Nous sommes tous chimiquement contaminés

Par
jeudi 13 octobre 2005

Miniature

Le 22 juillet 1719, le Grand-Saint-Antoine, un navire, part de Marseille pour les escales du Levant, comme on disait alors. En Syrie, il embarque un passager turc qui meurt deux jours plus tard, victime de la peste qui sévit à ce moment-là dans la région. Huit matelots et le chirurgien de bord sont morts quand il arrive à Livourne. Néanmoins, les autorités italiennes le laissent repartir vers Marseille, où il parvient, le 25 mai 1720.Cliquez ici ! C’est que le capitaine Jean-Baptiste Chataud a hâte de livrer avant la foire de Beaucaire sa cargaison de tissus d’une valeur de 100 000 écus. A l’arrivée, les armateurs font jouer leurs relations pour obtenir des échevins de Marseille une quarantaine « douce ». Il s’agit d’éviter la quarantaine « brutale » qui isolerait, en pleine mer, pendant quarante jours, le navire et sa précieuse cargaison.

Les marins ne seront donc qu’enfermés dans un lazaret. Ils vont donner leur linge sale aux lavandières et, le 20 juin, une lavandière de 58 ans, Marie Dunplan, meurt de la peste. C’est le début d’une épidémie qui fera 50 000 morts sur les 100 000 habitants que compte Marseille, 220 000 en Provence et qui ne s’arrêtera que deux ans après.

Une histoire qui appartient au passé ? Non, la bataille autour du projet de règlement européen Reach rappelle cette histoire tragique. L’enjeu de Reach, acronyme de Registration Evaluation Authorization of Chemicals, c’est l’évaluation des risques des substances chimiques.

Il y a sept ans, le Conseil européen décidait de réformer les réglementations en vigueur sur la commercialisation des substances chimiques. Trois ans plus tard, un Livre blanc était publié. Il proposait un changement de logique dans la gestion du risque chimique dont le principe était « pas de données, pas de marché », une rupture par rapport à des décennies de procédé rigoureusement inverse.

Or, le vice-président de la Commission européenne, responsable des entreprises et de l’industrie, Günter Verheugen, vient, dans la dernière version, de proposer de revenir sur ce principe et de renvoyer la charge de la preuve sur les gouvernements, alors même que le Parlement européen était en train d’examiner le texte initial.

Comme à Marseille en 1720, les intérêts économiques s’arrogent le droit de passer avant ceux de la santé publique, avec la complaisance de certains hommes politiques.

L’enjeu sanitaire autour de Reach est considérable : il s’agit de maîtriser les épidémies modernes que sont les cancers (+ 63 % en vingt ans en France), les atteintes de la reproduction (un couple sur sept est infertile), les allergies, les maladies rénales ou neurologiques…

Quand un homme sur deux, une femme sur trois sont atteints aujourd’hui de cancer, il n’est pas exagéré de parler d’épidémie. Certes, elle n’est pas aussi visible que le fut l’épidémie de peste. Les victimes ne meurent pas dans la rue, mais le tribut payé est lourd, avec 150 000 morts par an en France. D’autres facteurs de risque que les substances chimiques sont aussi en cause (alimentation, tabagisme…), mais avec l’évaluation des substances chimiques, on sait que l’on peut tarir à coup sûr une partie de la source de ces maladies chroniques et il est inacceptable que cet impératif de santé publique ne s’impose pas aux industriels de la chimie.

Le volume de substances chimiques est passé, au niveau mondial, de 1 million de tonnes dans les années 1930 à 400 millions de tonnes aujourd’hui. Pendant longtemps, la règle a consisté à n’en avoir aucune ! L’industrie chimique a ainsi mis sur le marché, sans les évaluer, des substances qui seront parfois retirées une fois les dégâts sur la santé de la population évalués. C’est « la preuve par l’homme » qui a été la règle au bout de longues années pour démontrer leur toxicité. Encore n’est-ce le cas que pour une minorité de substances, car, pour 97 % des substances, les données sont soit incomplètes soit inexistantes.

Aujourd’hui, la quasi-totalité de la population est imprégnée par un certain nombre de substances, dont certaines sont des toxiques du développement ou des cancérogènes. De multiples données épidémiologiques et toxicologiques démontrent le lien entre cette pollution chimique généralisée et la croissance des épidémies modernes.

Comme en 1720, à Marseille, ce qui se joue autour de Reach est parfaitement irresponsable et même suicidaire, car à l’instar des échevins de Marseille, ni les hommes politiques ni les industriels ne peuvent échapper personnellement à cette peste moderne, puisqu’eux aussi sont contaminés, comme le montrent les mesures faites dans le sang des ministres de l’environnement – dont Serge Lepeltier, alors ministre français de l’écologie et du développement durable ; les résultats ont été rendus publics le 19 octobre 2004 -.

L’Union européenne a joué jusqu’à présent un grand rôle dans la protection de la santé des citoyens face au risque chimique. C’est une Europe qui les protège efficacement contre les pestes de notre époque, qu’attendent les citoyens européens au lieu d’une Europe qui ne soit qu’à l’écoute des marchands.

La commission environnement du Parlement européen a refusé de suivre la Commission et a voté au contraire une proposition renforcée. Il faut espérer que la pression des citoyens européens se manifeste de façon suffisamment forte pour que le point de vue de la santé l’emporte.

André Cicolella
Article paru dans l’édition du 13.10.05