Agriculture et sciences citoyennes : Quelles orientations pour la recherche sur la biodiversité cultivée ?

Par et
mardi 11 septembre 2012

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La recherche sur la biodiversité cultivée, et la recherche scientifique en général, ne peuvent être coupées des enjeux actuels qui caractérisent notre société. On ne peut isoler une innovation ou un laboratoire de recherche du contexte dans lequel ils évoluent. La recherche scientifique est étroitement liée aux modes de pensées et de savoirs qui régissent notre société, mais aussi aux politiques publiques, marchés et modes de consommation. Ils l’orientent et la définissent.

Il importe alors de se questionner sur quelles méthodes de recherche produisent quel type de biodiversité cultivée, et avec quelles visées ou applications.

Une recherche scientifique transformatrice de l’agriculture

Le 20ème siècle a vu la consécration de la recherche menée en laboratoire. Ce type de recherche favorise un questionnement scientifique se basant sur des outils qui éloignent les chercheurs des conditions de terrain. L’expérience faite sur le terrain est reproduite dans le laboratoire avec la logique de mettre en place un modèle que l’on pourra ensuite appliquer de manière décontextualisée dans une situation de production. En agriculture, les espèces végétales cultivées aujourd’hui descendent d’espèces sélectionnées par les communautés paysannes depuis le Néolithique. Ce mode de sélection, qui a dominé l’agriculture française jusqu’à la fin du 19ème siècle, a peu à peu été disqualifié à partir de la deuxième guerre mondiale. En effet, dès 1946, l’intervention de l’Etat dans la recherche et la création d’un espace pour la recherche publique en génétique des plantes – l’Institut National de la Recherche Agronomique, INRA – se font au nom de la modernisation de l’agriculture en France, domaine déjà fortement occupé par les agro-industries et entreprises semencières.

A travers la standardisation et la valorisation du progrès génétique, la vision transformatrice de l’Homme sur la Nature prend le pas sur une vision qui interroge la capacité d’auto-génération du monde vivant. Dans le domaine des recherches d’amélioration génétique, on introduit dans les champs des variétés fixes et totalement homogènes adaptées à des conditions d’agriculture uniformes, déplaçant les savoir-faire de l’agriculture paysanne, souvent autonome, vers l’utilisation de techniques mécaniques et dosages d’intrants chimiques, afin de garantir des récoltes abondantes. On adapte alors les conditions du milieu à la plante créée en laboratoire et artificialise le sol. Le rôle vital du sol, le cycle de reproduction du végétal, et le renouvellement de la diversité des variétés population ont peu à peu été oubliés. Au tournant des années 80, la logique libérale ou marchande, celle des entreprises, des multinationales, l’emporte ; elle est toujours celle qui domine actuellement. Elle vise à générer rentabilité économique et productivité maximale au détriment des coûts environnementaux et sociaux. La science et son pilotage sont de plus en plus orientés selon cette logique marchande et compétitive, en étroite relation avec les décideurs politiques. Ainsi, la définition de normes juridiques nationales et européennes en matière de semences a permis la construction d’un monopole de fait de l’industrie semencière sur la sélection. Il en résulte un type de recherches polarisé par et pour les grandes firmes.

Dans un contexte grandissant de réduction des aides de l’Etat à la recherche publique, les demandes des divers bailleurs de fonds (Etat, Europe, Régions, Fondations, etc.) orientent la recherche. Et quand des aides publiques sont allouées à la recherche, telles le « Grand Emprunt », elles mettent en compétition là encore des laboratoires de recherche pour une course à « l’excellence » (cf. le regard n°15 de Jérôme Casas sur cette plateforme : Quelle course à l’excellence pour les sciences de la biodiversité ?). La société libérale exige la compétition, qui s’oppose à la diversité cultivée des plantes, mais s’oppose aussi à la diversité des chercheurs qui dans le même domaine prenaient auparavant des voies différentes, utilisaient des techniques différentes. Aujourd’hui, les laboratoires de recherche font de façon recrudescente la même chose au même moment, avec les mêmes techniques.

Glossaire :

  • Agroécologie : il s’agit d’un mode de production agricole dit écologique, car il est pratiqué dans le respect des écosystèmes.
  • Biodiversité agricole: aussi appelée agrobiodiversité, la biodiversité agricole désigne la variété et la variabilité des espèces animales et végétales et des micro-organismes qui servent directement ou indirectement à l’alimentation et à l’agriculture (plantes cultivées, bétail, foresterie, pêches). Elle comprend la diversité des ressources génétiques (variétés, obtentions, etc.) et des espèces utilisées comme nourriture, combustibles ou fourrage, pour leurs fibres ou la fabrication de produits pharmaceutiques. La biodiversité agricole peut donc être sauvage, cultivée ou élevée.
  • Biodiversité cultivée/domestique : elle renvoie aux variétés de plantes et races animales crées à travers les activités humaines.
  • Conservation in situ : ce terme désigne les ressources génétiques mises en culture au champ par les agriculteurs.
  • Conservation ex situ : ce terme désigne les ressources génétiques conservées dans les banques de gènes et aux listes de variétés commercialisables inscrites au catalogue officiel des espèces et variétés.
  • Sélection participative : c’est un dispositif de sélection végétale (ou animale) où chercheurs et agriculteurs (ou même d’autres acteurs intéressés ou en lien avec le système de production : transformateurs, consommateurs, etc…) collaborent pour créer de nouvelles variétés.
  • Variétés population : c’est un ensemble de plantes qui se reproduisent librement entre elles au cours de leur culture dans un même milieu biologique, auquel elles sont adaptées.

 

 

Vers une érosion de la diversité en matière de recherche et de génétique

Ces orientations en matière de recherche agricole ont accompagné une perte de variété et de diversité, ainsi qu’un nivellement par le bas pour imposer une norme : la société d’homogénéisation, de standardisation et de normalisation concerne alors les plantes, les animaux, l’Humanité. On estime ainsi que 80% des variétés de légumes commercialisées en France il y a cinquante ans ont disparu. En 2002, 7 variétés représentent plus de 50% des surfaces cultivées de blé tendre et 28 variétés, plus de 80%. Pour continuer sur le cas du blé tendre, une étude menée par la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB) a permis de mettre en évidence trois dynamiques d’homogénéisation aboutissant à une perte de diversité génétique dans les variétés de blé tendre cultivées en France entre 1912 et 2006 :

  • une perte de la diversité génétique à l’intérieur des variétés, avec le passage de « variétés populations » à des lignées génétiquement pures ;
  • une réduction de la diversité génétique entre les variétés cultivées qui tendent à être de plus en plus proches génétiquement dans le temps ;
  • une réduction de la diversité entre départements, où l’on cultive de plus en plus les mêmes variétés.

 

Vers une plus grande compréhension du vivant

Figure 1 : Evaluation au champ par un doctorant et un paysan d’une population de blés. B. Storup

Aujourd’hui, des généticiens confirment l’intérêt de la conservation et de la gestion de plantes cultivées sur le terrain (in situ) par des agriculteurs désireux de se réapproprier la gestion des semences à la ferme, et élaborent avec ceux-ci des projets de sélection et gestion participatives de variétés cultivées. Les reproches adressés du sein même de leurs unités de recherche aux chercheurs impliqués dans de tels projets pointent une approche qui serait dénuée de sens dans le contexte économique actuel, ou bien qui ne serait pas scientifique quand elle est menée hors des laboratoires. Pourtant ces recherches, en favorisant de nouveaux outils et d’autres critères que ceux d’efficacité (et encore, efficacité selon quels critères ?), font intervenir un changement dans le système de valeurs.

On ne parle plus de valeurs universelles comme le progrès, la croissance, mais bien d’un autre rapport au vivant, de notions d’éthique et de respect. En effet, ces dernières notions renvoient à la place que la plante et l’humain occupent dans ces recherches : la plante n’est plus seulement un objet technique, et l’homme l’utilisateur final, mais tous deux vont évoluer ensemble dans un processus d’interaction continu dans lequel la plante devient alors centrale. Dans ce même sens, les recherches ne visent pas la mise au point de variétés pures, mais de variétés génétiquement hétérogènes qui permettent le maintien dynamique d’une biodiversité cultivée adaptée aux changements futurs. Par ailleurs, les acteurs sont motivés par la volonté de faire émerger un autre projet agricole, plus écologique, social et solidaire.

Ces notions-là doivent être intégrées dans les projets de recherche pour revendiquer l’ancrage de ces projets dans les besoins sociétaux et pour garantir un échange d’égal à égal entre chercheurs et agriculteurs/ paysans. En effet, aujourd’hui, l’agriculture n’est plus seulement interrogée pour elle-même, mais dans ses interactions avec l’environnement, l’alimentation et la société dans son ensemble. Sa multifonctionnalité, la perte de biodiversité avérée, le besoin de modération dans la consommation des énergies fossiles et la prise en compte des risques sanitaires associés aux pratiques agricoles, remettent en question les modalités d’innovation et de recherche agronomiques.

Au niveau international, le rapport IAASTD (International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development, 2008) d’un groupe d’étude réunissant des gouvernements, des organisations internationales, des organisations de la société civile et le secteur privé fait autorité. Ce rapport reconnaît que, si les sciences et technologies ont permis des gains de rendement certains dans les cultures, ces gains sont inégalement répartis et se sont accompagnés de conséquences environnementales et sociales négatives. L’IAASTD préconise ainsi des changements structuraux drastiques dans la gouvernance et le développement de la recherche en agronomie pour que ces bénéfices soient partagés plus équitablement. Cela suppose une réorganisation de la recherche et de l’innovation, permettant d’augmenter la participation des paysans, par exemple. L’IAASTD propose également que l’approche soit plus globale, inscrite dans un cadre agroécologique, où la diversité est valorisée à tous les niveaux, du champ au paysage.

Figure 2 : Réunion organisée en février 2011 pour permettre aux chercheurs, paysans et animateurs de revenir sur les projets auxquels ils participent en sélection participative. Ce genre d’événement est propice aux échanges d’idée et perspectives pour le futur. B. Storup

La recherche n’est pas une démarche extérieure à la réalité qu’elle prétend étudier. D’où la nécessaire intégration d’acteurs hors recherche publique dans la recherche et la gestion de la biodiversité : les approches participatives permettent d’associer les citoyens aux décisions sur la science et la technologie pour promouvoir une nouvelle gouvernance de la recherche. De nos jours, plusieurs démarches de recherche couplant observations des pratiques paysannes et évaluation génétique des plantes cultivées, schémas de sélection et préservation des ressources génétiques se mettent en place (voir liste des projets en fin d’article). De nombreuses passerelles ont pu être ainsi établies autour des plantes entre le monde des savoirs scientifiques et le monde des savoirs populaires.

Vers l’instauration d’une recherche participative en agriculture

Ainsi, l’approche participative de l’amélioration génétique des plantes, ou sélection participative, émerge depuis quelques années. En s’associant, des paysans, des chercheurs des instituts agronomiques et des techniciens, ainsi souvent que des consommateurs, des transformateurs, des distributeurs ou des ONG, cherchent à répondre à un besoin de création et de renouvellement variétal non couvert par la sélection moderne de type industriel. Au cloisonnement entre conservation (dans les banques de graines), sélection (en station ou en laboratoire) et production (dans les fermes, avec des semences achetées sur le marché) sur lequel repose la sélection industrielle, la sélection participative oppose un processus continu réunissant dans les champs (des agriculteurs) la gestion dynamique de la biodiversité cultivée, la sélection de nouvelles variétés et la production agricole.

L’émergence de collectifs de recherche qui visent la mutualisation des expériences est une piste qui doit être valorisée, puisqu’elle favorise une mosaïque hétérogène d’acteurs (collectivités locales, associations, petites entreprises, etc), et par là même de multiples intérêts dans la recherche.

Figure 3 : Schéma des rôles et interactions des différents acteurs impliqués dans un projet de sélection participative.

Elle favorise une meilleure compréhension du vivant ainsi que l’insertion dans les recherche des enjeux socio-économiques et agro-écologiques émergents. Les décisions en matière de politique scientifique et technique de l’Union Européenne vont en grande partie dans le sens contraire. En effet, elles témoignent d’un glissement vers une priorité excessive accordée à la compétitivité. Cette orientation pourrait se traduire dans le prochain cadre stratégique commun sur le financement de la recherche (le programme Horizon 2020 pour la période 2014-2020) qui englobera non seulement le huitième programme-cadre de la recherche et de développement mais aussi d’autres programmes (innovation, compétitivité, etc.) par une prédominance des recherches d’inspiration commerciale, au détriment des recherches fondamentales et répondant aux besoins de la société.
La recherche sur la biodiversité cultivée doit intégrer les préconisations du rapport IASSTD. Elle doit aussi rester ouverte aux nouvelles orientations et interrogations telles qu’elles sont dessinées par la société civile et appuyer les nouvelles initiatives, telles que des programmes de création variétale pour l’écologisation de l’agriculture.

 

Bibliographie :

  • Brac de la Perrière R. A., de Kochko P., Neubauer C. et B. Storup, 2011. Visions paysannes de la recherche dans le contexte de la sélection participative, ed. PEUV.
  • Bonneuil C. et F. Thomas, 2009. Gènes, pouvoirs et profits, recherche publique et régimes de production des savoirs de Mendel aux OGM, ed. Quae.
  • Fondation Sciences Citoyennes, 2004, note N°2. Quelle politique scientifique pour rentrer dans le 21ème siècle ?
  • Goffaux et al., 2011, Quels indicateurs de suivi de la diversité génétique des plantes cultivées ? Le cas du blé tendre en France depuis un siècle, FRB.

Pour en savoir plus :

Sites Internet :

Et ces Regards et débats sur des sujets voisins, en ligne sur la plateforme SFE :

  • Barot S. & F. Dubs, 2012. Mieux comprendre et utiliser la diversité des organismes des sols. Regards et débats sur la biodiversité, SFE,regard n°28, février 2012.
  • Doré T., 2011. La biodiversité, atout pour l’agriculture. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, regard n°24, novembre 2011.
  • Papy F. et I. Goldringer, 2011. La biodiversité des champs : ressource productive pour les agricultures de demain. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, regard n°21, septembre 2011.
  • Teyssèdre A. et D. Couvet, 2011. Biodiversité et science participative. Regards et débats sur la biodiversité, SFE, regard n°11, février 2011.

Projets de sélection participative :

  • Travail sur le maïs, dans le cadre du programme « l’Aquitaine cultive la biodiversité », avec AgroBio Périgord, Bio d’Aquitaine, CBD Poitou-Charentes.
  • Projet européen Solibam : collaboration de l’INRA du Moulon et du RSP (et organisations locales CETAB, Triptolème, ARDEAR Rhône-Alpes, Syndicat Touselle, CBD Poitou-Charentes, GABB Anjou) sur la sélection de blés paysans.
  • Projet Pays-Blé : collaboration de l’INRA Rennes et d’organisations locales (Inter Bio Bretagne et Réseau Semences Paysannes Bretagne, avec Triptolème et Kaol kozh) pour le développement d’un réseau régional des blés de terroir bretons en agriculture biologique.
  • Projet PICRI (Développement des pratiques paysannes de gestion et sélection des variétés de blé pour du pain bio de qualité en région Ile-de-France) : collaboration entre le Réseau Semences Paysannes, à Nature & Progrès en Île-de-France et l’INRA du Moulon.

Article édité par Anne Teyssèdre

Publié par La Société Française d’Ecologie (SFE) dans le cadre des « regards et débats sur la biodiversité » : http://www.sfecologie.org/regards/