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Nanosciences : nouvel âge d’or ou apocalypse ?

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Introduction : La fin du vingtième siècle a été marquée par une évolution scientifique et technologique majeure dont nous commençons seulement à entrevoir les conséquences incalculables. En effet, la compréhension à l’échelle atomique des propriétés de la matière, les progrès considérables obtenus grâce à l’approche moléculaire du fonctionnement du vivant et, simultanément, l’essor du traitement de l’information ont conduit à une unification croissante des sciences de l’état condensé (physique, chimie, biologie), à l’échelle du nanomètre, pour former ce qu’on appelle désormais les nanosciences. Ce mouvement est souvent daté de la fin de 1959, date du discours fondateur de Richard Feynman « There is plenty of room at the bottom » à la réunion annuelle de l’American Physical Society au Caltech (USA) (réf. Feynman, 1959). Plus que l’émergence d’une véritable discipline nouvelle on peut considérer les nanosciences comme le résultat de la convergence de différentes disciplines au niveau (supra)moléculaire voire une façon de revisiter des questions anciennes. On peut imaginer une synergie ultérieure de ces disciplines avec la science de la complexité, étape manquante pour passer de l’objet nanométrique bien maîtrisé à des systèmes beaucoup plus « riches » à l’image de ce que fait la nature avec les cellules ou le cerveau. Par ailleurs, tiré par de nouvelles applications toujours plus nombreuses, le monde de la technologie subit une évolution similaire. Dans les années 1990, on prend conscience du potentiel des applications croisées entre la microélectronique, la biologie et les technologies de l’information. Parmi les exemples particulièrement emblématiques, citons les objets communicants, les biopuces et les systèmes mécaniques miniatures.

Le rapprochement de cet ensemble de disciplines est parfois appelé par les anglo-saxons la convergence NBIC (Nanosciences, Biologie, Informatique et sciences de la Cognition). Cette évolution (que certains qualifient de révolution) laisse augurer d’innovations importantes dont certaines ont une portée telle qu’elles pourraient modifier profondément notre mode de vie. Tous les domaines sont concernés et des investissements gigantesques (en milliards d’euros) sont consentis tant aux USA qu’en Europe ou au Japon. A court terme, les secteurs suivants sont concernés :

– Société de la connaissance : on vise l’amélioration des systèmes de traitement de l’information (calcul, stockage) en particulier pour extrapoler la série relais – tube à vide – transistor – circuit intégré qui a déjà permis d’accroître de onze ordres de grandeur les puissances de calcul à coût constant. Cette évolution s’accompagne de l’essor des communications et de la dispersion des calculateurs, des capteurs et des actionneurs.

– Médecine : ces développements laissent entrevoir la possibilité de diagnostiquer et soigner en agissant à l’échelle nanométrique au moyen de capteurs, de systèmes de visualisation, de principes actifs vectorisés, de tissus synthétiques, etc.

Développement durable et secteur de l’énergie : on peut imaginer la multiplication de procédés « doux » pour l’environnement (à l’image de la chimie du vivant), la création de matériaux recyclables ou capables de« disparaître » dans l’environnement sans générer de pollution, des moyens de séquestrer le dioxyde de carbone. De même la nanostructuration permettrait d’augmenter les rendements de nombreux dispositifs, voire d’exploiter les énergies renouvelables avec une meilleure efficacité, en particulier le solaire.

Les items ci-dessus correspondent à des recherches en cours voire à des produits existants. Il existe également une littérature, extrapolant les progrès des nanosciences à long terme, avec par exemple les ouvrages de Ray Kurzweil, Hans Moravec et Eric Drexler.

Ces ouvrages doivent plus être considérés comme des éléments pour une réflexion sur le long terme que comme des prédictions à prendre au pied de la lettre. Ils s ‘appuient sur des bases scientifiques certaines (leurs auteurs ont travaillé dans les domaines qu’ils développent) mais restent pour l’instant du domaine de la fiction. On y imagine une société dans laquelle la maîtrise de la fabrication l’échelle atomique permettrait de réaliser les idées les plus folles :

– L’une d’entre elles serait l’augmentation des capacités de calcul permettant de réaliser des systèmes plus performants que le cerveau humain en vue de réaliser des machines autonomes éventuellement « conscientes » (ce mot restant à préciser), de s’interfacer avec le cerveau (en vue d’une extension de ses capacités, ou de brancher nos sens sur une réalité virtuelle) (réf. Moravec, 1999 et Kurzweil, 1999). – De même, de nouvelles technologies permettraient de réparer les dysfonctionnements du corps humain, d’agir profondément sur nos sens et sur le fonctionnement du cerveau, de réaliser des machines intelligentes.

– Une autre idée serait la possibilité de manipuler la matière à l’échelle moléculaire en vue de réaliser des dispositifs optimisés dont on pourrait récupérer tous les éléments atome par atome après usage. L’humanité tendrait alors à ne se nourrir que d’énergie et à recycler indéfiniment ses ressources. Le document fondateur de ce type de représentations, est le livre souvent cité de Eric Drexler, « Engines of creation », publié en 1986 (réf. Drexler,1986). L’auteur y disserte en particulier longuement sur les « assembleurs » nanomachines capables de fabriquer des produits optimaux voire de se construire eux-mêmes. Des machines mimant le vivant….

Cependant, la situation est résolument paradoxale : les promesses des nanosciences sont à peine formulées, dans tous les domaines où l’on en attend de formidables avancées (voir ci-dessus) que déjà de terrifiants périls nous attendraient dans un avenir aussi proche qu’apocalyptique. Bien plus, des acteurs qui en sont les pionniers, tels Eric Drexler et Bill Joy (réf. Joy, 2000) , ont eux-mêmes réveillé ces peurs alors que personne, et surtout pas le public qui ignorait tout des nanosciences, ne s’en était encore préoccupé. Voici que l’Apprenti sorcier se fait lui-même Cassandre…

Ainsi, les nanosciences et les nanotechnologies sont en débat avant même d’avoir pris une existence réelle. On exige d’elles quelles démontrent leurs véritables avantages (où est le Progrès ? et pour qui ?) alors que l’on pointe déjà leurs inconvénients supposés quiapparaissent comme porteurs de véritables catastrophes. Depuis quelques décennies, les peurs associées au développement des sciences et des technologies se sont multipliées : nucléaire, clonage, informatique, OGM, etc. (voir par exemple Farouki, 2001) dans un contexte de remise en cause progressive, et semble-t-il irréversible, de la notion classique de Progrès. Cependant, la question que posent les nanosciences et les nanotechnologies n’est peut-être pas un problème de plus, parmi d’autres, que les spécialistes et les décideurs ont à traiter dans le cadre d’une nouvelle gouvernance, pour continuer à avancer, malgré les réticences (supposées, réelles ou en émergence) de la société. Selon Dupuy (réf. Dupuy, 2004), les nanosciences et les nanotechnologies sont « le » problème majeur dans la mesure où elles pourraient conduire à un monde artificiel qui échapperait définitivement au contrôle de l’Humanité. Selon cet auteur, ce n’est pas telle ou telle caractéristique technique des nanoobjets qui pourrait éventuellement, en cas de « dérapage », poser problème, c’est la philosophie sous-jacente à l’ensemble de ce projet qui conduirait inéluctablement à la catastrophe. En effet, le déploiement des nanosciences et des nanotechnologies implique, au moins potentiellement, une capacité d’auto-organisation et d’autocréation de structures complexes par les nanoobjets eux-mêmes. A terme, celles-ci pourraient ne plus rien devoir à l’Homme ni même à la Nature. Ce monde artificiel qui, selon l’expression fameuse de Bill Joy « n’aura plus besoin de nous » (ref. Joy 2000), nierait le principe fondateur de la science moderne selon lequel l’Homme connaît, et donc maîtrise, ce qu’il est capable de faire et de refaire (d’où l’importance de l’expérimentation et de la modélisation dans toute démarche scientifique). Dès lors, comment éviter, s’interroge Dupuy, une catastrophe qui semble inéluctable ? (réf. Dupuy, 2002) Pour cet auteur, la raison reste l’ultime arme contre un pessimisme radical, la faculté que nous avons d’imaginer un avenir à la fois catastrophique et crédible doit nous permettre de prendre les mesures qui feront en sorte que l’inéluctable n’advienne jamais (si le scénario n’était pas crédible, on ne ferait évidemment rien) ! Le contraste entre la débauche de merveilles technologiques promises pour un avenir relativement proche (le bonheur est pour demain, il suffit d’investir quelques milliards d’euros…) et les catastrophes irréversibles annoncées (cette fois-ci, c’est vraiment la fin du monde !) doit nous conduire à réfléchir : quels sont les enjeux associées aux nanosciences et aux nanotechnologies, les risques d’ores et déjà identifiés et les mesures qu’il conviendrait de prendre pour y parer, le cas échéant ? Dans un domaine qui se caractérise par un foisonnement exceptionnel tant de résultats scientifiques et techniques que de prises de positions dans le débat, provenant d’horizons très divers, le présent article a une ambition limitée. Nous souhaitons essentiellement clarifier les éléments constitutifs de la controverse pour aider à la réflexion de la communauté scientifique et technique et, au-delà, de tous ceux que cette question commence à préoccuper. Nous faisons le pari que la connaissance du dossier, hors de toute polémique, permettra d’aborder le problème d’une manière plus sereine et de trouver les mesures à prendre qui conviennent, si nécessaire et autant qu’il est raisonnablement possible.

On peut considérer que ces questions s’insèrent dans une problématique beaucoup plus vaste liée à la notion de Progrès, point qui sera évoqué en première partie. Progrès, sous les auspices duquel se placent toujours les chercheurs, les ingénieurs et les industriels porteurs des innovations technologiques. Progrès que contestent précisément d’autres acteurs qui, tout aussi sincères, tentent de nous avertir des possibles effets négatifs des nanosciences et des nanotechnologies.

Nous retracerons ensuite brièvement la naissance des nanosciences et leurs promesses avant de décrire les différentes questions qu’elles soulèvent qui sont la source des inquiétudes voire des peurs que commencent à exprimer certains citoyens, y compris au sein de la communauté scientifique et technique elle-même.

Nous proposerons une typologie de ces peurs fondée sur trois grands thèmes fondamentaux autour desquels elles nous semblent se structurer. Nous montrerons que ces thèmes, qui sont généralement associés à toutes les peurs de la science et des technologies, s’enracinent profondément dans la tradition judéo-chrétienne. Ce constat nous suggère, d’une part, que des réponses variées doivent être proposées pour aborder des questions qui sont en fait de natures différentes et, d’autre part, qu’il serait vain d’aborder ces problèmes sous un angle strictement, et uniquement, scientifique.

Enfin, nous tracerons brièvement des pistes de réflexion pour tenter de dégager des solutions pratiques visant à un meilleur traitement de ces questions.