Quelles recherches agricoles pour le développement durable des pays du Tiers-Monde ?

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mardi 11 mai 2004

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Ce ne sont pas les agronomes ni les généticiens qui ont inventé l’agriculture. Ce sont les paysans qui, depuis le néolithique, n’ont pas cessé de mettre au point de nouveaux modes de mise en valeur des écosystèmes ruraux. Les institutions de recherche ont néanmoins depuis peu sélectionné un nombre limité de races et de variétés pour la croissance et le développement desquelles les agriculteurs ont été incités à simplifier et fragiliser exagérément leurs agro-écosystèmes. Les chercheurs sont donc invités aujourd’hui à prendre davantage en compte les exigences du développement durable dans la définition de leurs thèmes de recherche et la conception de protocoles associant plus étroitement les paysanneries concernées.Mots-clés : faim, pauvreté, développement durable, paysans, pluridisciplinarité, recherche agricole.


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I-Mieux nourrir une population croissante

Les faits sont accablants mais bien connus : sur les 6,2 milliards d’humains qui peuplent notre monde, il en est encore 840 millions qui souffrent de la faim et plus de deux milliards qui sont victimes de carences nutritionnelles, en protéines, vitamines ou minéraux (FAO 2003). Les productions vivrières ne manquent cependant pas à l’échelle de la planète : elles atteignent en moyenne les 300 kilos d’équivalent-céréales annuels par habitant, alors même que les besoins n’excèdent pas les 200 kilogrammes par personne et par an. Mais les disponibilités alimentaires sont très inégalement réparties. Des quantités croissantes de céréales en provenance des pays excédentaires (Etats-Unis, Union européenne, Argentine, Australie, etc.), sont destinées à nourrir des animaux domestiques, tandis que les populations les moins solvables ne parviennent plus à en produire ou à en s’en procurer suffisamment. La faim et la malnutrition résultent pour l’essentiel de l’insuffisance de revenus dont sont victimes les habitants les plus pauvres de notre planète.

Le paradoxe est que les deux tiers des gens qui ont faim sont des paysans. Pour la plupart domiciliés dans les pays du Tiers-Monde, ces agriculteurs n’ont guère les moyens de produire de quoi s’alimenter correctement par eux-mêmes ou dégager les revenus monétaires qui leur seraient nécessaires pour acquérir suffisamment de nourriture sur les marchés. Il s’agit de paysans sans terre et d’exploitants n’ayant pas d’autres matériels que leurs seuls outils manuels (houes, bêches, machettes, bâtons fouisseurs, etc.). Les populations urbaines qui souffrent de sous-nutrition dans les bidonvilles des grandes cités sont elles-mêmes issues de familles paysannes qui, n’ayant guère pu rester compétitives sur les marchés, ont dû vendre ou céder leurs exploitations. Moins dispersées que les rurales, elles peuvent davantage espérer bénéficier de « l’aide alimentaire » des nations les plus riches. Leur dépendance à l’égard de celle-ci n’en est pas moins angoissante, du fait que les nations riches réduisent leurs dons en nourriture lorsque les cours des céréales commencent à monter sur les marchés internationaux [1].

Particulièrement dramatique est devenue la situation des nations dont les paysans ne parviennent plus aujourd’hui à produire des vivres en quantité suffisante pour approvisionner leurs propres marchés intérieurs (Afrique sub-saharienne, Afrique des grands lacs, Maghreb, Haïti, pays andins, Bangladesh, etc.). Dans des conditions écologiques souvent très difficiles, l’augmentation de la production agricole y a été plus lente que celui de l’accroissement démographique. Elle n’a par ailleurs souvent été possible qu’au prix d’une extension des surfaces cultivées aux dépens des zones pastorales ou forestières (Afrique sahélo-soudanienne et guinéenne), et sur des pentes de plus en plus fortes (Haïti, Afrique des grands lacs, etc.). Il en a résulté fréquemment un surpâturage des dernières surfaces pastorales, une moindre couverture végétale des terrains et une exposition accrue des sols aux agents d’érosion (Dufumier M. 1993). Le défi consiste en fait à créer désormais les conditions qui permettraient aux paysans de sortir de leur pauvreté et de nourrir correctement la planète sans pour autant mettre en péril leur environnement. Il nous faut donc rechercher les moyens à mettre en œuvre pour qu’ils puissent produire davantage, tout en évitant la disparition progressive des forêts tropicales, la dégradation croissante des sols, la désertification des régions semi-arides, l’érosion de la biodiversité, l’effet de serre, etc.

II-Succès et limites de la « révolution verte »

On ne peut guère nier les accroissements de production dont l’agriculture vivrière a fait l’objet, au cours des dernières décennies, dans de nombreux pays du Tiers-monde, du fait notamment de l’emploi de variétés de céréales et de légumineuses à haut potentiel génétique de rendement. Mais depuis déjà quelques années, les rendements n’augmentent plus dans les mêmes proportions qu’autrefois et tendent même parfois à baisser, lorsque du fait des nouvelles pratiques agricoles, sont apparus de graves déséquilibres écologiques : prolifération d’insectes prédateurs résistants aux pesticides, multiplication d’herbes adventices dont les cycles de développement sont apparentés à ceux des plantes trop fréquemment cultivées, épuisement des sols en oligo-éléments, salinisation de terrains mal irrigués et insuffisamment drainés, etc. A quoi s’ajoutent la pollution fréquente des eaux de surface et souterraines, la propagation involontaire de maladies ou de parasites véhiculés par les eaux d’irrigation (bilharziose, paludisme, etc.), l’exposition accrue des sols à l’érosion pluviale ou éolienne, etc. (Griffon M. 1997). Faut-il aussi rappeler que de nombreux agriculteurs n’ont guère pu mettre à profit les nouvelles variétés de la « révolution verte », faute d’avoir eu les moyens nécessaires pour les irriguer, leur apporter des engrais ou les protéger des prédateurs et des agents pathogènes ?

Au nom des économies d’échelle, et de façon à rentabiliser au plus vite les investissements réalisés dans la recherche, il n’a été le plus souvent retenu qu’un nombre limité de variétés dont la « vocation » était de s’imposer en toutes saisons et sous toutes les latitudes, indépendamment de celles de leurs lieux de sélection d’origine (le Mexique, les Philippines, la Colombie…). Les essais destinés à comparer les rendements des diverses variétés ont été conduits en stations expérimentales de façon à ce que les différences observées entre les moyennes de rendement soient statistiquement significatives. On devait s’assurer que les écarts de production provenaient bien des différences entre variétés et ne résultaient pas d’autres facteurs. Mais la seule façon de comparer les variétés, « toutes choses égales par ailleurs », et d’éviter les disparités dues à des facteurs non variétaux consistait à homogénéiser le milieu « par le haut ». C’est pourquoi on a choisi de faire les essais sur des terres alluviales parfaitement planes, profondes et bien drainées, facilement irrigables et sans caillou aucun. On y a répandu des doses souvent très élevées d’engrais chimiques et de produits phytosanitaires.

Les cultivars initialement considérés comme devant être « passe-partout » n’ont pu en fait diffuser que dans des conditions parfaitement maîtrisées et il fallut donc bien vite réaliser de gros investissements en matière d’irrigation, drainage, fertilisation et protection des cultures, au risque parfois d’endetter lourdement les paysanneries concernées. Les paysans n’ont pu obtenir des rendements élevés qu’à la condition de reproduire les conditions qui avaient prévalu dans les parcelles d’essai, en épandant de grandes quantités d’engrais chimiques, d’insecticides, de fongicides, d’herbicides, etc. Mais la sélection d’un faible nombre de variétés conçues pour devenir « standards » et l’homogénéisation des conditions de production qui en a résulté ont abouti à des pertes considérables de biodiversité. Plus de 60 % des rizières du Sud-est asiatique sont ainsi implantées de nos jours avec des cultivars très étroitement apparentés (Pingali et al. 1997). Les paysanneries dont les écosystèmes ne se prêtaient pas à la mise en culture des variétés sélectionnées en stations expérimentales n’ont guère pu mettre à profit les résultats d’une recherche agronomique dont les critères et conditions de sélection étaient restées très éloignées de leurs préoccupations. Les paysans qui souffrent aujourd’hui de la faim sont ceux qui ont été de ce fait exclus de cette « révolution verte » et les familles arrivées prématurément dans les bidonvilles sont généralement celles qui se sont endettées indûment pour tenter de la mettre en œuvre.

L’emploi des variétés à haut potentiel de rendement s’est aussi bien souvent traduit par une dépendance accrue des paysans à l’égard des compagnies semencières et des multinationales de l’agrochimie. Certes, des efforts ont bien été réalisés, mais tardivement, pour intégrer à ces variétés des gènes de résistance ou de tolérance à certains parasites et agents pathogènes ; moins exigeantes en produits phytosanitaires, les nouveaux cultivars n’en sont pas moins restés gourmands en éléments minéraux. Ainsi en a-t-il été des maïs hybrides dont les paysans se sont aussi retrouvés dans l’obligation de racheter leurs semences tous les ans.

III- Questions à propos des Organismes génétiquement modifiés (OGM)

Il est commun d’entendre dire que les Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) apporteraient la solution au problème de la faim et de la malnutrition. L’emploi des OGM de « première génération » actuellement disponibles sur les marchés permettrait en effet d’ores et déjà d’accroître les rendements à l’hectare et de réduire les coûts en main-d’œuvre, pour les désherbages, et en produits phytosanitaires, pour lutter contre les insectes ravageurs. L’avènement des OGM de « deuxième génération » devrait mettre à la disposition des agriculteurs des cultivars plus rustiques que les variétés utilisées actuellement ou susceptibles de fournir des produits de plus grande qualité nutritive. Ainsi en serait-il, par exemple, du riz enrichi en ß-carotène, dont la consommation devrait limiter la prévalence des troubles de la vision dont l’avitaminose A est fréquemment responsable. Mais que peut-il en être exactement, compte tenu des conditions dans lesquelles travaillent les paysans du Tiers-monde ? La situation de dépendance déjà décrite avec les variétés de la « révolution verte » ne risque-t-elle pas d’être encore plus accusée avec les cultivars issus de la transgénèse, puisque les transnationales qui en sont généralement à l’origine s’efforcent d’interdire aux agriculteurs d’en ressemer avec les graines issues de leurs propres récoltes. Les OGM actuellement disponibles n’ont en fait pas été conçus pour les paysanneries pauvres et non solvables du Tiers-monde, bien incapables de racheter leurs semences à tous les cycles de cultures. On imagine mal, cependant, que les transnationales puissent envoyer leurs agents poursuivre la multitude de paysans dispersés dans les campagnes du Tiers-monde, comme le font actuellement leurs avocats auprès des grands producteurs céréaliers du Canada.

Il se pourrait pourtant que les plantes résistantes aux herbicides suscitent de l’intérêt auprès des paysans des régions de savanes dont les champs sont régulièrement infestés par des graminées adventices. Le désherbage avec des outils manuels y constitue souvent une tâche extrêmement lente et pénible, au point de représenter le principal obstacle à l’élargissement des superficies cultivées par actif. On ne peut donc totalement exclure une utilisation croissante des OGM résistants aux herbicides dans les régions du Tiers-monde les moins densément peuplées, y compris dans des conditions de totale illégalité, sans rachat annuel des semences. Mais le risque ne serait-il pas de voir très vite ces OGM devenir les principales plantes adventices des autres cultures entrant dans les rotations, sans préjuger des effets qui pourraient par ailleurs résulter d’un éventuel transfert des gènes concernés sur la flore spontanée. Les dangers inhérents aux flux de gènes intempestifs, déjà tant décriés dans les pays du Nord, pourraient se révéler beaucoup plus graves dans les pays du Tiers-Monde où se retrouve l’essentiel de la biodiversité. Sait-on seulement ce qui pourrait advenir si un gène de résistance aux herbicides se retrouvait sur des riz sauvages en Asie du Sud-Est ?

Mais au-delà des seuls OGM, la question est de savoir selon quels critères sont sélectionnées ou fabriquées les nouvelles variétés. Les scientifiques font-ils toujours l’effort de prévoir dans quels systèmes de production ces dernières pourraient (ou non) exprimer leurs potentialités génétiques ? De quel droit les généticiens pourraient-ils parler « d’amélioration variétale », dans l’absolu, sans vraiment s’interroger sur la diversité des conditions dans lesquelles travaillent les agriculteurs ? Est-on seulement bien sûr que ce soit la génétique qui limite aujourd’hui les disponibilités alimentaires des populations les plus soumises à la faim et à la malnutrition, à savoir celles qui ont déjà été exclues de la « révolution verte » ?

IV- Quelles « améliorations » ?

En quoi « améliorer » un rendement reviendrait-il toujours à l’accroître, à n’importe quel coût en travail, en monnaie, et en dégradations environnementales ? Que viennent donc faire de tels jugements de valeur, à sens unique, dans des discours à prétention scientifique ? On ne peut qu’être atterré de l’indigence des propositions formulées dans de trop nombreux projets de développement. Les exemples abondent de projets dans lesquels les techniques proposées visent à simplifier, spécialiser et « chimiser », toujours davantage, les systèmes de production agricole alors même que l’intérêt des producteurs consisterait à diversifier leurs systèmes de culture et d’élevage, et réduire leurs dépenses monétaires, de façon à valoriser au mieux la force de travail disponible et minimiser les risques de très faibles résultats, sans pour autant chercher à maximiser l’espérance mathématique des rendements. Le problème des paysans les plus pauvres de la planète n’est il pas en effet souvent d’abord de pouvoir diminuer leurs coûts de production, de ne pas trop dépendre des commerçants usuriers et d’éviter les risques de très mauvaises récoltes ? (Chambers R. 1990 )

La « rentabilité » des systèmes de production agricole est encore trop souvent appréciée indépendamment des conditions économiques et sociales dans lesquelles opèrent les différentes catégories d’agriculteurs : plus ou moins grande précarité de la tenure foncière, dépendance à l’égard de commerçants usuriers, opportunité de travail et de revenus dans d’autres activités non agricoles, plus ou moins grande solidarité au sein des clans ou des villages, etc. Et on continue donc fréquemment de proposer des « solutions » standards à des paysanneries dont on ne parvient pas à comprendre les intérêts, ni à percevoir les savoir-faire dont leurs traditions sont porteuses. Ainsi les intrants chimiques sont-ils encore fréquemment considérés comme la panacée. Les engrais minéraux ne devraient cependant plus être proposés comme l’unique solution pour la fertilisation des terrains. Ne serait-il pas en fait souvent plus judicieux de favoriser des formes diverses d’amendements organiques ? Mais encore faudrait-il alors s’intéresser aux conditions de manutention et de transport de ces matières organiques [2]. Les paysans les plus pauvres du Tiers-Monde ont en effet souvent des besoins cruciaux en matière d’outillage manuel et d’animaux de bât. Pourquoi donc porter si peu d’attention à l’élevage des ânes et des mules ? L’irrigation ne devrait plus être conçue comme une solution miracle dans les régions semi-arides. Il y est en effet parfois bien moins coûteux de promouvoir des techniques destinées à faire un meilleur usage des rares eaux de pluies, en limitant leur ruissellement et en favorisant leur infiltration dans les sols.

Les chercheurs et les agronomes en charge de favoriser le développement durable dans les divers pays du Tiers-Monde sont donc invités à revoir complètement leurs démarches en matière de recherche agronomique et de promotion de nouvelles techniques. Ne devraient-ils donc pas prendre d’abord en considération les conditions agro-écologiques et socio-économiques dans lesquelles opèrent les paysans, inventorier les moyens dont ils disposent et comprendre leurs intérêts, avant même de vouloir chercher et proposer de prétendues « améliorations » ?

V- Les expériences et savoir-faire paysans

Une chose est sûre : ce ne sont pas les agronomes, ni les généticiens, qui ont inventé l’agriculture. Depuis le néolithique et jusqu’à il y a très peu de temps, toutes les innovations agricoles ont été le fait des paysanneries. Durant des millénaires, ce sont les paysans qui ont eux-mêmes sélectionné les espèces, races et variétés, dont il fallait privilégier le développement et mis au point de nouveaux modes de mise en valeur des écosystèmes pour répondre aux besoins des sociétés dont ils faisaient partie. Ce faisant, les agriculteurs sont parvenus à sélectionner une grande panoplie de cultivars adaptée à la diversité des conditions écologiques de notre planète [3]. Il en a résulté des formes d’agricultures particulièrement adaptées à chacun des « pays ».

Des techniques appropriées aux diverses conditions du milieu et n’ayant pas recours aux engrais chimiques ni aux produits phytosanitaires existent d’ores et déjà dans certaines régions. La pratique consistant à associer simultanément et successivement plusieurs espèces et variétés dans un même champ permet aux plantes cultivées de bien intercepter la lumière pour transformer celle-ci en calories alimentaires. Ces associations et rotations de cultures recouvrent rapidement les sols et protègent ceux-ci de l’érosion ; elles limitent la propagation des agents pathogènes et insectes prédateurs et contribuent à minimiser les risques de très mauvais résultats en cas d’accidents climatiques [4]. L’intégration de légumineuses dans les assolements permet de fixer l’azote de l’air pour la fertilisation des sols et la synthèse des protéines. L’association de l’élevage à l’agriculture facilite l’utilisation des sous-produits de cultures dans les rations animales et favorise la fertilisation organique des sols grâce aux excréments animaux.

Il semble en fait exister deux approches bien différentes pour concevoir et appréhender l’agronomie au profit des paysans du Tiers-Monde. La première consiste à adapter, autant que faire se peut, les systèmes de production, aux conditions écologiques prévalentes dans les diverses régions de culture et d’élevage : adaptation aux sols, aux microclimats, aux prédateurs, aux insectes, aux « mauvaises » herbes, etc. L’effort consiste alors à faire en sorte qu’au sein de chacun des écosystèmes, les agriculteurs parviennent à tirer au mieux profit des cycles du carbone, de l’azote et des éléments minéraux, pour la production des calories alimentaires, protéines, vitamines, minéraux, fibres textiles, molécules médicinales, etc., dont la société a le plus besoin ; et tout cela aux moindres coûts. Il convient alors généralement de ne pas tout détruire dans l’environnement des animaux et des plantes domestiques. Très différente est par contre la conception qui consiste à vouloir ne sélectionner qu’un nombre limité de races et de variétés « standards », quitte à devoir à chaque fois artificialiser et homogénéiser de façon draconienne les environnements dans lesquels on envisage leur élevage ou leur mise en culture.

Cette deuxième conception n’est pas sans danger. La monoculture peut en effet aboutir à une simplification exagérée des agro-écosystèmes, avec une seule plante cultivée sans concurrent ni ravageur, et contribue donc à les fragiliser à outrance. Ainsi s’est-on retrouvé dans l’obligation de procéder jusqu’à 24 épandages d’insecticides annuels sur les plantations cotonnières de la plaine littorale de l’Océan Pacifique, en Amérique centrale, du fait de la prolifération des formes d’insectes résistant à ces pesticides. A quoi s’ajoute le fait que les passages répétés des tracteurs et engins à disques ont contribué à accélérer l’érosion des sols ; et on ne produit plus désormais de coton dans cette région initialement fertile (Leonard J. 1986). Il n’y reste plus aujourd’hui que des friches herbacées et des prairies destinées à l’élevage bovin extensif.

Il serait utile de renoncer à cette prétention de vouloir trouver des solutions « passe partout » aux problèmes multiples et variés auxquels sont confrontés les agriculteurs et de reconnaître que dans l’immense majorité des cas, les paysans devront encore rester les véritables innovateurs. Il convient désormais de laisser les paysans inventer leurs propres solutions et de leur en donner les moyens. Les agronomes qui ont la chance de voyager peuvent évidemment les aider à s’inspirer de solutions déjà trouvées par ailleurs [5], mais en sachant qu’aucune technique ne peut jamais être reproduite telle quelle et suppose une multitude d’adaptations aux conditions locales. L’idée est de ne jamais vouloir « transférer » une technique d’un endroit à un autre, mais bien plutôt d’accompagner les paysanneries pour qu’elles puissent elles-mêmes inventer librement de nouvelles techniques ou adapter celles ayant déjà fait la preuve de leur efficacité par ailleurs, en tenant compte des conditions locales.

La fonction des chercheurs en agriculture serait donc à repenser totalement. Ne leur faudrait-il pas en effet d’abord rendre plus intelligible le fonctionnement des écosystèmes aménagés par les agriculteurs et expliquer toujours plus rigoureusement comment se constituent les rendements des cultures sur les parcelles paysannes, au fur et à mesure de la croissance et du développement des plantes cultivées, toutes choses inégales par ailleurs ? De même en ce qui concerne les productions animales, ne faudrait-il pas d’abord évaluer la croissance et le développement de chacune des catégories d’animaux, compte tenu de la conduite des troupeaux et des systèmes d’élevage pratiqués ? Le plus urgent ne serait-il pas en effet de mieux comprendre comment les divers écosystèmes cultivés peuvent être différemment affectés par les multiples interventions agricoles, avant même de vouloir éventuellement proposer des normes aux agriculteurs ? Il est alors impératif de ne plus opposer le « traditionnel » au « scientifique », mais de mettre plutôt les compétences des chercheurs et agronomes au service d’un suivi attentif des itinéraires techniques et d’une évaluation rigoureuse de leurs résultats lorsque les paysans mettent en œuvre leurs propres expérimentations ; et cela, bien sûr, sans préjuger de ce qui serait « meilleur » pour eux !

VI- Diversité des conditions économiques et sociales

Il nous faut reconnaître que tous les paysans ne pratiquent pas l’agriculture dans les mêmes conditions et que leur travail ne se limite pas seulement à la conduite d’une culture ou d’un troupeau, mais consiste plutôt en l’aménagement raisonné d’écosystèmes complexes. Le défi est donc de tout faire désormais pour que des scientifiques spécialisés en génétique, sciences du sol, nutrition animale, défense et protection des cultures, etc., soient capables d’avoir une vision globale des écosystèmes et des sociétés paysannes pour lesquelles ils prétendent travailler. Sans doute conviendrait donc de concentrer désormais les recherches sur la mise au point de modèles prédictifs destinés à estimer quelles peuvent être les conséquences écologiques, économiques et sociales, des nouvelles techniques pratiquées, lorsque changent les conditions de leur mise en œuvre.

Les paysans qui travaillent pour leur propre compte et souhaitent transmettre les terres à leurs enfants se montrent généralement soucieux de produire et gagner des revenus décents tout en préservant les potentialités productives de leur environnement. Le drame, cependant, est que trop nombreux sont encore les paysans du Tiers-Monde qui ne peuvent pas avoir accès aux moyens de production qui leur seraient nécessaires pour pratiquer les systèmes de production agricole qui soient à la fois productifs, rentables et respectueux des équilibres écologiques. Dans les régions où prédominent encore de très fortes inégalités foncières (Amérique Latine, Afrique australe, Maghreb, Asie du Sud, etc.), les paysans qui ne disposent que de minuscules lopins ne peuvent guère produire plus que ce dont ils ont besoin pour donner à manger à leurs familles sont contraints de travailler comme salariés pour obtenir des revenus monétaires, sans toutefois gagner suffisamment pour accéder au fumier ou acheter les engrais qui leur permettraient de maintenir ou améliorer la fertilité de leurs terrains.

A l’opposé, les gérants des grandes exploitations capitalistes ont besoin d’amortir au plus vite leurs investissements en matériels et infrastructures et s’efforcent donc de mettre en œuvre des systèmes beaucoup plus spécialisés, en simplifiant leurs assolements à l’extrême, au risque de fragiliser gravement les écosystèmes. L’environnement est bien souvent le cadet des soucis pour les grandes sociétés qui n’hésitent pas à déplacer leurs capitaux quand les déséquilibres écologiques ne leur permettent plus d’obtenir un taux de profit au moins égal à celui qu’elles peuvent espérer obtenir en d’autres lieux. Les pollutions chimiques et déséquilibres écologiques engendrés par les épandages répétés de produits phytosanitaires dans les grandes bananeraies d’Amérique centrale ont ainsi obligé les compagnies multinationales à transférer plusieurs fois leurs plantations d’un pays à l’autre : Guatemala, Panama, Honduras, Costa Rica, etc. Seuls restent alors sur place les écosystèmes pollués et des ouvriers agricoles sans emploi.

L’histoire montre que ce sont souvent dans les exploitations familiales de taille moyenne que l’on observe les systèmes de production agricole les plus diversifiés, avec divers systèmes de culture et d’élevage relativement complémentaires du point de vue des calendriers culturaux et de l’utilisation des sous-produits : résidus de culture, déjectionsanimales, etc. Conçus pour optimiser l’emploi de la main-d’œuvre familiale, sans « tempsmorts » ni pointes de travail, ces systèmes de polyculture-élevage sont aussi ceux qui permettent de recycler au mieux les matières organiques, de maintenir le taux d’humus des sols, et de pratiquer des rotations culturales empêchant les proliférations incontrôlables de « mauvaises herbes » et d’insectes parasites, sans consommation exagérée de produits phytosanitaires. Cela ne signifie bien évidemment pas qu’il soit impossible d’y élever encore davantage les rendements à l’unité de surface. Mais les agriculteurs ne sont généralement disposés à faire de nouveaux investissements à rentabilité différée que s’ils ont la certitude de pouvoir en bénéficier des avantages ou transmettre ceux-ci à leurs descendants. La sécurité des modes de tenure foncière est donc souvent une condition nécessaire à la mise en œuvre de systèmes de production durables ; ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille toujours promouvoir la propriété privée exclusive avec des titres en « bonne et due forme » [6].

Même lorsqu’ils disposent de terres en quantités suffisantes, les paysans du Tiers-Monde dont l’outillage est encore manuel ou tiré par des animaux de trait ne peuvent guère résister à la concurrence des exploitants agricoles des pays industrialisés dont les systèmes de production sont déjà fortement mécanisés, motorisés et « chimisés ». A quoi s’ajoute le fait que les grandes puissances céréalières (Etats-Unis et Union européenne) subventionnent leurs exportations agricoles et alimentaires pour conquérir de nouveaux marchés ! Sans protection aucune de leur agriculture vivrière, les paysans du Tiers-monde sont condamnés à la misère et ne peuvent plus entretenir correctement leurs terrains. Le problème de la faim et de la malnutrition dans le Tiers-monde ne pourra être en fait résolu que si un certain nombre de conditionssocio-économiques sont réunies, parmi lesquelles il convient de citer notamment le droit des Nations du « Sud » à protéger leurs agricultures vivrièresde l’importation des produits alimentaires en provenance des pays industrialisés et l’accès des agriculteurs aux moyens qui leur permettraient de réaliser eux-mêmes les essais agronomiques au sein de leurs exploitations. Les obstacles au développement agricole durable proviennent donc pour l’essentiel de structures agraires injustes, de législations foncières inadéquates, et des conditions inégales dans laquelle se manifeste la concurrence entre exploitants sur les marchés des produits agricoles et alimentaires.

Les chercheurs en agronomie seraient donc bien inspirés de travailler en association étroite avec leurs collègues de sciences sociales pour mettre en évidence les fondements agro-écologiques et socio-économiques des systèmes de production actuellement pratiqués par les diverses catégories d’agriculteurs et d’envisager les conditions dans lesquelles il leur serait possible de tirer au mieux profit des cycles de l’eau, du carbone, de l’azote et des éléments minéraux, pour la production de calories alimentaires, protéines, vitamines, minéraux, fibres textiles, molécules médicinales et autres biens, dont la société a le plus besoin ; et cela, aux moindres coûts en travail et en intrants manufacturés, en adaptant leurs systèmes de culture et d’élevage aux conditions écologiques locales, sans avoir à fragiliser l’environnement.

Références bibliographiques :

Chambers (1990 ) : Développement rural. La pauvreté cachée. Karthala – CTA ; Paris.

Cochet H. (2001) : Crises et révolutions agricoles au Burundi. INAPG – Karthala ; Paris.

Dufumier M. (1993) : Agriculture, écologie et développement. Revue Tiers-Monde n° 134 ; tome XXXIV ; Paris.

FAO (2003) : La situation de l’alimentation et de l’agriculture. Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture ; Rome.

Griffon M. (1997) : Les problèmes alimentaires dans le monde. Optimisme ou nouvelles inquiétudes ? Vers une nouvelle révolution verte. Les cahiers français n° 278 ; Paris.

Leonard J. (1986) : Recursos naturales y desarollo económico en America Cental. IIED ; San José de Costa Rica.

Pingali P.L., Hossain M. and Gerpacio R.V. (1997) : Asian rice bowls. The returning crisis ? International Rice Research Institute (IRRI) – Cab International ; New York.


[1] Le montant de l’aide alimentaire aux nations du Sud a progressé de 6 à 12 millions de tonnes lorsque les cours du blé baissaient de 175 à 120 dollars la tonne, entre 1980 et 1987. Elle n’a cessé ensuite de décroître, de 12 à 3 millions de tonnes lorsque les prix du blé augmentaient de 120 à 205 dollars la tonne, entre 1987 et 1996.

[2] Ainsi a-t-on demandé aux paysans burundais de pailler leurs plantations de caféiers et constituer « une compostière par ménage » sans se préoccuper de savoir s’ils disposaient de pelles, râteaux et fourches etc. (Cochet H. 2001).

[3] Ainsi en est-il, par exemple, des cotonniers du Laos : les agriculteurs y ont de fait sélectionné progressivement des variétés velues. Le pays est riche en insectes piqueurs-suceurs, mais ceux-ci ne procurent finalement que peu de dommage aux cotonniers, du seul fait des poils sur lesquels il leur faut se poser, avec pour effet de ne pas pouvoir aisément piquer les plants et en absorber la sève. Ces variétés peuvent ainsi cohabiter avec les insectes piqueurs-suceurs, sans exiger leur destruction pour survivre, à l’opposé des cotonniers transgéniques qui ont été conçus pour anéantir eux-mêmes leurs prédateurs.

[4] Citons notamment les « jardins créoles » multi-strates soigneusement fertilisés par les déjections animales en Haïti, les caféiers cultivés en association avec des haricots et des Grévillea au Burundi, l’association de la céréaliculture à l’élevage pastoral sous les parcs arborés d’Acacia albida dans plusieurs régions de l’Afrique sahélo-soudanienne, les agro-forêts à damar dans l’île de Sumatra, etc.

[5] Ainsi les variétés de maïs dont les épis totalement protégés par les spathes s’inclinent spontanément vers le bas à maturité pourraient-elles être utiles aux agriculteurs d’Amérique centrale qui passent un temps souvent considérable à plier leurs tiges de maïs en deux pour obtenir les mêmes effets : faire en sorte que l’eau de pluie ne stagne pas à l’extrémité des épis et n’entraîne pas la pourriture des grains.

[6] Ainsi la propagation des Acacias albida en Afrique sahélo-soudanienne suppose que soit fréquemment maintenue la pratique de la vaine pâture sur les champs cultivés, après leur récolte. Ce qui suppose de ne pas les enclore définitivement. Mais il n’en reste pas moins que pour éviter le surpâturage prématuré des jeunes arbres, des formes de mise en défens temporaires peuvent être parfois envisagées. Les modes de tenure foncière à promouvoir ne peuvent alors que résulter d’un très large consensus entre les diverses catégories sociales concernées : agriculteurs éleveurs plus ou moins transhumants, bûcherons, etc.