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Le principe de précaution

Le Rapport « LE PRINCIPE DE PRECAUTION » a été présenté au Premier ministre par Philippe KOURILSKY (Professeur au Collège de France, Directeur de l’Institut Pasteur) et Geneviève VINEY (Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne) le 15 octobre 1999. Dans ce texte, les rapporteurs estiment indispensable d’organiser la mise en œuvre du principe de précaution, afin « d’améliorer réellement la sécurité des citoyens ». Les recommandations visent tant « la réflexion et l’action pour le plus long terme » que la « mise en œuvre dans le court terme » par « des actes politiques et réglementaires ».

La Commission Française du Développement Durable (CFDD) a lu ce rapport dans le souci de promouvoir un développement durable (D.D). Pour la CFDD, le concept de développement est essentiel, et suppose que la dimension humaine (et notamment culturelle) l’emporte sur la dimension économique, avec le concept d’équité appliqué à l’ensemble de l’humanité. La CFDD a apprécié les aspects positifs du rapport, notamment quand il souligne que le principe de précaution veut être un encouragement à faire. Néanmoins, la conception relativement étroite du principe de précaution qu’il développe ne permet pas de prendre en compte le concept de Développement Durable. Son approche limitée aux risques sanitaires directs et environnementaux de court terme conduit à confiner l’application du principe de précaution aux éléments immédiatement mesurables.
L’exigence du Développement Durable impose d’élargir la notion de principe de précaution bien au-delà, par exemple jusqu’aux problèmes de société qu’induisent les innovations technologiques. Finalement, les limites conceptuelles du rapport conduisent à une sous estimation de la fonction démocratique du débat public et à une surestimation du rôle et du statut de l’expertise scientifique.

La CFDD envisage un dispositif très différent pour la mise en œuvre du principe de précaution, en plaçant le centre d’évaluation au sein de la société civile : elle propose de constituer un Comité Consultatif pour l’Évaluation des Technologies, composé de citoyens volontaires parmi ceux tirés au sort. Un mode d’information approprié permettrait à ses membres de consulter des experts scientifiques aussi bien que les représentants des divers courants associatifs, puis de produire un avis éclairé en direction du décideur politique. En cas d’incertitude persistante au sein de ce Comité, il serait fait appel à des conférences de citoyens menées simultanément dans plusieurs régions. Le politique disposerait ainsi d’un outil permettant une pratique d’investigation et d’évaluation beaucoup plus large que seulement scientifique, économique et technique.
La CFDD soutient qu’un protocole de ce type est nécessaire pour contribuer aux conditions d’un développement durable.

le Président,
Jacques TESTART [1]

AVIS n° 2000-01 (mars 2000) sur le principe de précaution

Rapport au Premier ministre de P.Kourilsky et G. Viney, du 15 octobre 1999.

Le rapport de Philippe Kourilsky et Geneviève Viney est remarquable par son exploitation cohérente de vastes sources d’informations, et la pertinence de ses annexes qui analysent les principales confrontations récentes du principe de précaution avec les réalités (sang contaminé, prion, OGM).
Pourtant, la conception relativement étroite du principe de précaution développée dans le rapport ne permet pas de prendre en compte le concept de développement durable, et n’est pas à la mesure de la défiance déjà présente dans l’opinion publique.

Du point de vue du développement durable, le choix d’une approche limitée aux risques sanitaires et environnementaux conduit à confiner l’application du principe de précaution, en omettant de l’appliquer aux conséquences premières de l’innovation technique sur la société, aussi bien en termes économiques qu’en termes de développement, d’emploi, d’équité sociale, de solidarité nord-sud, etc. L’exigence du développement durable et la pratique qui se dégage des expériences récentes conduisent en effet à élargir la notion de principe de précaution bien au delà des risques sanitaires et environnementaux, par exemple jusqu’aux différents problèmes de société qu’induisent les innovations technologiques.
D’autre part, la CFDD regrette que le rapport limite son analyse aux dommages directs exercés sur l’homme, en négligeant les dommages induits sur l’homme par les atteintes aux ressources indispensables à son développement (air, eau, sol, biodiversité, etc ..). Enfin, le rapport n’accorde aucune place dans son analyse à la notion d’irréversibilité, laquelle paraît pourtant devoir être placée au centre du principe de précaution dans la plupart des cas.

Ces diverses limites conceptuelles induisent logiquement une sous estimation de la fonction démocratique du débat public et une surestimation du rôle et du statut de l’expertise scientifique.
La proposition de créer une Agence d’Expertise Scientifique et Technique (AEST) est séduisante, essentiellement si elle permet la suppression des innombrables structures d’expertise actuellement existantes. Mais on peut douter de ce résultat, et craindre que l’AEST ne vienne s’ajouter à la multitude de Commissions, Comités, Centres d’Etude, etc … dont la pérennité sera toujours revendiquée par quelque ministère ou lobby influent. De plus, si l’AEST venait coiffer l’ensemble des structures spécifiques d’expertise, cette Agence subirait une croissance continue la rendant difficilement gérable, par l’apparition incessante de nouveaux thèmes à expertiser. Le rapport souligne que « la contractualisation et la rémunération de l’expertise, en rendant l’assurance possible, permettrait aux victimes d’espérer une véritable indemnisation par le jeu de l’action en responsabilité civile ». Cette mesure, qui faciliterait aussi l’identification de l’expert et la transparence des avis, serait sans aucun doute bénéfique mais elle ne nécessite pas l’existence de Comités d’experts ou d’une Agence d’expertise.

Le rapport reprend la perspective d’une expertise en deux cercles, telle qu’avancée par la conférence des citoyens sur les OGM (1998). Mais ici, le premier cercle (expertise scientifique) est largement hégémonique tandis que le second (aspects économiques, culturels et sociaux) est placé sous contrôle. Cette attitude est d’autant moins justifiée que le rapport reconnaît que l' »expert ne sait pas » et que ses opinions « ne sont pas exemptes de tout préjugé ». Dans ces conditions, l’expertise possède-t-elle les qualités que l’on accorde aux attitudes scientifiques, et ne faudrait-il pas parler de « l’expertise des scientifiques » plutôt que de « l’expertise scientifique » ? Dans un de ses arrêts, cité dans le rapport, la Cour de Justice des Communautés européennes (24 Novembre 1993) indiquait que « les mesures de conservation des ressources de pêche ne doivent pas être pleinement conformes aux avis scientifiques … ». Il apparaît effectivement incohérent de reconnaître la situation d’incertitude des experts sans la prendre réellement en compte pour l’élaboration de la décision politique. Tel est pourtant le sens de la proposition qui inféode le deuxième cercle au premier. En quoi les arguments économiques, écologiques, sociaux, ne méritent-ils pas tout autant que les arguments scientifiques et techniques, d’être considérés comme « expertises » (terme réservé presque partout, dans le rapport, à l’approche scientifique) ? Pourquoi des experts de premier cercle sont-ils encore nécessaires au sein du second, si l’expertise scientifique a déjà été produite et communiquée ? Pourquoi la réflexion du deuxième cercle ne serait-elle nourrie que des expertises issues du premier, comme si celles-ci contenaient la totalité du savoir scientifique ? Pourquoi placer le deuxième cercle sous tutelle des agences de sécurité sanitaire, lesquelles en choisiraient les membres et rendraient publics « les produits de l’analyse », toutes prérogatives reconnues au premier cercle, auquel revient aussi le privilège d’informer les citoyens et les journalistes ? Le dispositif laisse peu de place aux associations de consommateurs, aux ONG ou à des propositions alternatives, pour réserver l’essentiel de l’expertise aux organismes de recherche, universités, Académie des sciences. Le projet de faire de l’expertise (scientifique seulement) un « domaine reconnu, doté des enseignements, voire des diplômes adéquats, d’un système de publications et de mécanismes de reconnaissance » pourrait conduire à formaliser une société des experts, dont les intérêts ne seraient pas nécessairement conformes à ceux des citoyens.

Le rapport insiste fréquemment sur la nécessité de « chiffrer » les risques correspondants à l’innovation technologique, réduisant ainsi le champ même des risques potentiels à ceux qui seraient objectivement mesurables. Une telle exigence suppose que les avis qui importent réellement sont ceux qui émanent de l’autorité scientifique, et ne concernent que les points sur lesquels cette autorité est capable de démonstration, c’est-à-dire que la précaution ne serait acceptable que confondue avec la prévention. Cette exigence de scientificité est d’autant plus surprenante qu’elle ne semble pas revendiquée pour démontrer les avantages de la technologie : nous n’avons ainsi trouvé nulle part des éléments d’informations crédibles permettant de « chiffrer » l’intérêt de la culture des plantes transgéniques. Faut-il se suffire des vagues gains de productivité (d’ailleurs très faibles) annoncés par les industriels ? Quelle urgence à lancer un mode de production, non seulement problématique mais sans avantage démontré ? Admettre que les plantes transgéniques ça marche ! ne relève t-il pas de la croyance, voire de l’idéologie, plutôt que de la rationalité ? Même si des résultats indiscutables venaient bientôt démontrer des gains appréciables de productivité grâce au recours aux OGM, l’absence jusqu’ici tolérée de telles informations dans les instances d’expertise, comme au niveau de la décision politique, témoigne déjà que la non scientificité n’est pas nécessairement du côté de ceux qui « s’opposent au progrès »…

La CFDD propose un dispositif très différent pour la précaution, prenant réellement en compte les incertitudes de l’expertise scientifique, l’expression d’analyses variées (institutionnelles et indépendantes, techniques et sociales, nationales et étrangères, etc …) et en plaçant le centre d’évaluation au sein de la société civile. Il s’agirait de constituer un Comité Consultatif pour l’Evaluation des Technologies, composé de citoyens tirés au sort et volontaires pour s’informer sur tous les aspects de l’innovation en cause. A la demande de ce Comité, des experts extérieurs et variés (scientifiques, économistes, ONG, spécialistes des sciences humaines et sociales, collectifs, etc …) seraient appelés, par contrat spécifique, à produire des rapports circonstanciés. Nourris de l’ensemble de ces informations, les membres du Comité devraient pouvoir produire un avis éclairé en direction du décideur politique. En cas d’incertitude persistante au sein du Comité Consultatif d’Evaluation, il serait fait appel à des conférences de citoyens, sur le modèle de celle organisée en 1998 mais menées en plusieurs lieux géographiques simultanément, la multiplication de telles assemblées étant favorable à l’objectivité. La CFDD estime que les réponses obtenues lors de telles consultations, confrontant le savoir et le désir, la rationalité et le bon sens, seraient propices à la prise de décision politique. Elle soutient qu’un tel protocole, dont les modalités méritent une étude plus détaillée (nécessité d’un modérateur, rôle de la CFDD dans le pilotage, etc…), est susceptible de limiter l’influence de lobbies agissants aussi bien que celle de craintes mal fondées, et ainsi de contribuer aux conditions d’un développement durable.