Nanotechs et giga-vertige

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mercredi 31 mai 2006

Miniature
Le 2 juin prochain, le CEA-Grenoble, l’Institut National Polytechnique de Grenoble et le Conseil général de l’Isère inaugureront le Minatec – premier pôle européen des micros et des nanotechnologies. Les trois jours précédents, le comité OGN (1) organise un forum pour contester cette implantation. Quand les uns évoquent le principe de précaution, les autres renvoient aux contraintes de la compétition internationale. Quand les premiers postulent la nécessité d’un débat démocratique en l’espèce, les seconds répondent en termes de bassins d’emploi. Quant on annonce un meilleur des mondes, on renvoie l’image d’obscurantistes millénaristes. Dialogue de sourds.En 1981, Gerld Binnig et Heinrich Röhrer fabriquent au laboratoire IBM de Zurich le microscope à effet tunnel et à force atomique qui leur permit d’observer atomes et molécules à l’unité, puis de les déplacer un à un. Désormais, on ne se contentera plus de les observer, la voie de leur manipulation est ouverte : les nanotechnologies sont nées. Leur décollage découlera avant tout d’investissements publics massifs. Les Etats demeurent depuis leurs premiers supporters, reléguant au rayon des contes pour enfants l’argument qui veut qu’aujourd’hui recherches publique et privée constituent des champs différenciés. Le nombre de brevets a quadruplé entre 1995 et 2001. Le chiffre d’affaires mondial (40 milliards d’euros en 2001) est estimé à 1000 milliards à l’horizon 2015. 1200 start-up structurent le secteur à travers la planète. Bref : les « nanos » arrivent en force sur la scène publique.

Les propriétés de la matière à cette échelle sont très singulières : des métaux deviennent transparents, des substances inertes deviennent chimiquement réactives et d’autres non-conductrices véhiculent l’électricité. Pour appréhender le large spectre des applications, on parle de « technologies convergentes » c’est-à-dire la combinaison entre nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC). Comme à l’accoutumée, les militaires sont aux premières loges : amélioration de la performance humaine, guerriers cyborgs aux vêtements intelligents, contrôle et manipulation des processus mentaux etc. Alors qu’aucun pays sur la planète ne s’est doté d’une législation ad hoc, nous assistons déjà à la mise sur le marché de nano-produits : crèmes solaires, fullerènes (2) pour lutter contre le vieillissement de la peau (l’Oréal) ; vernis automobile plus brillants et résistants (Mercedes). La liste est longue des entreprises et des secteurs impliqués : nanocomputing, aérospatiale et défense, alimentation et médicaments, appareils ménagers, textile, etc. Devant tant de diversité, on peine à définir le secteur. Mais c’est cette difficulté qui impose une régulation socio-politique. Aux technologies convergentes on doit opposer des principes de politique convergente en termes démocratique, environnemental, sanitaire, éthique, juridique et scientifique (3).

Pour nous convaincre que tout est maîtrisé, les nano-promoteurs assument l’idée d’un contrôle des événements au niveau complexe (macro) à partir de la maîtrise des parties (nano). C’est cette même idée qui fit croire, en génétique, qu’à partir d’une connaissance suffisante des gênes on pourrait influer et modéliser des comportements et des caractères d’organismes vivants complexes. Ici un paradoxe émerge. Alors qu’on nous assure qu’il n’y a aucun souci à se faire, les mêmes se pâment devant ce qui constitue à leurs yeux l’horizon le plus « radical » des NTs : leurs potentialités autogénératrices. Les nano-matériaux pourraient générer eux-mêmes de la complexité forcément imprévisible. Si cette assertion se révélait fondée, il s’agirait d’une révolution dont l’impact est, à ce jour, littéralement impensable : une « nanovie » autonome, un nanomonde hors de contrôle. Fermer le ban.

A ce stade, deux options s’offrent à nous. Laisser au triumvirat économique, scientifique et gouvernemental le monopole des orientations et des allocations financières. Ou bien forcer à instituer l’espace de discussion démocratique et établir des propositions. Imposer des recherches d’impacts épidémiologiques et rudologiques sur des échelles de temps de l’ordre de la décennie nous semble un point de départ minimal. Cette revendication de bon sens tire ses origines des expériences du nucléaire et de l’amiante. Il est tout aussi urgent de lancer des travaux de rédaction d’une petite sœur à la directive européenne REACH pour combler le vide réglementaire. Côté français, il importe de rompre avec le pouvoir monarchique du chef de l’Etat en matière militaire. Nous devons demander à l’Académie des sciences de revoir son médiocre rapport en s’inspirant de la méthodologie utilisée par son homologue britannique, la Royal Academy, notamment dans l’intégration d’une majorité de non scientifiques et de non experts au sein d’une commission ad hoc. Car pour paraphraser Raymond Aron on peut affirmer que « le scientifique est un être raisonnable mais il n’est pas démontré que les scientifiques soient raisonnables ».

La connaissance n’est pas qu’émancipation et qu’aventure humaine progressiste. Elle peut être aussi source des pires catastrophes. Comme le disait le stratège militaire prussien Clausewitz : « en raison de leurs conséquences, les événements possibles doivent être jugés comme réels ». Il est possible que le monde de la recherche soit entré, depuis quelques temps déjà, dans un processus de foi aveugle en sa propre puissance que rien ne doit venir contester (4). En ce sens, le travail qui nous attend prend une toute autre dimension : il nous revient de séculariser les sciences – ce qui concerne toutes les composantes politiques et sociales du pays. Bref, de résister à l’émergence d’un clergé d’un nouveau type.


(1) Opposition Grenobloise aux Nécrotechnologies http://ogn.ouvaton.org et http://pmo.erreur404.org.

(2) molécules composées de 60 atomes de carbone attachés les uns aux autres sous forme de ballon de foot. Ils ont une immense surface comparée à leur volume, sont ainsi hautement réactifs et sont supposés pouvoir transporter des médicaments dans le corps de patients ou neutraliser des déchets toxiques.

(3) Démocratie locale et maîtrise sociale des nanotechnologies, Rapport final de la Mission de la Métro, Septembre 2005 https://sciencescitoyennes.org/article.php3 ?id_article=1387.

(4) Jacques Testart, « Une foi aveugle dans le progrès scientifique », Le monde Diplomatique, Décembre 2005