Ce texte, hommage à Albert Jacquard, a été publié dans l’édition du 19 septembre 2013 de Politis.
Albert Jacquard est mort, ça devait arriver (87 ans) et il prévoyait cette issue avec philosophie, comme pour tout, mais aussi avec humour. Généticien des populations, féru de statistiques, il aimait dire pour chaque année à laquelle il avait survécu : « mon espérance de vie a encore augmenté ! ». Il va nous manquer dans ce monde où l’intellectuel de terrain se fait rare. Connaît-on beaucoup de scientifiques prêts à camper dans un squat pour défendre les droits des plus défavorisés, comme il l’avait fait rue du Dragon ou avenue René Coty ? Ou à se faire volontairement embarquer par la police pour montrer sa solidarité avec des militants plus fragiles ?J’ai aimé en Albert Jacquard le complice de nombreux refus : le sort indigne d’hommes humiliés (sans papiers, SDF, prisonniers,), le racisme, la violence des puissants, les crimes contre la nature, l’industrie nucléaire, le brevetage du vivant, etc…Mais aussi le propagandiste de propositions concrètes comme le Tribunal Russel sur la Palestine ou l’apprentissage de l’espéranto, ou le pourfendeur du Paris-Dakar. Il y a 25 ans, nous avions, avec une quinzaine d’autres chercheurs, publié (dans Le Monde et Nature) un « manifeste pour une maîtrise de la science » où nous revendiquions le devoir pour un scientifique de n’être pas seulement un scientifique mais aussi, mais d’abord, un citoyen. Parmi ces signataires, c’est certainement Albert Jacquard qui a poussé le plus loin cette volonté.
Voilà un homme qui haussait l’utopie au rang de projets à défendre absolument. Il est un mot que nous condamnions d’une même voix comme étant le pire de notre langue pour sa sonorité mais surtout pour sa signification, c’est compétitivité qui contient à la fois le mépris des laissés pour compte et la rogne des puissants pour accélérer encore la machine à aller dans le mur. Albert refusait que ses noires prédictions le fassent accuser de « catastrophisme », revendiquant le réalisme puisque, c’est l’évidence des faits, tous les indicateurs sont au rouge. Mais, au contraire des optimistes, souvent assassins passifs, il s’activait sur tous les chantiers où quelque chose était encore possible pour défendre la dignité de certains hommes et la survie de tous ; un exemple qui devrait suffire pour bannir le stupide qualificatif de « pessimiste », lancé contre tous ceux qui clament leur inquiétude mais se battent pour des solutions. Je n’ai jamais su si cet humaniste forcené était seulement animé par la confiance dans la richesse intérieure des hommes ou si la foi chrétienne éclairait ses missions, Albert se voulait trop laïc pour qu’on pose de telles questions.
Albert n’était pas armé pour la politique, seulement pour la justice, ce qui l’amenait à soutenir au même moment des militants radicalement engagés tel Jean-Luc Mélenchon ou des groupes « ni gauche ni droite ». Il suffisait qu’il soit séduit par une droiture, un engagement, un acte concret, quelque chose qui fasse écho à l’idée qu’il se faisait du bien. Forcément, Albert était un utopiste, ainsi quand il créa une université des pauvres dans le squat d’un immeuble bourgeois, car il voyait dans l’éducation le premier principe de la liberté. Parmi les combats restés célèbres du généticien, il y a la négation de l’existence de races humaines ou d’une détermination génétique de l’intelligence.
Tout dans cet homme d’exception était beau, jusqu’à son visage meurtri qui s’illuminait dès qu’il prenait la parole, dans la rue ou à la tribune des colloques. Alors, les auditeurs étaient fascinés par l’intelligence en même temps que par l’évidence de son propos. Jamais de termes alambiqués, jamais de langue de bois, Albert allait au but avec des démonstrations d’une élégante logique, comme ces acrobates dont le tour magistral paraît simplissime, et sans omettre une touche de poésie. Conscient que la science ne sauvera pas le monde, il s’impliquait entièrement dans chaque action en tant que scientifique et citoyen à la fois mais les médias, comme nombre de ses collègues, préféraient le savant pédagogue au militant obstiné, ce qui n’entravait pas sa gentillesse avec tous, même quand ses engagements étaient délibérément ignorés, voire méprisés.
Il nous reste ses proclamations mais aussi d’abondants écrits et ouvrages de vulgarisation. Je pense par exemple à La légende de la vie (Flammarion, 1992 ), merveille de pédagogie, de culture, et d’esthétisme. Albert Jacquard s’inscrit dans la lignée de Jean Rostand, biologiste, moraliste et militant humaniste (en particulier contre l’arme nucléaire et pour la citoyenneté mondiale), auteur et vulgarisateur prolifique disparu en 1977. Albert le juste a rejoint Jean le sage au – tout petit – panthéon des scientifiques responsables.