Privatisation d'EDF : qui disjoncte ?

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mardi 14 septembre 2004

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ll serait préférable de convaincre l’Etat de se tourner vers des sources d’énergie alternatives et de responsabiliser les consommateurs que de saluer, comme le font les écologistes, l’ouverture du capital d’Electricité de France.Les écologistes sont clairvoyants quand ils affirment haut et fort qu’EDF n’est pas le fameux « service public » qu’elle prétend être ou avoir été. Il est vrai que l’intérêt du public n’a pas toujours été sa seule préoccupation. Les usagers en savent quelque chose. Les agents d’EDF ont beau jeu aujourd’hui de se draper de toutes les vertus, mais même si l’on a débranché que récemment les compteurs de certains ministres, nul n’ignore que ce sont les familles défavorisées qui furent les premières visées par les coupures de courant. Mondialisation oblige, ces procédés arbitraires ne se sont pas limités à l’Hexagone. La township de Kayelitsha, au nord de Cape Town en Afrique du Sud, a été électrifiée par EDF en partenariat avec la compagnie nationale Eskom. Là aussi, ceux qui ne paient pas leur facture trinquent.

Avant qu’on ne parle des méthodes de gestion de la SNCF, EDF déraillait déjà. Elle n’a pas attendu l’ouverture de capital pour s’initier au big business, jonglant avec l’import-export de la fée électricité et bradant le capital prévu pour le démantèlement des centrales en allant racheter des compagnies ailleurs. EDF fait de la privatisation rampante depuis belle lurette, et le pire est encore à venir.

En décidant de rallonger la durée de vie de ses centrales, de trente à quarante ans, les dirigeants de l’entreprise nationalisée violent les règles élémentaires de la sûreté nucléaire, au nom de la rentabilité bien sûr. Les budgets de fonctionnement ne sont guère extensibles, autant sabrer dans la rubrique sûreté ! Pourtant, le risque est grand de laisser ces équipements aux prises de l’érosion du temps et de la radioactivité. Le Japon vient le premier d’en faire l’expérience dans sa centrale de Mihama, cruel cadeau d’anniversaire pour les 59 ans de l’explosion de la bombe A sur Nagasaki. Les mêmes dérives économiques sont possibles dans le solaire, l’éolien ou la géothermie, mais les risques ne sont pas comparables. C’est d’ailleurs pourquoi l’Etat a mis en place des instances de sûreté nucléaire sous contrôle de la DGSNR. Mais encore faut-il que l’Etat soit motivé pour débloquer des fonds à leur intention et leur donner les moyens de faire elles-mêmes des inspections à l’intérieur des centrales.

Dans le domaine des déchets nucléaires, les recherches sont déjà partiellement entre les mains du privé, et tant pis pour ceux qui croient aux bienfaits du droit d’accès à l’information. Pour le reste, n’oublions pas qu’EDF est l’un des principaux clients de l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs, l’Andra. Si l’entreprise veut réduire ses coûts, quoi de plus tentant que de jongler avec les classifications de déchets, et faire ainsi des économies sur les tarifs d’entreposage et de stockage.

A la grande satisfaction des nucléocrates de tous bords, l’association Greenpeace va-t-elle déserter ce « front » ? Le doute est permis. Pour justifier son orientation, Greenpeace explique que la meilleure façon de répondre aux égarements de l’Etat ou à ses abus de pouvoir, c’est encore de le contourner. Mais si le contour passe par la compagnie GEG (Gaz Electricité de Grenoble) qui lui assure « une offre 100 % électricité verte », faut-il y voir la disparition prochaine d’un lanceur d’alerte collectif en matière de sécurité nucléaire ? Quelles que soient les capacités de la CEG à défier un jour EDF, la crédibilité de Greenpeace ne sera-t-elle pas gravement entamée si elle se décide à procéder au suivi des dégâts du nucléaire comme elle l’a fait dans le passé ?

Dans leur ras-le-bol de la monoculture énergétique, les écologistes sont persuadés que le nucléaire sera vaincu par la libéralisation du marché. Ils en veulent pour preuve que les Etats-Unis n’ont pas commandé de centrales depuis l’accident de Three Mile Island (Pennsylvanie) en 1979. Ils estiment, un peu trop vite à nos yeux, que la privatisation ou l’ouverture du capital d’EDF est un moindre mal par rapport à l’« enfer nucléaire ». Certes, le citoyen, hier encore gavé par la pub sur « le nucléaire le moins cher du monde », sera plus libre de choisir à quelle source il pourra s’abreuver. Mais cette liberté est toute relative. Selon les promoteurs du « libre marché » ­ un credo qui risque d’être inscrit dans la Constitution ­, l’ouverture du capital est forcément dans l’intérêt de l’usager, pardon, du consommateur. La « libre » concurrence ­ sur laquelle reposent les directives européennes ­ diminuerait, dit-on à Bruxelles, le coût de la facture énergétique du tout un chacun. Le raisonnement est séduisant. Il rejoint la thèse selon laquelle la libéralisation des marchés constitue le remède imparable pour vaincre la pauvreté dans le tiers-monde ! Les chiffres prouvent le contraire.

Les écologistes qui souhaitent que le citoyen « éclairé » puisse choisir son électricité en fonction de son coût ne devraient donc pas s’illusionner, ni illusionner les autres. Après tout, la fabrication en série de panneaux photovoltaïques n’est pas que l’oeuvre de philanthropes, mais aussi de multinationales comme Shell et BP. Parmi les promoteurs de l’éolien, les amoureux de Proudhon côtoient la société Jeumont, une filiale de Framatome (groupe Areva).

Ensuite, il faudrait aussi penser au coût social de cette libéralisation. La mise en place de régimes énergétiques à deux vitesses se profile déjà, à l’instar des régimes thérapeutiques pour les malades. Au nom de la diversification du « bouquet énergétique », nous allons avoir d’un côté une classe de privilégiés qui pourra s’enorgueillir de « carburer » au solaire ou à l’éolien et de l’autre, ceux qui devront recourir à l’énergie bas de gamme ­ nucléaire sans doute ­ que l’Etat se contentera, espérons, de subventionner. Bref, si le nucléaire français (dont EDF) s’intègre si bien dans le paysage des monarchies centralisatrices comme feu l’URSS ou la Corée du Nord, il est malheureux que le renouvelable, présenté comme accessible, ne le soit pas pour tout le monde !

Si l’Etat a eu la mainmise sur EDF, c’est sans doute pour de mauvaises raisons, nous pouvons en convenir. Depuis trente ans, l’Etat français fait un amalgame entre électricité et nucléaire. Le droit à l’énergie est biaisé et tronqué à partir du moment où il est assimilé au droit que s’octroie un Etat, puissance nucléaire qui plus est, à monopoliser ce domaine dit stratégique. Si cette vision du monopole d’Etat mérite d’être révisée, faut-il en conclure que l’énergie est une marchandise comme les autres ? Cette attitude est dangereuse.

Pour s’en convaincre, transposons. Va-t-on soutenir que le droit d’aller à l’école n’a pas à être garanti à nos gamins parce que l’Etat injecte sa propagande dans les manuels scolaires ? Va-t-on investir les entreprises qui sponsorisent des prisons privées parce que l’Etat ne dispense pas un traitement convenable aux détenus dont il a la charge ? A notre avis, disposer de l’énergie est un droit, un droit qui doit être reconnu. Quitte à spécifier que les sources d’énergie n’ont rien à voir avec l’extraction de l’uranium au Canada ou au Niger.

Que les écologistes saluent les inspirateurs européens de ce projet de loi, et savourent les conséquences de l’ouverture du capital d’EDF, c’est inquiétant. On aurait pu s’attendre, de la part de Greenpeace en tout cas, à une attaque en règle contre le dérapage de ce secteur qui veut se libérer des contraintes étatiques. Par manque de contrôle justement, ces opérateurs et leurs alliés ont déjà modifié l’état sanitaire du pays, perturbé des équilibres géostratégiques et ébranlé la sécurité sur de vastes échelles. Plutôt que de se « débrancher », Greenpeace ferait mieux de se mobiliser d’une part pour convaincre l’Etat à se tourner vers d’autres sources d’énergie, d’autre part pour que la société civile se responsabilise par rapport aux enjeux énergétiques. Et ce, au risque de s’accrocher à des sources d’énergie qu’elle considère aujourd’hui dépassées.

Dernier ouvrage par les deux auteurs : La Descente aux enfers nucléaires, mille milliards de becquerels dans la terre de Bure, éditions Esprit frappeur, juin 2004