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Sciences citoyennes : enjeu essentiel de la démocratie

On proclame qu’« on ne peut pas arrêter le progrès des connaissances… », comme si les laboratoires étaient encore peuplés de poètes en quête de savoir plutôt que de techniciens en quête de pouvoir. C’est parce que la « science » n’a pas (n’a plus) pour but de connaître le monde (de le comprendre, de créer des concepts) mais de le maîtriser (d’agir avec efficacité, de créer et gérer des outils) que s’impose un devoir de contrôle social sur l’activité de la technoscience. En effet,désormais,c’est seulement quand l’innovation est produite, et déjà en vente, que l’interrogation publique peut arriver.C’est ainsi que l’appareil technoscientifique impose des situations illégitimes et dangereuses, même si des avantages indéniables (confort, médecine) existent qui profitent surtout aux pays les plus développés. Ce qui caractérise la plupart des grandes innovations c’est l’inquiétude qui résulte de l’incertitude : ainsi pour l’énergie nucléaire (gestion des centrales, devenir des déchets…), pour l’énergie fossile (accumulation de gaz toxiques, effet de serre, …), pour les OGM (effets sanitaires et écologiques, gains douteux, conséquences sociales,…), pour l’alimentation animale (« vache folle », résistance bactérienne aux antibiotiques, etc.). Il n’est pas jusqu’à la nature même de chaque humain qui, soumise à des analyses inquisitoriales, se voit attribuer des probabilités de drames variés (génétique de l’embryon, risques pathologiques, …) avec des conséquences déjà visibles (tri des embryons, assurances personnalisées, activités prohibées, etc.). Or il n’existe actuellement aucun protocole sérieux pour soumettre les technosciences à la démocratie Les politiques ne s’alarment jamais des effets de la technologie avant que la société civile ne leur impose cette réflexion. En cas de crise sociale, ils convoquent des experts pour que la lumière arrive, grâce à une assimilation audacieuse de l’expertise avec le savoir. Or l’expert, quand il n’est pas inféodé à la défense de la technoscience (par idéologie ou par intérêt) n’est qu’un spécialiste un peu moins ignorant que d’autres mais de moins en moins capable de connaître cette vérité qu’on exige de lui. Il n’est que le savant d’une ignorance partagée. Il est donc grand temps d’inventer de nouvelles pratiques, en particulier pour tenter de remédier aux carences de la démocratie représentative par des formes plus participatives. On en voit déjà de nombreux exemples.

Ainsi, les habitants d’une région peuvent de plus en plus souvent exprimer leurs besoins collectifs, par exemple à l’occasion d’enquêtes publiques, via des comités locaux d’information et/ou de consultation. Pour les enjeux nationaux on aura plutôt recours à des groupes d’experts (comités dits « de sages »), à des panels de personnes directement concernées (groupes de discussion), voire non impliquées (conférences de citoyens). Pour ne pas encourir l’accusation de relever de l’opportunisme pur et simple, ces expériences devraient, grâce aux opinions qu’elles permettent de recueillir, servir à l’élaboration des politiques publiques. C’est loin d’être toujours le cas, l’exemple actuel le plus choquant étant sans doute celui des plantes génétiquement modifiées (PGM).

Des expériences, menées surtout en Europe depuis une vingtaine d’années, ont permis de faire élaborer par des profanes des propositions pour gérer des situations d’incertitude, le plus souvent en rapport avec de nouvelles technologies (PGM, choix énergétiques, procréation assistée, antennes-relais…). Chaque citoyen dispose sur le « savant » d’un avantage énorme : il est « totipotent » (comme on dit pour les cellules-souches), ouvert à tous les choix et porteur de toutes les approches, surtout celles qui échappent à la réduction scientifique. Puisque c’est bien avec notre affectivité, notre bon sens, notre sensibilité, notre sensualité que nous gérons nos affaires quotidiennes afin d’en retirer plus de plaisir que de souffrance, pourquoi ces mêmes forces ne seraient-elles pas « opérationnelles », là où se révèlent les incertitudes expertes ? Il est bien d’autres moyens que la seule raison pour connaître le monde, pour le prévoir, et surtout pour en jouir. C’est avec toutes nos facultés qu’on peut espérer cerner la réalité et même comprendre les propositions complexex. Mais comprendre n’arrive qu’après l’effort d’apprendre, d’échanger.

Le but de la conférence de citoyens (1) est d’obtenir un avis censé être celui de l’ensemble de la population si l’on pouvait préalablement lui donner les moyens d’un jugement éclairé, ce qui ne sera matériellement jamais possible. A cette occasion, le groupe, bien que constitué d’un nombre réduit de personnes – une quinzaine -, peut être assez représentatif de la diversité de la population : des quotas par catégories (âge, sexe, profession, choix politique, région) sont appliqués sur un échantillon plus large de quelques dizaines de personnes volontaires après avoir été pressenties au hasard. Pour garantir l’objectivité de la formation, la meilleure formule paraît être de constituer un comité de pilotage comprenant, outre des universitaires connaissant bien la procédure, des experts aux avis diversifiés, voire contradictoires. Ce comité construit alors consensuellement le programme de formation (thèmes traités, documents proposés, identité des formateurs). Le mouvement associatif trouve ainsi sa place aussi bien au sein du comité de pilotage que parmi les formateurs, apportant alors une contre-expertise souvent opposée à celle de la plupart des experts institutionnels.

Il ne s’agit pas seulement d’instruire un dossier technique, mais de mettre le panel de citoyens en condition de comprendre, d’échanger et d’agir en responsabilité. C’est seulement dans la conférence de citoyens qu’une formation complète est assurée, ce qui est la condition même du choix éclairé sans lequel la démocratie serait usurpée. Quand les profanes sont devenus des citoyens éclairés (après 2 week-ends de formation sur le thème),ils disposent alors de deux prérogatives exceptionnelles : celle d’interroger au fond des personnalités choisies par eux-mêmes afin de compléter et d’assurer leurs opinions, et celle d’échanger entre eux afin d’enrichir et de confronter leurs convictions. Le prix à payer pour cette performance démocratique est de réduire l’exercice à un échantillon plutôt que l’appliquer à la population entière. La conférence de citoyens est ainsi la mise en pratique  » en milieu confiné  » de la vieille utopie d’une éducation exhaustive et généralisée.

Or, un effet magique arrive quand des profanes, volontaires pour apprendre, confrontent leurs nouveaux savoirs : ils produisent des conclusions évidentes de bon sens mais en rupture impertinente avec les propositions existantes. Cette consultation citoyenne ne se prend pas pour le pouvoir mais elle affiche publiquement des vérités, et oblige ainsi le pouvoir à justifier ses choix, en démontrant leur adéquation avec l’intérêt commun. Des dispositions législatives sur les conférences de citoyens (nécessitant la définition précise de leur protocole et le contrôle de leur fonctionnement) devraient incorporer l’obligation, pour les élus, de se saisir de leurs conclusions et de rendre publiques les suites qui leur seraient données. C’est l’objet d’un travail multidisciplinaire mené actuellement. Si la conférence de citoyens parvenait à se faire entendre jusqu’au Parlement, nos élus ne pourraient pas évincer les propositions de la société sans devoir s’en expliquer.
Nous n’avons ici envisagé que les procédures de participation. Pourtant ,la démocratie exige aussi l’expertise contradictoire systématique, afin de confirmer les conclusions des experts par une contre expertise libérée des complicités économiques. Elle exige enfin la protection juridique des « lanceurs d’alerte », ces citoyens qui révèlent les risques au plus tôt ,et sont pour cela souvent persécutés (lire : « le vélo, le mur et le citoyen », Ed. Belin, avril 2006).

Jacques Testart, Directeur de recherches à l’Inserm, Président de Fondation Sciences citoyennes


(1) Ces procédures sont nées au Danemark, dans les années 1980 et elles y sont relativement institutionnalisées. Consulter le site américain du Loka Institute [1] et celui de l’association Fondation sciences citoyennes [2].