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L’Artémisinine, emblème du meilleur des mondes de la biologie de synthèse

La biologie synthétique, discipline technoscientifique émergente, a pour objectif de reformater les êtres vivants existant en modifiant profondément leur ADN.
Pour saisir certaines des questions soulevées par ce domaine, nous présentons ici l’exemple de l’artémisinine. Molécule recommandée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) pour le traitement du paludisme, l’artémisinine est une substance naturellement présente dans une plante, l’armoise annuelle. Depuis 2006, une version produite par des levures génétiquement modifiées par biologie de synthèse est également disponible. Mise en avant pour démontrer les bienfaits de ces nouvelles approches biotechnologiques, l’artémisinine est aussi un cas d’école des pratiques et conséquences de ce domaine émergent : rôle central de chercheurs-entrepreneurs, investissements de grands groupes multinationaux, brevetage du vivant, mise en péril d’économies rurales au Sud… le tout porté par la promesse d’un avenir radieux devant inévitablement advenir grâce aux progrès technologiques.
Dix ans après ses débuts, l’avenir industriel de cette pilule miracle semble pourtant remis en cause. La menace n’est pas portée par une nouvelle technologie, mais par des améliorations de pratiques en matière de diagnostic du paludisme et de soutien aux cultures d’armoise en plein champ.

Epidémie de paludisme et traitement à l’artémisinine

Le paludisme (malaria en anglais) est une maladie infectieuse causée par des parasites de la famille Plasmodium et transmise par différentes espèces de moustiques, principalement dans les régions tropicales. D’après les estimations les plus récentes de l’OMS, le paludisme aurait touché plus de 198 millions de personnes à travers le monde en 2013 et aurait causé environ 584 000 décès(1). Une des stratégies les plus efficaces pour lutter contre la maladie est le diagnostic précoce accompagné d’un traitement antipaludéen.
Depuis 2005, l’OMS recommande officiellement de traiter la maladie avec des combinaisons thérapeutiques à base d’artémisinine (dits « traitements ACT » ou artemisinin-based combinaison therapies), une molécule isolée à partir des feuilles d’une plante, l’armoise annuelle (Artemisia annua). Ces traitements sont utilisés depuis les années 90 en Asie et depuis une dizaine d’année en Afrique. Du fait d’une instabilité des quantités produites au cours des années 2000, les prix de l’artémisinine ont beaucoup fluctué entrainant notamment une pénurie mondiale en 2004. Depuis, pour répondre à la demande en ACT, des agriculteurs de Chine, du Vietnam et d’Afrique orientale ont été encouragés à se tourner vers la culture de l’armoise annuelle par leurs gouvernements et par un fond de soutien international(2).

L’entrée en scène de la biologie synthétique

En 2006, Jay Keasling, professeur de bioingénierie à l’Université de Berkeley (Californie, USA) annonce avoir conçu une souche de levure modifiée permettant de produire de l’acide artémisinique, un composé essentiel dans la chaîne de réactions chimiques aboutissant à la production de l’artémisinine. Soutenu par une bourse de 42 millions de dollars qui lui a été attribuée par la fondation Bill & Melinda Gates, Keasling et son équipe ont inséré 12 gènes dans cette « levure 2.0 », la rendant ainsi capable de produire de l’acide artémisinique à partir du glucose. La nouvelle levure a bien évidemment été brevetée par Amyris, la start-up co-fondée par Jay Keasling. En 2008, une licence est octroyée au géant de l’industrie pharmaceutique, Sanofi, pour industrialiser la fabrication biosynthétique d’acide artémisinique et sa transformation en artémisinine (3).

En avril 2013, Sanofi annonce le lancement d’une usine de production d’artémisinine à Garessio, en Italie. L’entreprise affiche une production de 40 tonnes d’acide artémisinique en 2012, et prévoit 60 autres tonnes pour 2013. Les chiffres concernant la production d’artémisinine sont moins précis : « plusieurs tonnes » auraient été produites en 2012 et des lots d’essais seraient disponibles pour étudier cliniquement les effets de cette artémisinine semi-synthétique. L’objectif de production d’artémisinine pour 2013 est fixé à 35 tonnes, soit l’équivalent de plusieurs dizaines de millions de doses de traitements. Le coût de fabrication de l’artémisinine par biologie de synthèse semble alors correspondre au coût de sa production naturelle (environ 400 US$ du kg)(4).

Un argumentaire humanitaire discutable

L’argument majeur des partisans de l’artémisinine issue de la biologie synthétique est le manque de traitements ACT à l’échelle mondiale. La production biosynthétique d’artémisinine devient alors LA solution à l’épidémie mondiale de paludisme. Cette vision semble pourtant bien simpliste. En effet, en 2007, la production d’artémisinine est déjà supérieure à la demande. En 200, une initiative de planification à l’échelle mondiale de médicaments ACT voit le jour. Via le programme A2S2 (Assured Artemisinin Supply System), l’organisation UNITAID assure ainsi le rôle de coordinateur de la production. Entre 2009 et 2011, en favorisant l’accès aux emprunts et à l’investissement des producteurs, ce programme permet une hausse de la production et une stabilisation des prix. D’après ce qu’estiment en 2011 les responsables de ce programme, l’équilibre du marché doit être atteint en 2012 (5).
Un autre argument vient soutenir la biosynthèse de l’artémisinine, sa durée de fabrication. Alors qu’il faut entre 15 et 18 mois pour la production naturelle, 3 à 4 mois sont suffisants en fermenteurs industriels. Sanofi avance ainsi que la production biosynthétique d’artémisinine pourra permettre de répondre plus rapidement à des pics de demande en ACT. On a pourtant du mal à imaginer le groupe multinational faire fonctionner en intermittence des fermenteurs chèrement payés, dans le seul but d’équilibrer le marché des ACT. Il paraît alors plus vraisemblable que le groupe compte assurer une production continue, entrant en concurrence avec celle des producteurs d’armoise annuelle.
Enfin, la question de l’accès aux ACT ne se réduit pas à la quantité d’artémisinine disponible. Les programmes internationaux mis en place pour soutenir l’accès aux médicaments anti-palu comme le Fonds pour les médicaments anti-paludéens à prix abordables (AMFm) font l’objet de critiques, émanant notamment d’ONG comme Oxfam (6). Pour assurer une diffusion maximum des ces traitements, ces programmes passent par des intermédiaires privés, qui n’ont pas toujours les compétences pour poser correctement le diagnostic de palu. Les médicaments sont distribués trop largement, accélérant inutilement l’apparition de parasites résistants (7).

Des bénéfices, pour qui ?

La perspective de l’arrivée de grandes quantités d’artémisinine semi-synthétique risque fort de déstabiliser un marché mondial et l’économie agricole associée, qui commencent juste à trouver leur équilibre. La production issue d’une ou deux unités industrielles d’artémisinine est en mesure de produire autant que des milliers d’agriculteurs, encouragés à se convertir à la culture de l’armoise annuelle ; l’impact sur les ressources de ces agriculteurs est susceptible d’être considérable. Les profits générés par des ressources génétiques distribuées dans le monde risquent ainsi de se voir entièrement captés par une unique multinationale occidentale.
De ce point de vue, le cas de l’artémisinine n’est pas unique. D’autres substances naturelles, comme la réglisse, la vanille, ou encore le caoutchouc naturel, sont également menacées par une production biosynthétique (8). A terme, de nombreuses molécules naturelles produites à partir de substances microbiennes, végétales ou animales et utilisées pour la pharmacie ou l’industrie (parfums, caoutchouc…) pourraient être concernées.

Un revirement prévisible ?

Un coup de théâtre récent est toutefois venu rebattre les cartes. Un article publié par la revue Nature en février 2016 annonce que Sanofi a stoppé sa production d’artémisinine semi-synthétique en 2015 (9). L’usine de production de Garessio devrait être vendue en juillet 2016 à la firme Huvepharma, sous-traitant bulgare de Sanofi.
Au total, le géant pharmaceutique n’aurait produit que 39 millions de traitements ACT par biologie de synthèse, soit environ 10% de la demande annuelle mondiale de ces médicaments, bien en dessous de l’objectif affiché d’assurer le tiers de la production globale. Les raisons du désintérêt de Sanofi pour la production d’ACT par biologie de synthèse tiennent en grande partie dans la chute des prix de l’artémisinine naturelle. Alors que le prix de fabrication de l’artémisinine biosynthétique était toujours d’environ 400 US$/kg, le prix du marché pour l’artémisinine naturelle a chuté en dessous de 250 US$/kg au cours des deux dernières années. Deux évolutions concomitantes des pratiques expliquent cette situation. D’une part, un travail sur les modalités de diagnostic du paludisme a permis de mieux cibler les personnes effectivement atteintes de cette maladie. La diminution des faux diagnostics a de fait conduit à stabiliser la demande mondiale de médicaments. D’autre part, la mise en place de contrats de long terme entre les producteurs d’ACT et le Fond Mondial de lutte contre le SIDA, le paludisme et la tuberculose a permis d’augmenter la production naturelle d’artémisinine.
Ce revirement illustre à quel point, envisager de résoudre par une technologie unique un problème de santé aussi complexe que l’épidémie mondiale de paludisme, repose sur une vision ultra-simpliste de la place des technologies dans la société. Le sens et l’utilité d’une technologie sont toujours dépendants de l’environnement humain dans lequel elle s’inscrit.

Mais ce revirement montre également que les promesses sur les bienfaits apportés par la technologie n’engagent que ceux qui y croient, et certainement pas ceux qui les font. Dès lors que le prix de l’artémisinine de synthèse n’est plus compétitif, ses ardents défenseurs d’hier se font plus discrets. Nul doute que leur intérêt pour cette technologie pourrait reprendre si de nouveaux débouchés économiques devaient être identifiés qu’il s’agisse d’améliorer la santé des populations ou de contribuer au réchauffement climatique. Les zélés défenseurs de ces technologies ne s’embarrassent pas de cohérence morale.
L’ONG canadienne ETC Groupe et la fondation allemande Heinrich Böll ont récemment publié un rapport très informé qui montre comment les entrepreneurs de la biologie de synthèse sont passés sans état d’âme de développements technologiques au service de la lutte contre le réchauffement climatique à des développements visant à accompagner les industriels du pétrole et du gaz dans l’exploitation maximale des ressources carbonées présentes dans les sous-sols, dès lors que les perspectives économiques étaient plus juteuses(10).

Un cas d’école pour la biologie synthétique

Un argumentaire en apparence inattaquable (« il n’y a pas assez de médicament ») ; la collusion entre des scientifiques-entrepreneurs (Jay Keasling) qui innovent dans leurs universités mais brevettent leurs innovations via leurs start-up (Amyris), puis cèdent des licences d’exploitation à des groupes multinationaux (Sanofi) ; le risque de captage par une multinationale – déjà dominante sur le marché mondial – de profits générés par des ressources génétiques naturellement disponibles… Autant d’éléments rencontrés de façon récurrente dans le contexte de la biologie synthétique (11).

Pour télécharger cette fiche au format PDF : Fiche L’Artémisinine en 2016 [1]
Cette fiche a été rédigée par Catherine Bourgain et Kévin Jean

(1) World Malaria Report 2014, consultable au lien : http://www.who.int/malaria/publications/world_malaria_report_2014/report/fr/
(2) http://www.a2s2.org/
(3) Cette dernière étape n’est pas simple à réaliser, et Sanofi a déposé un brevet sur le procédé de transformation.
(4) Ces chiffres sont ceux que le groupe présentait le 15 janvier 2013, à Nairobi (Kenya) lors de la conférence internationale « Artemisinin » : http://www.a2s2.org/upload/5.ArtemisininConferences/1.2013Kenya/Presentations/Day1/3.SanofiSSpresentation.pdf
(5) Voir http://www.a2s2.org/news-and-events/a2s2-newsletter-1,-july-2011.html
(6) Voir http://www.oxfam.org/fr/pressroom/pressrelease/2012-10-24/lutte-contre-paludisme-arret-projet-AMFm
(7) Les premiers cas de parasites résistants à l’artémisinine ont été décrits en 2013 au Vietnam.
(8) Voir par exemple la Factsheet des Amis de la Terre sur la vanille de synthèse (en anglais): http://libcloud.s3.amazonaws.com/93/67/3/3132/1/synbio_vanillin_fact_sheet.pdf
(9) Peplow M. Synthetic biology’s first malaria drug meets market resistance. Nature 2016; 530:389–390.
(10) Voir par exemple la fiche réalisée en 2012 par FSC : https://sciencescitoyennes.org/biologie-synthetique-questions-autour-de-nouvelles-promesses/
(11) Voir à ce sujet le rapport récemment publié par ETC Group et la Heinrich Böll Foundation : « Extreme Biotechs meet extreme energy » http://www.etcgroup.org/content/extreme-biotech-meets-extreme-energy, qui montre comment les développeurs de la biologie de synthèse sont passés sans état d’âme d’un discours sur une technologie au service de la lutte contre le réchauffement climatique à un discours d’accompagnement des industriels du pétrole et du gaz.