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Un Nobel pour l’interférence… entre science et marché ?

Le prix Nobel de Biologie/Médecine que l’Académie suédoise a décerné cette année aux deux chercheurs américains, Andrew Fire et Craig Mello, accumule les records. Il a été attribué moins de 10 ans après la publication des résultats (1998), alors qu’il faut plutôt compter 20 ans en général.La technique découlant de ce travail a déjà envahi les laboratoires de biologie moléculaire dans le monde. Elle fait l’objet de plus d’une centaine de brevets aux Etats-Unis et en Europe. Le premier a été déposé par Le Carnegie Institute of Washington (Baltimore) où travaillaient Fire et Mello au moment de leurs travaux. Une bonne dizaine d’entreprises de biotechnologies sont actuellement sur le marché ouvert par ces résultats, marché qui en 2003 s’élevait déjà à 38 millions de dollars (avec une projection à 185 millions pour 2008). Trois de ces Biotechs ont déposé des demandes pour réaliser des essais cliniques de traitements chez l’homme.

Ce prix Nobel est à bien des égards une illustration de l’intrication croissante entre la Science et le Marché. Cette intrication touche de plus en plus tous les secteurs de la recherche en biologie, avec la difficulté de distinguer acquisition de connaissance et recherche d’applications.

De quoi s’agit-il ?

Fire et Mello sont récompensés pour avoir découvert un nouveau mécanisme de régulation de l’utilisation de l’information génétique : l’interférence de l’ARN. Plus précisément, ils ont apporté de nouveaux éléments et un modèle expliquant un ensemble d’observations accumulées par de nombreuses équipes. Tel qu’il est décrit et compris aujourd’hui (mais qu’en sera-t-il demain ?), le mécanisme d’interférence de l’ARN est naturellement utilisé par les cellules pour bloquer l’expression de certains gènes. Il peut s’agir de gènes de la cellule ou de gènes étrangers quand, par exemple, les cellules sont infectées par certains virus. Ce mécanisme semble important puisqu’il est retrouvé chez la plupart des êtres vivants, des plantes à l’homme.

Mais ce qui a rendu cette découverte extrêmement populaire dans les labos et sur les marchés, c’est la possibilité d’en déduire une technique, mimant les processus naturels, pour bloquer un gène précis. Ce qui peut permettre un dépôt de brevet puisque »sont brevetables les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptibles d’application industrielle ».
Ce lien intime entre la découverte d’un nouveau mécanisme et la mise au point d’une nouvelle technique, Fire et Mello l’ont compris dès le départ. En 1997, ils déposent une demande de brevet (validée depuis 2003 aux USA) sur les aspects techniques, et en 1998 ils publient un article scientifique, davantage axé sur le mécanisme. Le milieu scientifique, public et privé confondus, lui aussi a bien compris les enjeux. Chaque petit pas dans la compréhension du phénomène se trouve breveté par le biais du développement parallèle de la technique. Brevets à large spectre pour les « grandes » découvertes (comme l’identification du mécanisme chez les Mammifères) ou spectre plus réduit pour l’adaptation de la technique à l’étude d’un gène spécifique. Ces brevets ont été déposés par les Universités ou par les Biotechs (bien souvent fondées ou conseillées par les universitaires). Se construisent ainsi des positions de domination sur la propriété intellectuelle de toute une chaîne (dans le cas des ARNi, la cible thérapeutique, le design, la chimie, la synthèse, la production).
Il ne paraît pas totalement farfelu de se demander dans quelle mesure ce lien étroit entre recherche fondamentale et course aux brevets a pu influencer la recherche fondamentale elle-même.

Dans de telles conditions de pression et de compétition, les modèles les plus simplistes captent plus facilement l’attention de la communauté scientifique mais également celle des financeurs, au détriment d’autres hypothèses, plus réalistes, plus courageuses, qui ne permettraient peut-être pas de déposer des brevets (ou moins rapidement).

Miracle ou mirage technologique ?

Après la thérapie génique, un peu en berne depuis les échecs de nombreux essais cliniques, l’interférence de l’ARN est présentée par certains, comme la nouvelle découverte qui permettra de soigner de nombreuses maladies, en particulier les infections virales. Les premières demandes d’essais cliniques sur le sida ont été déposées.

Fire et Mello, reconnaissent eux-mêmes que le chemin vers le développement de médicaments issus de cette technique est encore long. Alors même que le foie est considéré comme l’organe le plus à même de permettre ces traitements, des résultats récents sur le traitement de l’hépatite par interférence de l’ARN chez la souris, ont montré que les ARN injectés modifiaient le fonctionnement cellulaire normal, parfois jusqu’à conduire au décès des souris. Simples problèmes techniques disent déjà certains, accusant les outils utilisés de ne pas être les plus performants. Peut-être. Mais cette musique n’est pas sans rappeler celle entendue depuis longtemps à propos de la thérapie génique comme à propos des OGM.

De manière générale, et même pour des maladies génétiques dont le déterminisme est dit « simple », les modèles se complexifient quand les savoirs s’étendent, si bien que l’idée de jouer sur une simple touche pour changer la mélodie paraît bien naïve.

Comment ne pas voir dans cette découverte, un pas de plus contre une vision simpliste qui prévaut autour du gène ? De nouvelles molécules, les petits ARN, ont possiblement des rôles jusqu’alors insoupçonnés. Au passage, ces travaux ont permis d’éclairer (un peu) l’effet mal compris (mais pourtant utilisé) de « silencing » induit dans certains cas par l’introduction d’un transgène dans un génome : les transgènes seraient marqués et reconnus comme aberrants par la cellule, déclenchant alors la machinerie de l’interférence. Il est significatif de noter que, comme pour la transgénèse, on n’attend pas de comprendre l’ensemble du processus pour l’utiliser dans des applications relatives à l’alimentation et la santé humaine. Quelle est encore l’étendue de notre ignorance ?

Combien de temps, les modèles sur lesquels reposent les promesses génétiques vont-ils tenir ?

Il y a, certes, toujours une part de pari et d’intuition dans la recherche. Mais les nouveaux projets de recherche en génétique demandent des subventions publiques toujours plus importantes. Ils se font donc au détriment du développement d’autres approches, et commencent à être remis en cause. Les enjeux qui se posent aujourd’hui à notre Planète et à nos sociétés sont tels qu’il paraît bien risqué de mettre tous nos œufs dans le même panier. Mais ce ne sont visiblement pas là les analyses du comité d’attribution du Nobel, porté par une vague médiatico-financière orchestrée par certains scientifiques ? … ou fortement conseillé par certains gouvernements ?