« L’Université ne doit pas laisser entrer les imposteurs » – Épilogue

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vendredi 8 novembre 2019

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Le 4 octobre dernier, Philippe Huneman, chercheur CNRS affilié à l’Université Paris I Sorbonne, publiait une lettre ouverte, pour protester contre la participation de Laurent Alexandre à un événement placé sous le haut patronage de la présidence de l’Université Paris 1.

Se retrouvant dans les principes énoncés dans la lettre, Sciences Citoyennes publie ici la lettre, avec l’accord de son auteur, qui complète ici son propos par un épilogue, rédigé a posteriori, suite à la reprise massive de la lettre dans les réseaux sociaux.

Une invitation, une lettre ouverte, une annulation, et quelques réflexions a posteriori…


L’invitation

Chercheur CNRS affilié à l’Université Paris I Sorbonne, j’avais été invité à un événement placé
sous le haut patronage de la présidence de l’Université à un événement intitulé le Procès de Dieu.
Or à ce festival d’éloquence étaient programmés, entre autres éminents orateurs:
• M. Georges HADDAD, Président de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
• M.Christophe VIGOUROUX, Président de l’institut Pasteur
• Pascal RUFFENACH, Président du directoire de Bayard, directeur du journal La Croix
• M.Florian BACHELIER, premier questeur de l’Assemblée Nationale
• Me Olivier COUSI, Bâtonnier élu de l’ordre des avocats de Paris
• Mme Mireille MARTY DELMAS, Professeur honoraire au collège de France
• Mme Aude de THUIN, fondatrice de l’initiative Women in Africa
• Mme Monique CANTO- SPERBER, philosophe, ancienne directrice de l’école normale
supérieure (ENS)
• M.Jean Arnold de CLERMONT, Président de l’Observatoire PHAROS des cultures et des
religions
• Mme Fabienne MOLLE, représentante personnelle de l’ambassadeur des États — Unis
d’Amérique en France , Chargée de Projets aux Affaires culturelles
• M.Calixte MADJOULBA, ambassadeur plénipotentiaire du Togo en France
• Le député Patrice ANATO, président du groupe diplomatie économique en Afrique de
l’Assemblée nationale et président du groupe d’amitié France-Nigéria
• La députée Naïma MOUTCHOU, vice-présidente de LREM, whip de la Commission des
Lois
• M.Pierre BERLIOZ, directeur de l’école de Formation des Barreaux (EFB)
• Me Elie ELKAIM, Président de la Conférence Internationale des Barreaux de tradition
juridique commune (CIB)
• Pr Daniel COHEN, généticien qui a dirigé la première carte du génome humain, directeur
général de Pharnext
• Le général Dominique TRINQUAND, ancien chef de la mission militaire française auprès
de l’ONU et de l’OTAN, directeur des relations extérieures du groupe Marck
Et le “Dr Laurent ALEXANDRE, chirurgien, entrepreneur, essayiste et expert en intelligence
artificielle “

Comme tous mes collègues et de nombreux citoyens, je considère ce dernier comme un imposteur
nuisible, que les médias chouchoutent mais auquel nous, universitaires, devons à tout prix refuser
toute reconnaissance de quelque forme qu’elle soit.

J’ai publié sur Médium ma réponse à cette invitation, laquelle, après avoir circulé, a reçu
l’assentiment d’un grand nombres de collègues, biologistes, philosophes, sociologues, historiens ou
autres, au point qu’il me semble naturel de répondre à une demande de la rendre publique. Je
souhaitais aussi ce faisant informer ceux — nommés ou pas dans la liste des orateurs ci-dessus —
qui, dans l’ignorance de la présence de Mr Alexandre, ou bien peu au fait de qui il est vraiment,
entendaient se rendre à l’événement sans en avoir une nette perception des enjeux.
Ces enjeux touchent la défense de l’idée même d’Université, et des valeurs que celle-ci représente.


La lettre ouverte

Réponse envoyée le le 4 Octobre, et retransmise aux autorités de l’Université

Cher collègue
Merci de votre invitation. Je suis très sensible à l‘honneur qui m‘est fait d’être invité à m’exprimer
dans un tel contexte, et j’apprécie l’idée du projet.

Je serai malheureusement ce jour-là en conférence en province et ne pourrai donc honorer
l’invitation.

Néanmoins, l’honnêteté m’oblige à dire que, eussé-je été disponible ce jour-là, j’aurais toutefois
décliné l’invitation, pour des raisons d’éthique universitaire qu’il me faut par politesse exposer
exhaustivement.

Il s’agira certes ce jour-là d’un panel prestigieux, et c’est une chance pour quiconque que de
débattre avec des juristes, politiciens et savants aussi éminents que ceux que nomme votre message.
Cependant je constate que la liste des invités inclut aussi le Dr Laurent Alexandre, et je me refuse à
partager, dans une université, une estrade avec lui. Au-delà de mon sentiment personnel, je pense
que ce personnage ne devrait pas être le bienvenu dans un tel contexte, et je ne pourrais donc pas,
quelles que soient les circonstances, me rendre à un événement organisé dans un lieu universitaire,
sous le patronage du Président de l’Université, où il s’exprimerait à titre d’invité. Je vous en dirai en
quelques mots les raisons.

Monsieur Alexandre est présenté comme un « expert en intelligence artificielle ». Je n’en vois pas la
raison: il n’a jamais publié dans une revue savante du domaine, ne travaille pas comme
informaticien dans le département de R&D en IA d’une entreprise de haute technologie; il a
simplement exprimé sur ce sujet des opinions dans des livres à grand tirage et des tribunes
d’opinion dans des hebdomadaires. Jusqu’à nouvel ordre, l’Université lui a décerné le seul titre de
Docteur en médecine, et il n’est, académiquement parlant, que le coauteur de quelques études sur le
dysfonctionnement érectile chez le rat, sujet certes honorable s’il en est. Seul l’usage présumé d’un
ordinateur personnel ou d’un téléphone portable pourrait faire de lui un « expert en intelligence
artificielle », mais à ce compte, le pain que j’achète au boulanger étant empreint de levure — cet
organisme modèle des biologistes moléculaires -, me conférerait le titre respectable de
microbiologiste, et le simple fait que je sois ultimement constitué de quarks m’instituerait en
spécialiste de physique quantique.

Monsieur Alexandre, fort de la vente d’un forum en ligne très fréquenté, de l’achat d’une part
notable d’actions dans la Tribune et de son diplôme de médecine, se fend d’innombrables éditoriaux
dans divers journaux, pour beaucoup consacrés à diffuser un message néo-eugéniste (du type : les
femmes intelligentes ne font pas assez d’enfants et les imbéciles en font trop, l’intelligence a une
cause génétique, les pauvres sont bêtes, etc.). Francis Galton et les eugénistes du siècle dernier
disaient en 1920 des choses semblables, mais c’étaient de vrais biologistes, même s’ils étaient dans
l’erreur, et surtout nous avons derrière nous une expérience (malheureuse) de l’eugénisme qu’ils
n’avaient pas.

Ces dernières semaines, ce sexagénaire s’emploie à calomnier dans ses écrits une adolescente
engagée dans la popularisation de la lutte contre le changement climatique, et fait d’être « anti Greta
Thunberg » un nouveau motif de gloire. Le reste du temps enfin, il se répand en saillies plus ou
moins grossières sur les réseaux sociaux, ou en prestations dans les meetings d’un parti d’extrême
droite.

L’Université selon moi n’a pas à renforcer encore la légitimité usurpée de ce genre de personnages; elle
ne doit donc pas les accueillir et leur fournir une tribune qui confère ispo facto aux orateurs
l’autorité de la chose académique. Le monde intellectuel français n’est pas, je crois, désertique au
point qu’il faille inviter dans nos amphithéâtres des polémistes dont le mérite académique n’excède
pas celui d’un gnou.
Entendons nous-bien. Je n’appelle pas au boycott d’un orateur pour des raisons politiques, je ne
veux aucunement limiter la liberté d’expression, en l’occurrence d’un personnage qui s’exprime
déjà bien davantage que la plupart de mes collègues dans des publications du soir et du matin. Mon
souci est avant tout l’honneur de l’Université, et les conséquences que tout recul en la matière
entraine dans la forme du débat public.

J’exècre certes les positions politiques de Monsieur Alexandre mais là n’est pas le problème. Si par
les grâces technologiques de la désextinction (comme on l’envisage pour les dinosaures et les
mammouths) ou du voyage dans le temps il nous était demain possible de convier dans nos amphis
Ronald Fisher, un des plus importants biologistes darwiniens du 20ème siècle, et un eugéniste
majeur et véhément, je n’y verrais aucun problème. C’est un savant, auteur d’une oeuvre cruciale,
même s’il serait aujourd’hui mon ennemi politique.

Mais Monsieur Alexandre, à côté de tirades eugénistes ou racistes, dit avant tout des choses
totalement fausses, en particulier sur le QI, l’héritabilité, les gènes, et les conséquences de la
génomique sur notre compréhension de la diversité des populations humaines. Le problème n’est
pas qu’un individu que ses ennemis voient comme fasciste s’exprime à l’Université; mais plutôt
qu’un tribun, visiblement ignorant des matières complexes dont il parle, scande depuis des années
des choses totalement fausses, et vienne maintenant les énoncer dans ce qui demeure, pour ceux qui
le font vivre, le temple du savoir. D’autant que la légitimité dont il se prévaut auprès des oreilles
qu’il séduit et des médias qui l’invitent et le rémunèrent s’appuie constamment d’un renvoi à la
science que tout adoubement par le monde académique rendrait encore plus crédible.

Il est frappant et navrant que les erreurs que colporte cet individu à longueur de tribunes, de tweets,
de plateaux, sont immunes à toute réfutation. Il y a plus d’un an, des généticiens se sont déjà élevés
contre les interprétations totalement fasses des acquis de la génomique par des intellectuels publics,
au premier rang desquels ce Monsieur — dans un texte publié par Le Monde auquel je vous renvoie
pour vérifier l’exactitude de mes affirmations. Convaincu d’erreur, un étudiant dans nos classes
recevrait une mauvaise note; persévérant dans l’erreur, sa diablesse — perseverare diabolicum — lui
vaudrait redoublement, recalage, exclusion. Le monde des médias où Monsieur Alexandre parade
fonctionne visiblement autrement. Raison de plus pour que nous, en tant qu’universitaires — unis
malgré nos différences idéologiques par un même respect pour le savoir, une même volonté de
probité — le refusions.

Qu’on les déplore ou qu’on les combatte, nous ne faisons pas les règles des médias et des réseaux
sociaux. Mais collectivement, nous définissons les règles de notre monde académique; au nom des
valeurs qu’elles instancient, il me semble nécessaire d’en laisser des gens comme Monsieur
Alexandre à la porte, et de ne pas accroître encore par nos négligences ou nos faiblesses sa
légitimité usurpée.

De fait, depuis plusieurs années on nous encourage, en tant que chercheurs, universitaires,
intellectuels, à résister aux « fake news », aux théories du complot, à tout ce dévoiement du savoir
dont les élites estiment friande la population, et à penser des outils susceptibles d’endiguer ce
supposé flot d’irrationnel. Ces efforts certes louables, probablement justifiés, se voient réduits à
néant dès lors que dans le même temps l’on invite en grande pompe entre nos murs un prêcheur de
contrevérités.

Voilà pourquoi, cher collègue, quoi qu’il en soit de mon emploi du temps, et de mon respect pour
l’honneur qui m’a été fait en m‘invitant à ce prestigieux événement, je ne pourrais pas partager une
estrade avec Laurent Alexandre dans une Université.


Épilogue

J’ai appris par un email que les organisateurs de l’événement avaient finalement, suite à la
polémique, décidé de suspendre les participations de Laurent Alexandre et des Bogdanoff. C’est
donc une victoire pour tous ceux qui ont à coeur l’intégrité de l’Université, même si la face du
monde n’en change pas pour autant.

J’en profite pour proposer après coup quelques remarques sur l’ensemble de la controverse. Bien
sûr, elles n’engagent que moi.

Le texte de Médium a été très vite repris par des centaines de comptes twitter, diffusé et
favorablement commenté. Apparemment il exprimait un intense un ras-le-bol éprouvé par les
chercheurs et universitaires, à la fois devant Laurent Alexandre et tout ce qu’il représente
idéologiquement, et devant les égarements de plus en plus fréquents du monde universitaire. Les
soutiens du directeur du Groupe de Recherche CNRS consacré à l’Intelligence Artificielle, du
président de la Société Française d’Exobiologie, ou bien de très nombreux généticiens, m’ont
personnellement réjoui; surtout cela confirme bien à quel point, sur tous les sujets qu’il traite –
génétique, QI, IA, etc. – et sur lesquels médias et télés l’invitent sans cesse, Laurent Alexandre dit
n’importe quoi – et, dans le même temps, occulte ceux qui auraient des choses à dire, ce qui résume
en quelques mots le drame que constitue la culture, et surtout la culture scientifique, dans lesdits
médias.

En outre, une fois n’est pas coutume, chercheurs en sciences dites humaines et en sciences dites
dures étaient unanimes dans leur rejet de ce Docteur Alexandre. La ligne de fracture qu’ont
représenté, ces derniers temps, les initiatives de type #nofakescience, était ici dépassée devant la
défense commune de valeurs académiques simples et basiques.

Puis, un soutien massif à Laurent Alexandre a été initié par un tweet de ce dernier, dans lequel il
s’interrogeait sur le ‘fascisme’ que représenterait ma prise de position. Statistiquement, les
scientifiques, enseignants, universitaires étaient massivement surreprésentés parmi mes partisans,
tandis que les supporters de Laurent Alexandre, bien plus nombreux dans l’absolu, étaient
sociologiquement bien plus divers. Politiquement, ceux-ci concentraient les comptes nombreux
affiliés au Rassemblement National, et les cris d’orfraie devant – au choix – le marxisme culturel,
l’islamogauchisme, ou le fascisme à l’Université, étaient ici la norme. Et on a encore vérifié
d’ailleurs que chez ces gens-là on peut à la fois s’indigner de la « gangrène gauchiste » à
l’Université, et se scandaliser d’une université devenue « fasciste »… Comme quoi le principe de
non-contradiction, n’en déplaise à Aristote, n’est pas entré dans tous les foyers…

Tout cela – ces clivages idéologiques et sociales – était toutefois prévisible.

Une mésentente a toutefois émergé dans les discussions autour du texte, et je prends l’opportunité
de la présente publication pour la clarifier. La revendication n’était pas d’exclure Laurent Alexandre
de l’Université parce qu’il n’a pas les bons titres (pas de thèse en génétique ou IA). Il ne s’agit pas
ici d’un élitisme comme l’ont dénoncé certains, rejouant au fond cette curieuse défense du
millionnaire Trump présenté parfois comme un défenseur du peuple devant des élites
corrompues. On peut sans problème inviter des politiques, des artistes, des militants mêmes, à parler
à l’Université, qui est un lieu fondamentalement ouvert. Le problème que pose Laurent Alexandre
est que, comme certains de ses homologues omniprésents dans les médias, et pour reprendre la
formule ci-dessus, il prêche des contrevérités – et, pire encore, il continue de les prêcher bien après
que les savants lui ont prouvé en long et en large qu’il a tort, entre autres sur l’héritabilité du QI.

Sur ce dernier point, une difficulté supplémentaire, à laquelle le philosophe des sciences qui écrit ne
peut qu’être sensible, réside dans l’hétérogénéité entre les concepts scientifiques et la langue
ordinaire – en l’occurrence, dès qu’il est question d’héritabilité. Ce dernier concept est très
complexe; il ne désigne pas ce qu’on a envie qu’il désigne, soit l’importance du gène dans la
production d’une propriété quelconque, la taille ou l’intelligence. Il est statistique, et sa mesure est
contexte-dépendante (soit, dépendante à l’environnement et à la population). La plupart des gens ne
comprennent simplement pas cela, et on ne peut pas leur en vouloir, il faut une formation idoine. De
fait, Laurent Alexandre ne comprend visiblement rien à l’héritabilité quand il éructe des insanités
sur la bêtise génétique des Africains. D’où la difficulté du débat : là où le tout-venant, nous tous,
s’attend à débattre sur l’inné et l’acquis, à brandir des pourcentages contre d’autres pourcentages, le
généticien pense à autre chose, à des statistiques complexes. La lecture des quelques débats de ce
type sur twitter – un médium certes bien limité – était à cet égard instructive: malgré l’effort louable
de dévoués généticiens pour expliquer ce qu’il en était, et pourquoi Laurent Alexandre dit n’importe
quoi, la question même restait peu compréhensible au commun des mortels. On mesure là encore à
quel point les démarches pédagogiques des scientifiques sont à la fois difficiles et précieuses, et
pourquoi les médias devraient tout faire pour les mettre en avant, parce qu’au bout du compte les
enjeux politiques sont énormes. On sait bien que le racisme ou le fascisme ne disparaîtront pas à
coup d’exposés de génétique, mais tout de même, diffuser dans une population demandeuse
d’informations quelques notions permettant de comprendre ce qui fait sens et ce qui ne fait pas du
tout sens, voilà qui tempérerait certains égarements. Même si dire ceci revient à enfoncer des portes
ouvertes…

Une seconde mécompréhension, délicate, mérite que je m’y arrête pour finir. Seule une lecture très
rapide du texte autoriserait à crier à la censure. Je n’ai aucune objection à ce que Laurent Alexandre
débite ses absurdités où il veut, mais simplement, pas à l’Université. La censure consiste à vouloir
interdire à quelqu’un, dans l’absolu, qu’il exprime ses opinons. A titre personnel, je suis totalement
opposé à l’idée de délit d’opinion, et j’aurais tendance à penser que notre pays comme certains
intellectuels sont allés un peu trop loin dans cette direction. Mais la question « qui a le droit de
parler à l’Université? » diffère grandement de celle du délit d’opinion.

Cette précision est d’autant plus nécessaire que très récemment d’autres affaires ont succédé à
l’épisode ‘Laurent Alexandre à la Sorbonne’. Toutes ne sont pas équivalentes. A la Sorbonne, donc,
on a annulé une formation de ‘sensibilisation’ à la ‘radicalisation‘ où devaient intervenir des
personnalités non universitaires. La grande presse s’en est émue, Libération comme le Figaro; on a
sorti les grands mots, communautarisme, politiquement correct, islamogauchistes. Or ici, il ne
s’agissait pas d’associations musulmanes, mais d’une résistance interne, venue de syndicats de
professeurs bien éloignés de l’islam ou du militantisme identitaire. Collectivement, nous,
universitaires, avions vu là quelque chose qui contrevenait à ce que doit être l’Université : une
formation payante, dont l’objet est totalement flou et critiquable (« radicalisation », « signaux
faible », tout cela ne veut pas dire grand chose), menée par des gens de la société civile, dans une
institution, Paris I Panthéon Sorbonne, qui emploie pourtant de vrais chercheurs spécialistes de
toutes les questions supposément étudiées…

Le point commun entre cette ‘affaire’ et l’épisode Laurent Alexandre n’est pas tant la censure, la
pression communautariste ou victimaire, la ‘faillite de la gauche’, toutes ces expressions qui font les
choux gras de la grande presse. Il s’agit au fond de la transformation de l’université en un barnum
supposé rapporter le plus d’argent possible. Qu’il s’agisse d’inviter des ‘stars’ médiatiques, fussentelles
grotesques ou délirantes, ou bien de proposer des formations coûteuses sur les sujets ‘chauds’,
définies par les mots à la mode, pour être sûr de surfer sur la hype et d’être visible, on est dans une
même logique, celle – pour employer un mot anglophone sans équivalent correct – du branding.
Construire une image de l’institution qui permette de maximalement la vendre, en empruntant donc
les circuits de la publicité ou des médias.

C’est cela qui, bien plus sûrement qu’un soi-disant entrisme militant, va défaire sous nos yeux notre
institution. Car au fond, la volonté de branding qui aujourd’hui l’anime, et qui sous-tend ces
manifestations plus ou moins ubuesques contre lesquelles nous nous dressâmes et devrons nous
dresser encore, n’est pas étrangère à la dynamique universitaire qui va s’intensifiant depuis près de
deux décennies. Selon cette dynamique, les universités doivent être de plus en plus « attractives »,
pour aspirer plus d’étudiants – cette attractivité étant même chez nous, dernièrement et selon un
raisonnement dont seuls les apparatchiks de l’ESR ont le secret, la raison d’une hausse drastique des
frais d’admission pour les étudiants étrangers -, ramener plus de financements et de récompenses
que les autres, accroître le prestige et grimper dans les palmarès aujourd’hui mondialement scrutés,
gagner la compétition et maintenir son rang contre tous les autres. Elles doivent grossir, comme les
grenouilles des fables, « communiquer », comme on nous le rappelle tous les jours, dire à la face du
monde qu’elles produisent de belles jeunes personnes susceptibles de soigner tous les maux et de
gagner beaucoup d’argent, s’appeler « Sorbonne quelque chose », faire pousser des succursales à
Bujumbura ou Abudabhi, arborer de jolis logos designés par des spécialistes payés à prix d’or, qui
les jours impairs brainstorment aussi pour produire des slogans plus vides que n’en aura rêvé un
titulaire de l’Oulipo…. Abriter toujours plus d’EX, ce ridicule insigne de la pathétique ‘excellence’:
Idex, Equipex, Labex, Saletex, etc. Et ainsi de suite – on connaît la chanson, malheureusement.
Elles doivent faire du branding – comme, pire encore, leurs employés, nous autres, voués à
concevoir des projets les plus séduisants possibles pour construire une réputation de bon
‘fundraiser’, selon le terme consacré -; et ce branding les pousse ainsi à organiser des festivités
ridicules, happer les célébrités médiatiques du moment pour appâter le chaland, se rendre fun et très
actuelle, se débarrasser enfin de tous ces vestiges de ‘tour d’ivoire’ qui sont si peu sexy, il faut bien
le dire. Remiser tout au fond du grenier l’exigence d’être intempestif que Nietzsche avait si bien su
formuler pour tous les autres, et qui caractérise l’ethos académique.

Nous en sommes là. Et dans le principe, la voie est simple.

Tactiquement: barrer à Laurent Alexandre et ses clones la route de l’Université est chose nécessaire,
et tout aussi nécessaire sera la pédagogie: toujours marteler les distinctions fines entre la censure,
dont il n’est pas question ici, et la légitime défense du savoir contre le charlatanisme, de la
recherche contre les sophismes, de la probité contre l’ignorance autosatisfaite. Car il y aura toujours
quelqu’un pour dénoncer en nous le fasciste, le maoiste, l’identitariste, l’ennemi des Lumières
(lesquelles, serait on tenté de dire les mauvais jours, sont au fond éteintes depuis bien longtemps…).

Stratégiquement – savoir que l’ennemi est multiple et polymorphe, que l’Université est déjà tombée
entre les griffes du branding universel, qu’il est essentiel de résister malgré tout mais qu’à terme il
faudra bien détruire tout cela. Mais comment ?

Philippe Huneman
Directeur de recherches CNRS
Institut d’Histoire et de Philosophie des sciences et des Techniques, Paris.

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