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Peut-on – et doit-on – sauver la recherche fondamentale ?

« La Croix » 23 avril 2004 – Avec beaucoup de mes collègues, chercheurs en physique fondamentale, j’aimerais tant savoir si le boson de Higgs existe et quelle est sa masse, si l’expansion de l’Univers accélère ou ralentit, et quelle était la structure quantique de l’espace avant le temps de Planck ! Mais la solution de ces énigmes, et de bien d’autres tout aussi passionnantes – pour nous -, exige des accélérateurs de particules, des télescopes et des ordinateurs dont les coûts se chiffrent désormais en milliards d’euros, sans même parler des salaires de notre collectivité, qui se montent à plusieurs dizaines de millions d’euros par an.Comment donc justifier, aux yeux des dirigeants politiques mais surtout et d’abord de l’ensemble de nos concitoyens, la poursuite d’une recherche fondamentale à une telle échelle, mobilisant une fraction notable des ressources collectives ? Cette question appelle quelques réponses traditionnelles – et pourtant problématiques.

« Tôt ou tard, les connaissances ainsi acquises finiront par avoir des applications. » Mais sans même poser la question du caractère, bénéfique ou non, de telles applications, leur annonce anticipée relève pour le moins d’un pari : d’abord, la plupart des innovations techniques des dernières décennies reposent sur des avancées théoriques datant de la première moitié du vingtième siècle, et ensuite, nombreuses sont les découvertes fondamentales qui n’ont pas connu d’applications pratiques. D’ailleurs, les firmes multinationales de la pharmacie ou de l’informatique, intéressées au premier chef par la mise sur le marché d’innovations rentables misent bien plus aujourd’hui sur le perfectionnement empirique à court terme de technologies existantes que sur la recherche à long terme d’inventions originales.

« C’est la grandeur de l’humanité que de sonder toujours plus loin l’inconnu. » Mais à combien se monte la valeur de « l’honneur de l’esprit humain » (pour reprendre une formule du mathématicien Jacobi), lorsque tant de corps humains souffrent encore de la faim et de la maladie ? Et comment ne pas noter que, pour éliminer la plus grande part de ces maux, nous avons moins besoin de découvrir des connaissances nouvelles, que de mettre en œuvre des savoirs existants ? Croit-on au demeurant que des recherches sans retombées technologiques évidentes, comme en astrophysique fondamentale, garderaient leur vitalité si elles ne servaient de faire-valoir à l’industrie ou à l’armée ?

« Notre pays ne pourra conserver sa place dans le concert des nations qu’en développant un puissant secteur de recherche fondamentale. » Mais nombre de pays, à commencer par le Japon, ont conquis leur puissance économique sans s’appuyer sur un tel secteur, dont la croissance est l’effet plus que la cause de leur développement. Et les coûts précités sont de toute façon tels qu’aucune aventure scientifique à cette échelle n’est plus du ressort d’un seul pays et exige une problématique collaboration internationale.

Bien entendu, je ne propose nullement d’abandonner la recherche fondamentale. J’affirme simplement que les arguments traditionnels ne permettent pas aujourd’hui d’évaluer l’ampleur des moyens à lui consacrer. Plutôt que de se limiter à « sauver la recherche » en reconduisant, au prix d’aménagements de façade, une conception largement dépassée, les chercheurs seraient bien inspirés d’ouvrir eux-mêmes un vaste débat collectif sur les objectifs de la recherche fondamentale, et d’abord la possibilité même de la distinguer aujourd’hui de la recherche appliquée, les modes d’évaluation et de décision sur les ressources à lui consacrer, ses relations avec les autres composantes de l’activité scientifique, l’enseignement au premier chef. Un tel débat n’aurait au demeurant aucun sens s’il restait confiné aux seuls chercheurs, sans impliquer les citoyens, en particulier les forces sociales actives sur les terrains adjacents, syndicats, associations (de malades, de consommateurs, de protection de l’environnement), etc.

Et puisque nous sommes au bord de l’utopie, pourquoi ne pas rêver à la possibilité de ménager au moins certains espaces où la recherche, abandonnant ses appétits de moyens et ses fantasmes de puissance, ferait vœu de pauvreté et d’humilité ? Les lecteurs de ce journal sont bien placés pour savoir que Saint François d’Assise a fait plus pour l’Eglise que bien des papes …

Jean-Marc Lévy-Leblond
Physicien, essayiste, professeur émérite de l’université de Nice