est pas le moins du monde à l’ordre du jour, seulement l’injonction à « jouer le jeu ». Ce n’est pas que les critères manquent de pertinence, c’est que, avec ce que Dominique Pestre a appelé la gouvernance néo-libérale, ils doivent ne pas l’être. L’efficacité de l’évaluation est ici d’autant plus grande qu’ils ne le sont pas. Plus ils sont absurdes au regard de la situation ou de l’activité concrète de la personne évaluée, mieux ils signalent que leur enjeu est de faire prévaloir un impératif de soumission à une mobilisation qui demande flexibilité, absence de scrupule, opportunisme. Au sens fort, il s’agit de « démoraliser », c’est-à-dire de casser, de faire « perdre la boussole ». La boussole pointe en effet vers des valeurs qui pourraient signifier une récalcitrance insoumise, voire même des comportements « irrationnels » de solidarité – l’équivalent d’un pacifisme alors que la guerre (compétition) généralisée doit prévaloir.

En d’autres termes, poser la question de la pertinence peut alors sembler utopique, voire romantique. Cette question me semble cependant avoir un sens, et ce pour deux raisons. D’abord parce qu’il s’agit de cesser de se plaindre, ou de protester comme si les chercheurs universitaires avaient droit à un traitement spécial, au vu de la valeur éminente de leur activité – tous les « métiers » impliquant que toutes les manières de faire ne se valent pas sont soumis à la même attaque. Ensuite parce que les pratiques de résistance éventuelles à cette attaque demandent, dans chaque cas, une imagination propre, une réappropriation qui ne se fasse pas seulement au nom du passé qui est en train de basculer dans le périmé, mais aussi d’un avenir qui intègre la manière dont ce passé a été vulnérable à l’attaque – car c’est de nos faiblesses, nos inerties, nos « je sais bien mais… » que cette attaque a, dans chaque cas, profité.

Il s’agit, dans notre cas, d’un « nous » qui désigne des chercheurs-enseignants appartenant à une institution qui rend solidaires les deux rôles. L’université moderne s’est inventée à partir de l’idéal de communautés de recherche qui prennent en charge tant « l’avancée des connaissances » dans leur champ que leur propre reproduction[1] – elle a inventé un mode d’enseignement dont ré réussite par excellence est la formation de futurs chercheurs, d’éventuels collègues. Avons-nous pris la mesure du défi que constituait la démocratisation des études supérieures ou avons-nous maintenu le cap désigné par l’idéal ? Nous autres qui travaillons à l’université et avons en ce sens reproduit cet idéal, pensons-nous assez à ceux qui nous valaient bien et qui n’ont pu le faire ? Nous avons été évalués comme « conformes » – jusqu’où est allée notre conformité ?

Mais il ne s’agit pas ici de se sentir coupables, seulement de ne pas nous réputer victimes innocentes. Et il en est de même pour l’activité de recherche elle-même ainsi que pour son mode d’évaluation.

Certes dans les champs de recherche où la notion de « fait » est associée à une réussite vérifiée par une pratique collective exigeante, soumise aux objections de « collègues compétents », partageant les mêmes exigences disciplinaires et des questions « concurrentes », « courant ensemble dans la même direction », le modèle classique d’évaluation par les pairs offre une garantie de pertinence évidente. Car ces collègues sont ceux pour qui la fiabilité du fait en question importe parce qu’il pourra le cas échéant – s’il surmonte les objections – permettre d’envisager la possibilité de poser de nouvelles questions, de concevoir de nouveaux dispositifs. Malheur à qui propose un fait ouvrant de nouvelles perspectives, qui devrait donc faire une différence pour ses collègues, mais ne suscite pas d’objection de la part de ceux que ce fait devrait intéresser, dont il devrait modifier ou mettre en question la recherche. Si nul ne prend la peine de le mettre à l’épreuve, c’est que nul n’envisage sérieusement l’éventualité de sa prise en compte : il restera alors dans les limbes, même pas réfuté. Et c’est cette forme d’intelligence collective, où l’objection est bienvenue et contribue à la stabilisation et à la création de reproductibilité des faits, que les chercheurs ont défendue lorsqu’ils ont réclamé l’autonomie de leur pratique contre les interférences d’intérêts « étrangers ». Ceux-ci seront accueillis, voire activement recherchés, mais ils ne doivent pas intervenir ouvertement, faire argument, avant que la réussite ait été reconnue par la communauté concernée.

On le sait, c’est ce modèle qui est aujourd’hui démantelé par ce qu’on appelle l’économie de la connaissance, avec le partenariat institué avec le privé, le secret commercial, la prise de brevet. L’intelligence collective se défait si la réussite n’a plus besoin de passer par les pairs. Cependant ce même modèle, généralisé tel qu’il l’a été, à tous les champs de recherche, est-il généralement synonyme d’intelligence collective ? Que signifie l’objection dans des champs plus conflictuels, où la notion même de « fait » pose problème, où il n’y a pas concurrence mais conflit. Un économiste « classique » sera-t-il évaluable par un économiste marxiste ? Un psychologue cognitiviste par un psychologue phénoménologue, voire psychanalyste ? Et que signifie-t-elle dans les champs où les « faits » sont avant tout produits par une instrumentation sophistiquée (neuroimagerie) et s’accumulent sans correspondre pour autant à une démarche cumulative, une démarche telle que ce qui est proposé par l’un a des conséquences pour les autres ? Et qui sont mes pairs à moi, philosophe, alors que les philosophes pratiquent plutôt un art du dissensus, posant et reposant sans fin la question « qu’est-ce que la philosophie » ?

En d’autres termes le principe d’évaluation par les pairs, aujourd’hui battu en brèche, n’a jamais eu une pertinence égale dans tous les champs. Il traduit plutôt la manière dont l’institution scientifique a érigé en modèle les sciences pour qui et par qui il a été inventé (rappelons qu’en France tout groupe de recherche est nommé « laboratoire »)

D’autre part, même dans ces sciences la mise en œuvre de ce principe a mal résisté à l’explosion du nombre des publications, des spécialités et des chercheurs. Dans les années 70’ déjà le « publish or perish » était dénoncé, les référés, c’est-à-dire collègues compétents en première ligne, étaient surchargés, devenus peu fiables, et étaient mis en place des instruments bibliométriques (nombre de citations) permettant d’évaluer des candidats inconnus sur un mode qui n’exige pas la compétence des évaluateurs – ainsi que des tentatives de déceler les renvois d’ascenseurs et autres manœuvres auxquelles invitait la non-compétence de l’évaluation. De manière plus générale, les pratiques d’évaluation impliquant aussi bien le couplage entre évaluation et compétence activement intéressée à la pertinence de cette évaluation que la confiance interpersonnelle entre chercheurs qui « se connaissent et s’apprécient » étaient déjà mises à mal. On pourrait dire de ce point de vue que l’évaluation dite objective a transformé en norme impérative ce qui était déjà dénoncé et/ou déploré comme dérives pathologiques.

C’est pourquoi la question « comment désirons-nous être évalué-e-s » ne devrait pas se borner à l’évocation nostalgique d’un passé où la recherche était respectée, ni non plus évoquer un « nous » incluant indifféremment tous les chercheurs. La question constitue d’abord une épreuve adressée aux chercheurs en tant que situés par leur pratique, par ce qu’elle vise, par la question de ceux et celles à qui elle s’adresse, pour qui elle compte. Son enjeu est la capacité, pour celles et ceux que cette question concerne, de se situer autrement que par des références plus ou moins grandiloquentes à la cause de la connaissance ou du progrès. Comment favoriser, régénérer ou réinventer une intelligence collective qui puisse fonctionner en tant qu’instance immanente d’évaluation est sans doute un point commun puisque c’est ce que la gouvernance néo-libérale détruit quel que soit le champ de recherche. Mais il s’agit aussi, posant la question de l’adresse, de mettre en cause une certaine irresponsabilité revendiquée quant à la manière dont les savoirs qu’ils produisent seront « valorisés ». Pour qui les savoirs produits comptent-ils ?

Il ne suffit donc pas de protester contre la « marchandisation » des savoirs. Comme Dominique Pestre l’a bien montré[2], tout « régime de savoir »  inclut la question du mode de valorisation de ces savoirs. La prétention à faire de « l’avancée des connaissances » une cause en soi, qui transcenderait toute demande de compte et constituerait une vocation que toute société se devrait de nourrir de manière désintéressée, est une aimable façade construite à l’époque même où des sciences comme la physique, la chimie, la géologie entraient dans des rapports de symbiose particulièrement intimes avec le « développement des forces productives ». Elle affirme certes la liberté consentie à des communautés de recherche de déterminer leurs questions de manière autonome. Cependant, cette autonomie a un prix : les scientifiques doivent se garder comme la peste de se préoccuper de la manière dont les réponses qu’ils donnent à leurs questions « purement scientifiques » seront « valorisées », c’est-à-dire acquerront d’autres valeurs, seront évaluées selon d’autres critères. S’en préoccuper serait sortir de leur rôle. On entend dire par certains : « nous respectons la démocratie ; il appartient à ‘la société’ de décider. » Mais la question de savoir comment cette « société » est équipée pour prendre de telles décisions n’est pas leur affaire. Et lorsqu’une innovation industrielle issue des recherches scientifiques est contestée – je pense aux OGMs notamment – les scientifiques qui s’en font les promoteurs le font en toute impunité. Leurs arguments ne suscitent pas la moindre surprise indignée de la part de leurs collègues, alors même qu’ils ignorent superbement les limites de leur compétence. D’une manière ou d’une autre, la théorie du « déficit », impliquant que c’est par manque d’information ou par peur du changement que le « progrès impulsé par la science » peut être contesté par le public, règne en maître sur l’imaginaire des scientifiques.

Je parle d’imaginaire et non d’imagination : lorsque Marc Van Montagu, par exemple, présente les OGMs comme solution au problème de la famine dans le monde, il écarte d’un revers de main la question des conséquences socio-économiques et écologiques de l’extension massive de monocultures brevetées et ne fait pas montre de beaucoup d’intérêt pour les explications que ses collègues socio-économistes donnent des famines. L’OGM « abstrait », sorti des laboratoires, résoudra un problème auquel il ne connaît pas grand-chose : cela ne le regarde pas en tant que biologiste ce qui ne l’empêche pas de plaider que la « politisation » du problème fait obstacle à ce qui lui semble rationnellement évident. Des scientifiques cohérents avec leurs prétentions démocratiques devraient en appeler de toute leur force à une mise en politique de la manière dont leur savoir est valorisé « hors science ». Mais le silence écrasant de la communauté scientifique lorsque l’un des siens en appelle aux valeurs de la rationalité et de l’objectivité pour dénoncer une telle « politisation » n’a pas attendu l’économie de la connaissance.

La revendication d’irresponsabilité des scientifiques quant aux conséquences de leur recherche est indissociable de l’autonomie qui leur a été concédée dans le passé. L’avertissement quasi-rituel « Ne tuez pas la poule aux œufs d’or ! N’essayez pas de vous approprier directement cet or ! Laissez-nous pondre en paix et vous pourrez ensuite valoriser nos œufs, ils vaudront pour vous de l’or ! » a toujours impliqué que les poules académiques s’adressent d’abord à ceux qui pourraient les soumettre à leurs intérêts, c’est-à-dire plaident que ces intérêts seront mieux servis par l’autonomie qu’elles demandent. Le fait que l’avertissement ne soit plus entendu signifie peut-être que la fiabilité scientifique des œufs n’importe plus. Dans une économie désormais axée sur la promesse et la spéculation, tout ce qui brille peut faire l’affaire. Mais l’imaginaire de la poule, tout à la fois irresponsable et fière de ce que ses œufs puissent assurer le progrès de l’humanité, est toujours aussi puissant tant en ce qui concerne l’élevage des poulets, c’est-à-dire la formation des étudiant et des chercheurs, que la pratique des éleveurs. L’idéal de l’évaluation par les pairs – ceux qui sont censés vérifier la solidité des œufs – reste officiellement la norme, même si la plupart des pairs dépendent désormais pareillement de partenariats avec le privé, et même si les objections ne sont plus bienvenues si elles mettent en cause ce partenariat[3]. Cet imaginaire n’est pas mis en cause car il traduit la canalisation de l’imagination des chercheurs, active lorsqu’il s’agit d’enjeux qui concernent leur compétence, littéralement anesthésiée lorsqu’il s’agit de questions étiquetées « non scientifiques », c’est-à-dire politiques, éthiques ou idéologiques. De manière générale l’accusation de « politisation de la science » disqualifie les chercheurs qui « perdent leur temps » à s’intéresser à des questions qui « ne font pas avancer le savoir », alors que l’arrogance superficielle et naïve des jugements qui tiennent lieu de réponse à ces questions est tolérée : elle authentifie leur auteur comme un « vrai scientifique ».

Parler de responsabilité des chercheurs et des chercheuses ne signifie pas bien évidemment leur demander qu’ils garantissent la fiabilité des prétentions à servir le « progrès humain » qui accompagnent ce qui sort de leur laboratoire. Il s’agit seulement de leur demander de ne pas s’en laver les mains, d’être sérieusement, c’est-à-dire collectivement concernés par cette fiabilité. Cela suffirait pour que Van Montagu et consorts, par exemple, ne puissent plus parler impunément de famine sans compétence vérifiable en la matière. Mais cela implique – ce qui n’est pas le cas dans les programmes officiels visant à vendre au public l’idée d’une science désormais responsable – qu’ils acceptent de « perdre leur temps » à s’intéresser au monde qui commence aux portes de leurs laboratoires. Et cet intérêt à son tour implique une formation qui active un appétit imaginatif, une intolérance aux types de généralités qui servent aux scientifiques à s’exonérer de toute responsabilité. Un appétit imaginatif et une intolérance qui rendraient normal que, chargés d’expertise, ils exigent la présence active des co-experts qui soient capables d’envisager les aspects d’une situation qui ne sont pas de leur compétence et les empêchent de faire prévaloir le point de vue qu’il considère comme scientifique sur ce qui, anecdotique, est censé s’arranger ou doit être accepté comme le « prix du progrès ».

Il est inutile de souligner que l’institution scientifique, ici, ne peut être séparée des instances qu’est loin de déranger la figure du scientifique revendiquant fièrement son irresponsabilité, et le mode de formation et d’évaluation des chercheurs qui les formate sur ce mode. Et je parle ici non seulement du privé, mais aussi des institutions étatiques qui ne sont pas précisément des « amies » de la mise en politique de questions qu’il s’agit de gérer en lieu clos. Inversement l’exercice d’évaluation de l’expertise que sont susceptibles d’accomplir des citoyens dépourvus de compétence particulière mais qui, tirés au sort, ont accepté de consacrer plusieurs week-ends à la question autour de laquelle ils ont été réunis, suffit par sa lucidité, sa pertinence et son exigence imaginative, à manifester que les experts scientifiques ont quelques raisons de craindre de tels modes d’évaluation. Ici la rengaine des scientifique « c’est à la société de décider » prend sens, non que ces citoyens décident, mais parce que la manière dont ils écoutent et interrogent des experts d’horizons multiples aboutit à ce qui, d’une manière ou d’une autre, devraient être un préalable obligé à la décision : un déploiement véritablement « désintéressé » de la question et une évaluation critique des arguments autorisés[4]. L’institution scientifique, qui prétend tenir aux valeurs de la rationalité, a cependant vécu comme une catastrophe l’événement OGM, lorsque le problème de l’agriculture de demain a été déployé et les arguments autorisés battus en brèche. Elle préfère poser la question (apolitique) du « public » ou de « l’opinion », qu’il s’agit de réconcilier avec « sa » science, à coup de fêtes, de journées portes ouvertes et autres opérations de propagande.

Il devrait aller sans dire que cette institution, telle qu’elle a fonctionné depuis plus d’un siècle et demi en symbiose avec un « progrès » censément supra-politique n’est pas seule responsable du caractère radicalement insoutenable de ce qu’on appelle « développement ». Il reste que, à part les états d’âme des physiciens ayant participé au développement de l’arme nucléaire, on ne peut pas dire que les scientifiques dans leur ensemble aient prêté une oreille très attentive à ceux qui, nombreux et depuis bien longtemps, mettaient l’accent sur le caractère irresponsable de ce « développement », ou aient collectivement protesté contre ceux de leurs collègues qui disqualifiaient toute mise en cause un peu radicale comme manifestation d’irrationalité. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sure que la question du rôle joué par la référence à la rationalité dite « scientifique » dans la mise sous silence de la contestation soit bienvenue dans les milieux scientifiques, et que, notamment, le rêve d’une science apportant une solution miracle, de type géoingénierie, au désordre climatique ne soit pas vivace. Il me semble parfois que la menace d’une perte de confiance dans « la science » est vécue comme plus redoutable que celle qui affecte notre avenir. Mais il est hors de question d’admettre que la perte de confiance puisse être légitime. La question de savoir comment la regagner est aujourd’hui confiée aux sciences sociales : « à vous de vous charger de faire valoir que nous sommes désormais ouverts aux questions qui préoccupent le public mais sans nous demander de perdre notre temps, qui doit être consacré tout entier à l’avancé des questions vraiment scientifiques. »

Poser la question « comment désirons-nous être évalué-e-s ? » ne signifie évidemment pas que toutes les voies de recherche aient à affronter le même type d’épreuve. La question de l’évaluation, que je voudrais renvoyer à la question « cui bono ? » – « pour le bien de qui ? », c’est-à-dire « à qui manquerions-nous ? », ou « pour qui ce que nous faisons importe-t-il ? » – se pose bien évidemment différemment dans les champs technoscientifiques producteurs de brevets et de spin off, en archéologie ou en philologie. Cependant, elle réclame de tous les champs une épreuve commune, qui est de renoncer à la prétention de la poule académique, qui prétend servir la « cause » de la connaissance désintéressée, quitte à fabriquer quelques généralités bâclées qui reviennent à affirmer que l’humanité entière manquerait du savoir produit. Certes, tous les champs de recherche ne peuvent être réputés « coupables » d’avoir travaillé pour le bien de certains en oubliant les conséquences qu’auront à subir d’autres, mais le problème ne passe pas par le contraste coupable/innocent. Aucun champ n’est innocent dans la mesure où tous ont bénéficié de l’institution de « la science », de la définition de l’avancement de nos connaissances comme « cause » n’ayant pas besoin de justification. Tous ont bénéficié de la légitimité de principe concédée à « la science », même ceux qui se sont fait un devoir de critiquer les sciences dites objectives. Car ceux-là même l’ont fait sans trop s’interroger pour autant sur l’autonomie relative dont ils bénéficiaient.

Il s’agit donc de penser comment nous désirons être évalué-e-s à partir d’une commune non-innocence – celle dont témoigne notamment la perplexité d’avoir, pour ce faire, à se rendre capable de répondre à la question « cui bono » – « pour qui cette recherche est-elle pertinente ? » ; « à qui s’adresse-t-elle ? ». Donna Haraway propose d’ailleurs d’entendre le terme « responsabilité » au sens de répondre-abilité, capacité de répondre sans invoquer une légitimité toute faite, auto-évidente. Il s’agit d’accepter la légitimité d’une question qui fait épreuve parce que ce qui est évalué n’est pas, alors, la simple compétence, la reconnaissance par les pairs, l’adéquation aux normes du champ, et parce que cette question exige l’abandon de la position héroïque du refus d’être « asservi au désir de l’autre », de gens incapables, paraît-il, de comprendre le sens de ce qui nous fait œuvrer, et qui doivent donc être tenus à distance. Mais pour qui nous prenons-nous ?

Et ce qui frappe alors est que nos institutions académiques n’ont pas, ou peu, de « milieu associé », ce que j’appellerais volontiers de milieux « amateurs » au sens où il faut entendre par amateur non l’incompétence mais le goût cultivé, l’amour qui sait discriminer, l’expérience qui permet d’évaluer, qui, éventuellement, ne s’en laisse pas compter[5]. Les amateurs sont ceux qui savent objecter si on s’adresse « mal » à eux, si on les prend pour des gogos – que l’on pense aux amateurs de musique ou de technologie informatique, et même de sports. J’ai souvent imaginé des journalistes scientifiques qui seraient capables de prendre exemple sur les journalistes sportifs et qui sauraient exiger qu’on leur parle « vrai » au lieu de leur livrer une propagande édifiante.

Certes, on pourrait dire que nous sommes toutes et tous « amateurs » dès qu’il s’agit d’un champ qui n’est pas le nôtre, mais pas au sens, malheureusement, que je viens de présenter. La tolérance indifférente, le mépris à peine secret, l’ignorance crasse sont monnaie courante. Comme aussi les mauvais coups hypocrites : ne sommes-nous pas en situation structurelle de rivalité pour les financements, mais tenus aussi de ne pas mettre en question ouvertement le travail d’un « collègue » car ce serait « affaiblir l’institution », ouvrir la porte à ceux qui doivent être tenus à distance, respecter la façade lisse de « la science ».

J’en reviens ici à la question de l’enseignement. La singularité de l’université, telle que je l’ai entendu célébrer est que c’est le seul lieu d’enseignement où l’enseignant sait que parmi ses étudiants se trouve peut-être un futur collègue. Et je ne nierai pas ce qui est à la fois un privilège et une source d’exigence. Mais c’est aussi une responsabilité si la formation est axée sur l’idéal de la poule aux œufs d’or. Et, en tout état de cause, il faut aussi dire que c’est aujourd’hui une fiction et un énorme gâchis. Je ne plaide évidemment pas pour que l’université fabrique des diplômés « prêts à l’emploi », dotés d’une formation en « adéquation avec les besoins du marché du travail ». Je dis seulement que la démocratisation de l’université n’a pas été vécue comme un défi, mais subi, l’œil fixé sur le « niveau », qui ne devait pas baisser. Vous êtes les bienvenus, avons-nous dit aux cohortes d’étudiants issus de milieux « nouveaux », mais après = avant, et il faudra vous adapter. Nous allons continuer comme avant, vous former de telle manière que certains puissent mériter de, peut-être, nous succéder. Quant aux, si nombreux désormais, autres, ils pourront toujours bénéficier, sur le marché du travail, de l’accès réservé aux postes demandant un diplôme universitaire. Et tant pis s’ils ont pris le goût de ce qu’ils ont rencontré à l’université. La logique méritocratique qui nous imbibe les en exclut.

Nous n’avons pas inventé un enseignement qui contribue à créer un « milieu associé », qui ouvre à ceux que nous formons la possibilité de maintenir un engagement actif quoiqu’amateur dans la spécialité dont ils auraient pris le goût – la possibilité non pas simplement de se « tenir informé » mais d’être habilités à participer activement à la valorisation des savoirs qui sont produits et transmis à l’université. Et si l’université devait être évaluée non certes dans ses rapports avec le marché du travail mais dans sa capacité à former de futurs amateurs, capables de critiquer, d’apprécier, d’objecter, de situer ? Bref de former ceux qui forceraient les chercheurs « élus » à se rendre capables de s’adresser « pour de vrai » non seulement au milieu raréfié de leurs seuls « collègues compétents » mais aussi à ceux qui, très légitimement, n’accepteront pas de se voir traités en incompétents ? On parle si souvent de « culture scientifique, et l’université s’enorgueillit de ne pas former de simples « techniciens compétents ». Mais ce n’est pas quelques cours de « culture générale » qui feront l’affaire si le défi est un rapport « cultivé » au savoir, une capacité de situer la pertinence de ce que l’on sait et d’en répondre. Cela demande une formation dont la première réussite serait la capacité à s’adresser à, ou à faire partie d’un, milieu d’« amateurs exigeants », ce milieu que l’université ne sait pas entretenir, n’imagine même pas qu’elle devrait entretenir.

Aujourd’hui, plus que jamais, pourtant la question de la pertinence de nos savoirs académiques est une question vive, une question transversale qui devrait faire épreuve pour les enseignants-chercheurs. Les étudiants qui entrent à l’université appartiennent à une génération qui sera confrontée à des défis que nous ne pouvons imaginer. L’université peut-elle devenir capable de nourrir, dans un monde où rien n’ira plus de soi, leur imagination contre la rigidité du business as usual, y compris le business que constitue l’avancée de savoirs aveugles à la question de leur pertinence ?

Gilles Deleuze a écrit que la honte était un motif puissant de penser. La honte et non la culpabilité qui constitue plutôt un attracteur faisant revenir toute pensée à la même rengaine doloriste. Ce que j’ai présenté n’a évidemment rien ni d’une revendication ni d’un programme. Je n’entends pas le moins du monde disqualifier la souffrance de bien des chercheuses et chercheurs qui se sentent trahis par ceux qui étaient censés les défendre. Mais il s’agissait pour moi de tenter de penser sans nostalgie pour le passé, devant celles et ceux dont, d’une manière ou d’une autre, nous avons entériné l’exclusion. La question « comment désirons-nous être évalué-e-s » doit alors être comprise comme une épreuve, demandant que nous nous situions dans un milieu plus dense, que nous apprenions à imaginer pour qui nous faisons ou pourrions faire une différence susceptible de compter, une différence dont ils seraient en retour susceptibles d’évaluer la pertinence.

Il faut l’accepter, ceux qui ont prétendu nous protéger de la perte de temps qu’entraînerait la création de rapports vivants (non « pédagogiques ») avec ce milieu, ceux qui nous ont encouragé à le tenir pour irrationnel, ne sont plus, et n’ont sans doute jamais été, des amis de ce que nous appelons rationalité. Et nous-mêmes l’avons assez souvent déshonorée, cette rationalité, en en faisant un principe de démarcation permettant de sélectionner ce qui, dans une situation, nous regarde. Nous avons peu résisté à la tentation facile de faire de la rationalité une bannière territoriale alors que je n’en connais pas d’autre définition transversale que celle de se rendre capable d’entendre ce que demande une situation, sans la soumettre à nos habitudes de pensée, sans rêver que ce que nous ne prenons pas en compte s’arrangera de soi-même. Nous vivons une époque où les comptes de toutes nos négligences, de toutes nos soumissions nous sont présentés sur un mode tel que nous savons que cela ne s’arrangera pas de la sorte. Il est temps, plus que temps, d’apprendre l’art des rapports avec ceux dont nous avons besoin si nous désirons être rationnels.

 

[1] Voir pour cette invention et ses conséquences, I. Stengers, « Plaidoyer pour une science ‘slow’ », in Une autre science est possible !, Paris, Les Empêcheurs de openser en rond/La Découverte, 2013.

[2] Dominique Pestre, Science, argent et politique, paris INRA éditions, 2003.

[3] De ce point de vue l’affaire Séralini est exemplaire. Mettant en cause l’innocuité du Round-up de Monsanto, comme aussi les tests censés garantir cette innocuité, il a eu affaire non à des collègues intéressés mais à de véritables ennemis. Voir à ce sujet F. Chateauraynaud, « L’histoire des OGM n’est pas une controverse ratée mais un conflit réussi » in Logiques argumentatives, 2010. L’article est en ligne : http://socioargu.hypotheses.org/1807.

[4] C’est ce que la Fondation Sciences citoyennes propose d’appeler convention citoyennes, et qu’elle associe à un protocole indépendamment duquel la convention peut devenir un n+unième dispositif destiné à aider à l’acceptabilité d’une innovation. Voir, en ligne https://sciencescitoyennes.org/dossier-de-presse-les-conventions-de-citoyens-cdc/

[5] Voir I. Stengers, « Pour une intelligence publique des sciences », in Une autre science est possible, op. cit..