Récit de l’audience par Marie Grosman (co-présidente de « Non au Mercure Dentaire »)

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mardi 5 février 2008

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Notes sur le procès en diffamation intenté par le Comité des salines de France (CSF) contre Pierre Meneton (PM). Marie Grosman, co-présidente de l’Association NAMD (Non au Mercure Dentaire). Ayant assisté à l’audience, j’aimerais en faire partager quelques moments forts. En préalable, si ce n’est déjà fait, je vous conseille vivement la lecture du mémo élaboré par PM : ces 80 p. retracent l’historique d’un intense lobbying toujours à l’œuvre, véritable cas d’école.

Rappel sur l’article incriminé.

Il s’agit d’un article de Pierre Cattan paru dans le magazine TOC (aujourd’hui disparu) le 18 mars 2006, constitué en grande partie par une interview de Pierre Meneton. Ce chercheur de l’Inserm y dénonce la surconsommation passive de sel due à l’apport des produits de l’industrie alimentaire (contribuant pour les trois quart à l’apport journalier), l’inertie des pouvoirs publics et le lobbying actif des industriels (du sel et de l’agro-alimentaire). Il alerte sur les conséquences sanitaires d’une telle situation, responsable de 15 à 20 % des 300 à 400 000 accidents cardiovasculaires recensés chaque année et de nombreux cancers de l’estomac.

PM est attaqué en diffamation pour la phrase suivante : « Le lobby des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire industriel est très actif. Il désinforme les professionnels de la santé et les médias. »

Le magazine TOC est lui attaqué pour le titre et le chapeau de l’article : « Scandale alimentaire. Sel, le vice caché. En France , l’excès de sel conduit à des milliers d’accidents cardiovasculaires par an. L’alerte, donnée en 1998 par des chercheurs, n’a pas interpellé les pouvoirs publics, plus prompts à bichonner l’industrie agroalimentaire », ainsi que pour la reproduction d’une boîte de sel portant le logo de « La Baleine » et porteuse de la mention encadrée « Le sel tue », sur le modèle « Le tabac tue ».

Un point de procédure a d’abord dû être réglé, au risque sinon de renvoyer le procès. A cette occasion, la Procureure a laissé échapper un lapsus : elle a parlé de la « Compagnie des malins » (au lieu de salins), ce qui a déclenché les rires de l’assistance et détendu quelque peu l’atmosphère. La suite a montré qu’il s’agissait bien d’un lapsus révélateur…

Les 3 accusés (Pierre Meneton, le rédacteur en chef et le directeur de publication du magazine TOC, Pierre Cattan et Arnaud Champremier-Trigano) ayant accepté de comparaître volontairement, ne réclamant pas un jugement séparé (alors qu’une des 2 plaintes, celle des salines du Sud et de l’Est, ne visait que le magazine et non PM), le procès a pu reprendre.

PM rappelle posément son parcours de chercheur, et l’évidence scientifique forgée au cours des années du lien entre consommation de sel et hypertension, à l’origine de morbidité et mortalité cardiovasculaires élevées, lien reconnu par toutes les expertises collectives internationales (une quarantaine d’expertises scientifiques indépendantes).

Il rappelle le décret de création de l’Inserm du 8 juillet 1964 : « L’Institut est au service de la santé de tous et contribue par la recherche à mieux connaître et à améliorer la santé de l’homme ». C’est une mission de défense de l’intérêt général et non d’intérêts particuliers []. Puis il rappelle posément son parcours de chercheur spécialisé dans les mécanismes de l’hypertension, et sa participation à l’élaboration des recommandations (au sein de l’Afssa et de l’OMS). Il estime qu’il n’a fait que son devoir de chercheur qui, comme cela est prévu dans les missions de l’Inserm, se doit de communiquer sur les résultats scientifiques. Il évoque ensuite le poids du lobbying des professionnels du sel depuis 30 ans, qui s’emploient à faire croire à l’existence d’une controverse, d’un débat, et qui pour cela mettent en avant les quelques études allant dans leur sens. Il rappelle que la profession a précédemment attaqué la NIH aux USA (responsable de la publication DASH-sodium) et la FSA en GB pour des motifs équivalents, et a été déboutée.

Après l’interrogation de Pierre Cattan par la Présidente du Tribunal, c’est Joël Ménard qui est appelé en tant que témoin de l’accusé PM sur le sujet de la désinformation des professionnels de santé. Il avoue avoir découvert avec surprise les réactions suscitées chez les industriels par les prises de position en faveur de la santé publique. Il précise quelles furent celles du lobby du sel, alors qu’il était directeur de la santé ou participait au groupe de travail sur le sel de l’Afssa. Par exemple, la volonté de réduire la consommation de la population en sel avait ainsi été qualifiée par le lobby de « politique à la Lyssenko [] » … A la question de la procureure : « Les professionnels du sel cherchent-ils à développer une « connaissance scientifique » pour concurrencer les apports des publications scientifiques ? », il répond par l’affirmative, précisant que l’on retrouve dans tous les dossiers de santé publique cette stratégie ; dans le cas du sel, comme dans d’autres dossiers, elle a permis de retarder de plusieurs années des décisions de santé publique destinées à protéger la population.

Christophe Labbé (CL), journaliste au Point et auteur du fameux article paru en 2001, témoigne à son tour : très au fait du dossier qu’il suit depuis cette date, il fait une brillante démonstration sur la façon dont le lobby du sel a désinformé les médias pendant des années. Il évoque la stratégie du lobby (sel + agro-alimentaire), dévoilée dans une note confidentielle de Pepsico : créer un écran de fumée destiné à masquer le problème de santé publique, par exemple en mettant en avant les bienfaits d’une consommation de calcium dans la lutte contre l’hypertension (mais aussi l’importance de la consommation de sel iodé et fluoré dans une politique de santé publique). Il précise l’organisation à un niveau international de ce lobby, et insiste sur l’efficacité des actions de lobbying, relevant que des réponses du Ministre de la santé à des questions écrites portant sur l’excès de sel reprenaient des articles issus du lobby du sel. Il rappelle que le chapitre consacré au sodium du rapport officiel sur les Apports Nutritionnels Conseillés pour la Population Française de 2001 a été rédigé par Tilman Drueke, représentant du lobby (et présent à l’audience, quoique resté muet). A la même époque, comble de cynisme, l’entreprise Solvay, membre du comité des salines, possédait une filiale pharmaceutique commercialisant 5 antihypertenseurs, preuve que les fabricants connaissaient bien les méfaits du sel sur la santé : la boucle était ainsi bouclée. CL insiste enfin sur les tentatives de déstabilisation subies par PM, chercheur susceptible de faire perdre beaucoup d’argent à un secteur industriel…

Le troisième et dernier témoin des accusés, Charles Perraud, directeur de la coopérative de sel de Guérande, a dû repartir avant de pouvoir témoigner (l’audience qui devait débuter vers 13h30 a démarré vers 15h et s’est terminée peu avant 21h).

Représentant le CSF, Bernard Moinier (BM), après avoir rappelé les missions du comité (comprenant la défense des intérêts de ses adhérents), qualifie de « vieux serpent de mer » ces allégations sur le lien entre HTA et sel, et argue que le sel constitue au contraire un outil de prévention en santé publique ! Il explique que, désireux de s’entourer des meilleures compétence et refusant de se contenter d’informations vagues et erronées, le CSF a donc eu recours à un expert scientifique (un néphrologue : Tilman Drueke, Inserm, Hôpital Necker) depuis 1983, chargé d’analyser de façon tout à fait objective ( !) la littérature scientifique. Evoquant le Pr Ménard, il qualifie son témoignage de « grand numéro d’acteur », l’accusant de masquer sa raideur et son intérêt politique derrière une apparente vision sentimentale du Monde. Il s’offusque de ce qu’on puisse parler de « sel caché » (ajouté selon lui par l’industrie seulement en raison de certaines qualités physico-chimiques), comme si on ne pouvait pas sentir qu’un aliment est salé !

Mis au défi par PM de citer une seule expertise collective de moins de 30 ans montrant l’absence de nocivité de l’excès de sel, il en est bien incapable. Il affirme pourtant que de nombreuses études mettent en évidence une relation inverse entre l’apport de sel et le risque cardiovasculaire, mais il ne peut répondre à Me Fau qui lui demande qui a effectué ces études : « Je ne suis pas venu avec un catalogue ! ». Me Fau lui rappelle fort à propos que c’est tout de même le CSF qui porte plainte, et qu’il ne faudrait pas manquer de respect au Tribunal. PM demande alors si l’auteur principal de ces études, Mickael Alderman, est financé par le lobby du sel. BM crie alors à la manipulation : dès qu’un expert obtient des résultats qui ne conviennent pas, il ne serait alors pas objectif ; il est pourtant normal selon lui que le secteur industriel s’entoure d’experts compétents. La Présidente enfonce le clou : « Donc, vous ne le contestez pas ? ». Droit dans ses bottes, BM répond que non, où est donc le problème ? Les rires fusent dans la salle…

L’heure est venue aux plaidoiries.

L’avocat du CSF demande que l’on ne se trompe pas de procès : non pas celui du sel, mais une plainte en diffamation. Le CSF n’avait jamais porté plainte jusqu’à présent, malgré la parution de précédents articles : d’après lui, il n’est pas question de faire taire le débat, tant que celui-ci reste loyal et scientifique. Cette fois, le CSF considère que les termes employés (= le lobby désinforme) sont intolérables. Il refuse absolument la comparaison avec le tabac et l’amiante, car le sel est un aliment indispensable à la vie. Il s’insurge contre la présentation « insupportable » du dossier, soi-disant basé sur des certitudes, alors qu’il y a débat et que celui-ci doit continuer (sans que soit prise la décision de réduire la consommation de sel). Il affirme que le CSF ne fait pas de désinformation (comportant l’idée de malhonnêteté), et n’a jamais outrepassé sa mission. Taxer ceux avec qui on n’est pas d’accord de désinformateurs est un coup bas. Laisser penser que le sel est un poison mortel alors que c’est un aliment nécessaire est une atteinte à l’honneur de la profession : le CSF réclame 1 € symbolique de dommages et intérêts (DI). Les salins du Midi et de l’Est, refusant l’assimilation du sel au tabac (boîte « la Baleine » portant mention « le sel tue ») réclament seulement (en absence de préjudice commercial, les ventes n’ayant pas semblé baisser suite à la parution de l’article) 10 000 € de DI.

La procureure s’interroge d’abord sur la pertinence de l’action en justice concernant l’assertion de vice caché : il s’agit d’appréciations portées, ne constituant pas une diffamation.

La boîte de sel incriminée (« le sel tue ») : le contenu est un aliment (pas de diffamation possible) ; mais le contenant n’est pas tout à fait anonyme (logo « La Baleine ») : si ce logo est exclusif, la diffamation peut être envisagée, la personne morale étant désignée.

Sur la citation incriminée de PM, elle note qu’il s’agit de 2 phrases sur 2 pleines pages. La partie civile s’est elle-même reconnue dans le terme de lobby du sel, alors qu’elle n’était pas nommée.

Elle se questionne sur ce que recouvre le terme de « lobbying » : s’agit-il de défendre l’intérêt général ? Non, il est admis qu’il s’agit de la défense d’intérêts particuliers. Est-ce porter atteinte à honneur du CSF que de parler de désinformation ? Ce n’est pas évident, car l’interview de PM est équilibrée, modérée, nourrie… Si cela devait être le cas, force serait alors de reconnaître l’évidente bonne foi des accusés.

Enfin, avec finesse et brio, la Procureure affirme la légitimité du but poursuivi : il est en effet légitime de s’intéresser à la santé publique. Ce scientifique, chercheur à l’Inserm, expert auprès de l’OMS, est bien sûr amené à s’exprimer sur ses travaux et à délivrer un message important sur des contradictions d’intérêts : ceci est particulièrement légitime. C’est non seulement un droit, mais même un devoir que de susciter le débat, ici à l’aide d’une interview fondée sur des sources scientifiques et des expertises collectives.

La procureure termine en louant l’équilibre, la clarté dans l’expression, l’absence de propos insultants ou injurieux dans l’interview de PM : il s’agit bien de l’analyse d’un chercheur, d’un scientifique, en termes adaptés. Elle ne voit rien dans cet extrait, titre, dessin, qui pourrait entraîner une condamnation du chef de diffamation. (un ange passe dans la salle du tribunal)

L’avocat des 2 accusés du magazine TOC parle alors d’un mauvais procès, perdu pour les parties civiles : pas une des conditions requises pour invoquer la diffamation n’est présente. Il précise que le logo de « La Baleine » avait été choisi non pour stigmatiser une entreprise, mais comme symbole aisément reconnaissable du sel. Il précise que ce n’est pas le CSF qui intéresse les accusés, mais le scandale du sel : oui, l’excès de sel tue, comme celui de l’alcool ou du tabac ! Il réclame la relaxe.

Me Fau conclut l’audience par une magnifique plaidoirie. Tout d’abord, il note que cette plainte en diffamation est infondée selon la jurisprudence, puisque le CSF n’est pas nommé : le lobby s’adresse à l’ensemble de la profession, sans désigner une personne morale.

Il décide de poursuivre sa plaidoirie « pour le plaisir », bien que Mme la Procureure ait déjà rappelé l’essentiel.

Il résume les preuves de bonne foi de PM : son discours est basé sur des connaissances acquises ; son référent est constitué de données de l’expertise institutionnelle en matière de santé publique, au plan national, communautaire et international, qui toutes indiquent la nécessité d’une réduction sodée pour abaisser la tension artérielle de la population et faire chuter la mortalité cardiovasculaire.

PM parlait du lobby du sel en général, mais lui choisit ici, « étant de naturel taquin », de prendre l’exemple du CSF … Il cite plusieurs propos de son représentant et de l’expert maison, tous deux assis à quelques mètres, ponctuant à chaque fois ses phrases par : « si ça, ça n’est pas de la désinformation ! ». En effet, chaque citation constitue une illustration du tissu de contre-vérités et de faux-semblants destiné à brouiller le message de santé publique en laissant croire qu’il existe un débat scientifique sur la question.

Me Fau se demande pourquoi le CSF a attaqué un « petit magazine », alors qu’il n’a rien tenté contre Que Choisir qui avait publié un article contenant beaucoup plus d’affirmations de nature à déplaire au lobby.

Enfin, Me Fau décide de raconter une anecdote, annonçant passer ainsi de la triste caricature à la dénonciation sordide. Il lit alors des extraits de la lettre envoyée par le CSF au directeur de l’Inserm : « Dans un passé récent, nous vous avons alerté sur les attaques sans fondement scientifique à l’égard du sel alimentaire auxquelles, dans sa monomanie, Pierre Meneton se livrait sans discernement ni mesure.[…] associant votre institut à ses élucubrations anti-sel. […] dès à présent, nous vous invitons à prendre à l’égard de ce chercheur extravagant les sanctions qui s’imposent et de publier un communiqué marquant clairement que l’Inserm se désolidarise de ces allégations concernant les ingesta sodés et les accidents cardiovasculaires. » Cette véritable lettre de dénonciation lui fait alors évoquer le régime de Vichy.

PM a le dernier mot. Il lit un extrait du dernier rapport (2007) de l’Association Médicale Américaine : « La nécessité d’une action immédiate est claire. Les morts attribués à l’excès de sel représentent un lourd tribut, l’équivalent d’un jumbo jet avec plus de 400 passagers s’écrasant chaque jour de l’année, année après année. »

Le lobby du sel est KO.

Jugement mis en délibéré, verdict le 13 mars !


[] Il serait intéressant de savoir ce que pense l’INSERM de Tilman Drueke lui aussi chercheur à l’INSERM , néphrologue à Necker et un des principaux acteurs de la désinformation menée par l’industrie du sel. Etre comme lui consultant pour l’industrie du sel depuis 1983 n’est pas exactement défendre l’intérêt général. Il était d’ailleurs présent physiquement à l’audience sur le même banc que les représentants de l’industrie du sel. Il faut noter le silence assourdissant de l’INSERM et de l’AFSSA dans cette affaire.

[] Technicien agricole soviétique ayant combattu la génétique mendélienne et professé la thèse de la transmission des caractères acquis en agriculture. Tout puissant dans les années 50, il a fait envoyer au goulag d’éminents scientifiques qui tentaient de s’opposer à ses affirmations extravagantes. En France, le prix Lyssenko est décerné chaque année par le Club de l’Horloge (d’obédience proche de l’extrême droite) à des personnalités de Gauche ayant selon ses membres apporté « une contribution exemplaire à la désinformation en matière scientifique ou historique, avec des méthodes et arguments idéologiques ».