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Anticoagulants : la prudence aux prud’hommes (Libération, 4 novembre 2010)

Libération - Anticoagulants, la prudence aux prud’hommes [1]

Libération – Anticoagulants, la prudence aux prud’hommes

Jacques Poirier, licencié par Sanofi-Aventis, avait pointé le risque de s’approvisionner en héparine en provenance de Chine. A la veille de son audience, ce matin, devant les prud’hommes de Boulogne-Billancourt, Jacques Poirier se dit « serein bien que meurtri », huit ans après son licenciement par Sanofi-Aventis. Mais quand il égrène son « calvaire » au sein du groupe pharmaceutique français, sa voix tremble. S’il entend être « dédommagé à la hauteur des préjudices subis », il espère avant tout que ce procès marquera « un pas supplémentaire dans la révélation du scandale sanitaire du marché des héparines ».

A 59 ans, ce vétérinaire et immunobiologiste, formé à l’Institut Pasteur, reste un croisé de la santé publique. Un lanceur d’alerte rétif aux logiques commerciales. Entré en 1980 chez Rhône-Poulenc (devenu Sanofi-Aventis), il a été licencié pour avoir « refusé de cautionner l’approvisionnement en Chine » en produits biologiques qu’il jugeait « douteux ».

Abattoirs. En 1996, Jacques Poirier est responsable de la sécurité biologique des médicaments et notamment de l’héparine. Commercialisé sous le nom de Lovenox, c’est un produit leader pour le groupe – en 2009, c’est encore le numéro 2 des ventes avec un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros. L’héparine est un anticoagulant utilisé contre la formation de caillots et les complications circulatoires, extrait à partir des muqueuses d’intestins d’animaux. On est alors en pleine crise de la maladie de la vache folle, l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), contractée par ingestion d’aliments contaminés. On découvre bientôt que la maladie est transmissible à l’homme et incurable [1]. Les autorités sanitaires prennent des mesures très strictes : les boyaux de bovins doivent obligatoirement être retirés des abattoirs et incinérés. Pour la fabrication de l’héparine, seul l’intestin de porc est autorisé, cet animal n’étant pas susceptible de véhiculer l’agent infectieux de l’ESB, le prion.

« Certains pays – en Amérique du Sud, Chine – fabriquaient de l’héparine avec des intestins de bovins, relate Jacques Poirier. J’ai alerté ma direction sur le risque que des fournisseurs complètent leur fabrication avec des matières premières issuesde ruminants. » Il s’inquiète des héparines en provenance de Chine, où la traçabilité est une fiction. Il contacte un immunologiste de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), Didier Levieux, qui élabore une méthode pour détecter des tissus de ruminants dans la matière première de l’héparine. Une technique dite IDR (immunodiffusion radiale) dont ils veulent doter les usines du groupe. Mais les responsables des approvisionnements redoutent de perdre des fournisseurs. « La mise en œuvre du test IDR s’est faite à reculons », déplore Didier Levieux.

Avec un tiers de ses approvisionnements effectués en Chine, le laboratoire aurait dû imposer le test IDR aux abattoirs chinois, qui traitaient parfois en un même lieu porcs, vaches et moutons. Mais cela impliquait de s’exposer à une pénurie de matières premières, alors que la demande ne cessait de croître. « Il y avait incompatibilité entre business et santé publique », résume Poirier.

Sa direction lui demande de valider la Chine comme source d’approvisionnement. Il refuse. Jacques Poirier est progressivement écarté des décisions, isolé, parfois sans affectation. On lui propose des postes « subalternes ». En 2003, « à bout », il accepte la rupture unilatérale de son contrat. Motif, selon Sanofi-Aventis, interrogé par Libération : « Le refus des différents postes qui lui ont été proposés, dont certains avec promotion, dans le cadre de la réorganisation du groupe. » Aucun rapport, assure-t-on, avec un contentieux scientifique.

En 2008, les faits confirment ses doutes sur les produits chinois : aux Etats-Unis et en Allemagne, une centaine de personnes meurent et plus de 800 autres subissent des chocs de type allergique, suite à l’administration intraveineuse d’une héparine commercialisée par le laboratoire américain Baxter.

« Cassé ». Les lots provenaient tous de Chine et contenaient une substance frelatée, ajoutée frauduleusement pour « booster » l’héparine : la chondroïtine sulfate… Quelques jours plus tard, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) annonce que onze lots d’héparine de Sanofi-Aventis étaient eux aussi contaminés par la même substance.

Aujourd’hui, Jacques Poirier est au chômage, « cassé professionnellement ». Il est soutenu par la Fondation sciences citoyennes, où des chercheurs comme Jacques Testart, Christian Vélot ou André Cicolella travaillent à un projet de loi pour la reconnaissance et la protection des lanceurs d’alerte.

[1] Nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jacob.

NB. Cet article a été publié dans le quotidien Libération le 4 novembre 2010. Nous le reproduisons sur notre site au titre de la « revue de presse » concernant l’action de soutien que la FSC mène pour Jacques Poirier. L’article est disponible sur le site de Libération : http://www.liberation.fr/societe/01012300279-anticoagulants-la-prudence-aux-prud-hommes [2]