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La santé publique dans tous ses états : questions au Dr Alain Braillon, un expert trop indépendant

Dr Alain BraillonPour exprimer notre inquiétude face au délabrement de la santé publique en France, ainsi que notre solidarité avec Alain Braillon et avec tous les professionnels et experts empêchés de faire un travail de qualité et indépendant, au seul service des citoyens, Sciences citoyennes a choisi de donner la parole directement au Dr Alain Braillon, à travers un entretien très détaillé avec Elena Pasca.

Mis sur le banc de touche pour avoir trop bien fait son travail, le Dr Alain Braillon est un témoin privilégié de la démolition de la médecine de santé publique, parente pauvre d’une médecine calquée sur les demandes de l’industrie pharmaceutique, dans un système tout entier conçu pour être pharma-amical, faire non pas de la prévention rationnelle, mais de l’abus de prévention, réduite à son sens pharmacologique, faire de la médicalisation des états physiologiques comme des facteurs de risque, des états d’âme, du mal-être socio-économique… Avec ses conséquences de surmédicalisation, surdiagnostic et surmédicamentation et l’augmentation exponentielle des risques iatrogènes. Ces tares structurelles ont été exposées moult fois sur Pharmacritique et illustrées [1] aussi par le « cas » représentatif d’Alain Braillon.

Un article [2] récent épinglait la misère de la médecine de santé publique, première victime de coupes budgétaires et du désinvestissement de l’Etat, qui ne saurait être occultée par quelques vitrines bien lustrées telles que le mastère de santé publique annoncé par le Cnam, l’Institut Pasteur et l’EHESP (Ecole de Hautes Etudes en Santé Publique). Ces institutions devraient donner des garanties de leur indépendance et de la qualité de leur formation, par exemple en ayant recours à des experts indépendants et reconnus au niveau international. Proposer une chaire à Alain Braillon serait un bon début.

En posant un certain nombre de questions, au nom de la Fondation Sciences Citoyennes et de Pharmacritique, j’ai souhaité demander au Dr Alain Braillon de tendre un miroir à cette santé publique qu’il connaît désormais sous toutes les coutures : de l’intérieur, de l’extérieur et même en tant que « dommage collatéral » parmi d’autres induits par la politique du gouvernement actuel. Car c’est en pratique, sur de tels cas précis de démolition d’un service et d’éviction de l’un des rares médecins français à être une référence de niveau international, que l’on peut juger ce qu’il en est des annonces médiatiques et du projet de loi de Xavier Bertrand, présenté comme « radical » et à même d’introduire une coupure nette entre « l’avant et l’après Médiator ».

Le communiqué [3] détaillé de la Fondation Sciences Citoyennes précise que l’ « après Médiator » selon Xavier Bertrand, c’est de la communication, du marketing sur le modèle pharmaceutique qui vit de cela et non plus de la recherche [4] et développement… Le ministre sait vendre son projet, pour que l’essentiel du système pharma-amical reste en place, tout en donnant l’illusion d’une volonté politique et d’une consultation large. Or le système verrouillé par des leaders d’opinion grevés de conflits d’intérêts, promus comme le Pr Jean-Luc Harousseau à la Haute autorité de santé (voir ici [5]), gardera les mêmes tares structurelles qui permettront d’autres Médiator.

Evincé il y a un an, Alain Braillon n’a toujours pas été réintégré, malgré les promesses de Xavier Bertrand de défendre les experts indépendants. Il y a eu et il y aura d’autres évictions de tels experts qui dérangent les sociétés savantes sponsorisées par l’industrie et les intérêts des lobbies qu’elles défendent. Elles passeront inaperçues, car le système procède habituellement de façon plus subtile. Raison de plus d’être solidaires et de faire de la… prévention avec nos maigres moyens. Défendre tous les Alain Braillon, c’est défendre notre santé. [Elena Pasca]

Activités du Dr Alain Braillon en bref

Alain Braillon était médecin des hôpitaux au CHU d’Amiens depuis 4 ans, dans le service du Pr Gérard Dubois, membre titulaire de l’Académie de Médecine, lorsque, brutalement, une procédure a été engagée pour supprimer son poste. Le Centre National de Gestion du Ministère de la Santé est passé outre l’avis de 70% des membres de la Commission Statutaire Nationale pour mettre fin à ses fonctions.

Ancien chef de clinique en hépato-gastroentérogie, le Dr Braillon est parti aux Etats Unis pour une année post doctorale dans un service de pharmacologie avant d’intégrer l’Inserm en tant que chargé de recherche. Il a ensuite participé, auprès du Pr Claude Griscelli au siège de l’AP-HP, à la création de la première Délégation à la Recherche Clinque dans un CHU français. C’est ce modèle original qu’a été repris quelques années plus tard le ministère pour l’appliquer au niveau national. Le Dr Braillon a aussi dirigé le service de la Commission de la Transparence à l’Afssaps ; les conditions dans lesquelles il a été mis fin à cette fonction ont été analysées lors de la mission d’information parlementaire sur le Médiator.

Le Dr Alain Braillon a publié plus de 190 articles médicaux indexés dans PubMed (US National Library of Medicine), essentiellement en anglais, en majorité dans les revues de tout premier plan de différentes spécialités.

Entretien

Elena Pasca : Quel est le travail et le rôle d’un médecin de santé publique?

Alain Braillon : La santé publique est une discipline transversale et son champ s’est largement développé au fil du temps, en particulier jusqu’aux soins curatifs. Charles-Edward Winslow a fourni une définition dans la revue Science en 1920 : « La santé publique est la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et de promouvoir la santé … » (Winslow CE. The Untilled Fields of Public Health. Science. 1920;51:23-33).

Il n’y a pas de raison d’opposer la Santé Publique aux autres spécialités médicales. L’essence est la même : limiter la souffrance, essayer de guérir et toujours respecter le malade. Sans être des spécialistes de santé publique, nombreux sont les praticiens qui font naturellement de la santé publique, en s’investissant dans des actions collectives, comme l’animation d’un réseau de soins, ou en intervenant dans les médias et diffusant des messages d’éducation à la santé. Je ne parle évidemment pas des campagnes sponsorisées par des firmes pharmaceutiques auxquelles participent des médecins rémunérés pour cela, mais de praticiens qui font leur travail en utilisant les médias comme un moyen de diffusion à même d’atteindre un public plus large.

La seule différence est l’échelle : un médecin de santé publique agit sur une population, alors qu’un clinicien agit sur une personne à la fois. En cas d’erreur ou de faute, les conséquences changent d’échelle. Comme l’a montré Brigitte Rossigneux dans le Canard Enchaîné, la Commission de la Transparence de la Haute Autorité de Santé a permis le renouvellement du remboursement du Médiator en 2006, en censurant les mises en garde des travaux préparatoires. (Voir cet article [6] du Lancet). Une telle décision expose d’un seul coup des centaines de milliers de malades pendant des années à un produit inefficace, mais avec des effets secondaires graves connus depuis longtemps.

A l’inverse, par une seule mesure de santé publique pertinente, des milliers de vies peuvent être sauvées, ou des milliers d’effets indésirables graves peuvent être évités. Les Belges l’ont prise en 1976 en refusant l’autorisation de mise sur le marché du Médiator.

Autre exemple : en France, la consommation de cigarettes augmentait chaque année depuis la fin de la seconde guerre mondiale, représentant en moyenne 2 000 morts supplémentaires chaque année. Il a fallu attendre la loi Evin, qui a mis en place un dispositif global pour lutter contre tabac, pour voir enfin diminuer la consommation de tabac en France. Pendant 7 ans, il s’en est suivi une baisse régulière de la consommation, sauvant plus de 3 000 vies chaque année.

Quels sont les axes principaux de votre travail ?

Mon activité ces dernières années peut être résumée à trois domaines principaux :

1/ Améliorer la prise en charge.

C’est ce que j’ai fait en créant trois réseaux régionaux pluri-professionnels et pluridisciplinaires.

Le premier fédérait les vingt maternités publiques et privées de la région picarde, associant gynécologues-obstétriciens, sage-femmes, pédiatres, infirmières et cadres. Il ciblait le tabagisme chez les femmes enceintes, qui est la première cause évitable de complications au cours de la grossesse, en particulier la prématurité et la mort subite du nourrisson. C’est un fléau majeur, et la France détient un triste record, celui du pays d’Europe où il y a le plus de femmes enceintes qui fument. (Voir cet article [7] dans J Gynecol Obstet Biol Reprod. 2010;39:1-2). Il a donc fallu sensibiliser, motiver et former de nombreux praticiens et intervenants, et leur fournir l’équipement nécessaire.

Le second réseau concernait la prévention de l’hépatite B au cours de la grossesse, une pratique jusque-là non évaluée en France et d’autant plus préoccupante que la France est lanterne rouge dans le monde pour la vaccination contre l’hépatite B … si l’on exclut le Yémen et la République Dominicaine.

Le troisième concernait la prise en charge des suicidants, une priorité du plan régional de santé publique. Ce réseau réunissait les urgentistes, les psychiatres et les infirmières des neuf hôpitaux pivots de la région qui ont participé à trois programmes. Les actions menées ont été évaluées, les résultats publiés dans des revues médicales nationales et internationales à comité de lecture. La publication d’éditoriaux a permis de renforcer l’impact de nos propositions. De même, des interventions dans les médias, dont la télévision, ont permis de sensibiliser et d’informer le grand public.

2/ Développer la sécurité des soins.

Pour cela, j’ai créé un réseau pour réunir les responsables Qualité et Sécurité des établissements de santé publics et privés de la région. Pas plus d’une demi-douzaine de réseaux de ce type existaient en France. Cela a permis d’organiser des formations, de faciliter le partage d’expérience et mettre en place des actions communes. Il s’est ensuite associé à un autre réseau régional, devenant ainsi le premier réseau inter-régional de ce type.

Pour tous ces réseaux, il a fallu trouver des financements en répondant à des appels d’offres. En effet, je ne bénéficiais d’aucun moyen, pas même d’un secrétariat. Les crédits obtenus sur appels d’offres auprès de la Fondation de France, des comités départementaux de la Ligue contre le cancer de l’Oise et de la Somme, du Conseil régional ont permis de recruter les collaborateurs, de financer l’achat des équipements et les différents frais de fonctionnement. En 5 ans, j’ai obtenu 550 000 € de crédits.

3/ Produire des expertises et fournir des conseils

Cela a été le cas pour la politique de dépistage de plusieurs cancers (prostate, colo-rectal, sein) ou par exemple pour les addictions.

Vous êtes actuellement « en disponibilité » (quel euphémisme !), sous prétexte que le financement de votre poste ne serait plus assuré. Que s’est-il passé?

Je ne sais quel terme utiliser. Présidée par M. Gérard Bapt, la mission parlementaire d’information sur le Médiator m’a présenté lors de mon audition comme « médecin des hôpitaux désaffecté du CHU d’Amiens par le ministère de la Santé ».

J’avais été nommé au CHU d’Amiens à l’issue du concours national des praticiens hospitaliers de 2004, avec 150 points sur 150.

Cela s’est passé très brutalement, comme à France Télécom. A la mi-décembre 2009, un simple mail d’un secrétariat m’informe que la Commission Médicale d’Etablissement a demandé mon placement au Centre National de Gestion. Ni moi, ni mon chef de service, ni le responsable de pôle n’étions au courant de ce qui se tramait. En effet, cela a été rajouté à l’ordre du jour en pleine séance et mon exclusion votée en fin de séance, quand il ne restait qu’un nombre très réduit de membres, dont personne ne peut d’ailleurs fournir la liste. La raison invoquée n’a été connue que plus tard : l’arrêt d’un financement par l’Agence Régionale de Santé qui subventionnait une de mes missions. Or un tel arrêt aurait dû faire l’objet d’une décision motivée et d’un avenant au contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens liant le CHU à l’Agence Régionale d’Hospitalisation. On a refusé de me communiquer cette décision, mais après une longue procédure, la Commission d’Accès au Documents Administratifs m’a donné raison, et le directeur de l’Agence a dû confesser qu’il n’y avait aucun document traçant cette décision !

Le motif financier était d’autant plus absurde que je rapportais à l’hôpital deux fois mon salaire (charges patronales comprises), grâce aux crédits « Mission Enseignement Recherche Référence et Innovation » que versait le ministère de la Santé au CHU. Ces crédits prennent en compte l’activité de publication scientifique de chaque médecin, sur des critères qualitatifs et quantitatifs. Le CHU d’Amiens comporte environ 450 médecins, dont un tiers ont aussi un statut universitaire. J’étais le médecin qui publiait le plus dans les meilleures revues internationales.

Le Centre National de Gestion a validé la procédure et instruit mon dossier comme si de rien n’était. J’ai eu communication du rapport à charge que le Centre National de Gestion a fait réaliser contre moi, pour requérir ma désaffectation du CHU d’Amiens. Dans ce rapport, j’ai appris que la Haute Autorité de Santé me jugeait « incontrôlable » et que c’est pour cette raison que le contrat de travail qui me liait à elle n’avait pas été renouvelé fin 2006. Malgré l’avis favorable de la Commission d’Accès au Documents Administratifs, la Haute Autorité de Santé refuse de me communiquer la note originale qui m’évalue ainsi.

Fait inhabituel, la Commission Statutaire Nationale s’est opposée, à plus de 70% de ses membres, à la réquisition du Centre National de Gestion contre moi. Autre fait inhabituel, le Centre National de Gestion n’a pas suivi cet avis. Tout cela est très significatif.

Je vous épargne les détails de la procédure, qui sont dignes de Georges Orwell. Quoiqu’il en soit, le terme « en disponibilité » ne s’applique pas à ma situation. C’est ma mort professionnelle et sociale qui a été organisée. Je ne peux plus prescrire, même pour ma famille, le Centre National de Gestion refusant de me communiquer les identifiants qui doivent figurer sur les ordonnances. J’ai dû attendre deux mois pour avoir communication de la procédure me permettant de me déplacer, et elle n’était valable que deux mois. Quand j’ai voulu l’utiliser, le Centre National de Gestion m’a refusé l’autorisation de me déplacer. J’ai encore près de 80 000 € de crédits de recherche obtenus sur appels d’offres qui sont au CHU. Le Centre National de Gestion refuse d’en assurer la gestion, et le CHU refuse de m’informer sur leur devenir.

Tout cela a fait à l’objet d’articles dans différents média [NdR : voir les liens à la fin de l’interview].

J’y verrais plutôt un « procès » à la Kafka, d’autant que votre ancien chef de service se voit poursuivi en justice. Pure coïncidence ?

Oui c’est assez kafkaïen, et même orwellien par certains aspects. Pour ce qui est des coïncidences, il est vrai que cela en fait beaucoup pour un service qui ne comporte que trois médecins, le troisième étant proche de la retraite. Oui, le service ne comporte que trois médecins, sans secrétaire depuis de plusieurs années ; et l’interne qui a choisi de faire son stage dans le service l’année dernière s’en est vu refuser l’autorisation par l’administration !

Cela fait beaucoup de coïncidences. Statistiquement, il est peu probable que cela soit dû au hasard.

Qui a intérêt à vous mettre hors service et à épuiser le Pr Dubois par des procédures en justice ?

Je ne suis pas journaliste d’investigation, mais pour le Pr Dubois, c’est assez évident. British American Tobacco avait menacé publiquement de le poursuivre en justice, mais finalement n’a pas donné suite et la procédure a été menée par la Confédération des buralistes de France.

Pour mon cas personnel, il est probable que des articles critiques que j’ai publiés dans les revues internationales de premier plan aient déplu. Les sujets sont nombreux : pharmacovigilance, expertise des politiques de santé publique (dépistages des cancers, hépatite B, alcool, tabac…). Je ne comprends pas l’intérêt que le ministère de la Santé pourrait avoir à me mettre hors service, mais c’est bien le ministère de la Santé qui l’a fait et qui persiste dans sa décision, malgré l’avis de la Commission statutaire nationale, les interventions ou les articles de soutien dans les différents media français ou étrangers.

C’est un type particulier d’action en justice intentée au Pr Dubois. Pourriez-vous préciser ?

Il s’agit d’une SLAPP. C’est l’acronyme anglo-saxon pour Strategic Lawsuit Against Public Participation (Poursuite stratégique contre la mobilisation publique). Le puissant et riche qui vous traîne devant les tribunaux se moque du jugement car, quel que soit le jugement, il gagne toujours : l’attaqué perd son temps et son argent, et même si le tribunal finit par lui donner raison, les frais d’avocat ne seront même pas couverts. Cela permet aussi de faire peur à ceux qui auraient pu penser à faire entendre leur voix critique. C’est fréquent dans les pays anglo-saxons, et cela touche maintenant la France (Le Silence est d’or, dans la revue Pratiques. 2011;53:74-5).

Pierre Meneton, un chercheur de l’Inserm qui lutte contre l’overdose de sel dans les aliments industriels, en a fait les frais récemment. Un Français consomme en moyenne 8 g de sel par jour, quand tous les experts internationaux recommandent de ne pas dépasser 5 g. Les conséquences de cette petite « gratte » pour vendre de l’eau au prix de l’aliment (le sel ayant un pourvoir de rétention d’eau très important) sont lourdes : hypertension artérielle avec son cortège de morts et de malades subissant des infarctus, des accidents vasculaires cérébraux… Le Comité des Salines de France a poursuit Pierre Meneton en diffamation, sous le prétexte qu’il a affirmé lors d’une interview pour le magazine TOC en 2006 : « Le lobby des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire industriel est très actif. Il désinforme les professionnels de la santé et les médias ». L’Inserm non seulement ne le défendra pas, mais, à la suite de pressions extérieures, fera même scruter son activité par un « Comité d’Ethique interne » pour voir « s’il ne portait pas atteinte à l’image de son institution ». Les différentes sociétés savantes – Cardiologie, Hypertension artérielle, Pharmacologie… – ont été aux abonnés absents pour sa défense. C’est plus facile de faire des ordonnances de médicaments que de la prévention et de l’éducation. Pour celui qui prescrit : c’est plus rapide, il se rassure en confortant son statut de « savant tout puissant », car il permet l’accès à des médicaments nouveaux et coûteux. Celui à qui l’on prescrit est heureux : on lui reconnait un statut et le médicament miracle l’exonère de tout effort personnel. C’est un peu comme les émissions de télé-achat.

Le lobby du sel a été débouté, mais heureusement que les très lourds frais du long procès ont été assurés par la revue Prescrire. En règle, les lanceurs d’alerte n’ont pas cette chance, ils doivent assumer seuls. En plus, en règle générale, les représailles de leur hiérarchie, si subtiles mais si efficaces, les mettent hors jeu professionnellement et socialement, avant qu’ils n’aient pu diffuser leurs mises en garde efficacement.

En 2010, c’est le laboratoire Astellas Pharma qui poursuit, devant le tribunal de grande instance de Paris, cette même revue Prescrire (voir cet article [8]). Il ne tolère pas que cette revue mette en garde sur la nouvelle indication d’un de ses médicaments.

L’information indépendante se paie cher… Les axes de travail dans les services de santé publique sont-ils imposés ou librement choisis ?

Oui, l’information indépendante se paie cher pour ceux qui tentent de la faire. On progresse mieux dans la hiérarchie avec une dose de servilité que de bon sens critique. On gagne plus à faire de la publicité rédactionnelle et flatter les intérêts des lobbies qu’à alerter sur les problèmes. La situation où ma mort professionnelle a été organisée délibérément est un exemple du prix que l’on peut payer. Cet exemple n’est pas exceptionnel, ce qui est inhabituel dans notre pays c’est la couverture médiatique qu’il a eu. Nombreux sont ceux qui sont mis sur la touche et dont on n’entend pas parler parce que les exécuteurs des basses œuvres ont été plus habiles pour sauver les apparences.

Quant à l’autre sens du terme, bien sûr, l’indépendance a un coût, impossible de faire autrement. Plus de 30 000 professionnels de santé choisissent de s’abonner à Prescrire, c’est environ 10% des professionnels qui investissent près de 400 € par an pour s’abonner. Est-ce cher payé pour avoir une information indépendante ? D’autres préfèrent s’informer directement auprès des laboratoires pharmaceutiques. C’est gratuit, et parfois le gîte et le couvert sont offerts en prime.

Pour les axes de travail, c’est plus facile de suivre le troupeau que d’essayer de développer des thèmes ou des concepts différents. Un système, en plus bureaucratique comme le nôtre, n’aime jamais être remis en cause. Toutefois, chacun a la liberté de développer les thèmes qui lui semblent importants, mais il faut parfois assumer les risques que cela comporte.

Il est vrai qu’il est parfois difficile d’aborder certains thèmes et que certaines revues « scientifiques » françaises refusent de publier des articles, s’affranchissant même parfois d’une expertise et relecture par les pairs. Mais il existe plein de revues internationales qui sont d’ailleurs bien plus réputées et qui ont bien plus d’audience. Et même si leurs critères de qualité scientifique sont plus exigeants pour y être publiés, cela n’est pas insurmontable avec un peu de travail.

Comment jugez-vous la situation globale de la médecine, ou plus globalement de la santé publique en France ?

On peut envisager la situation en termes de résultats.

Voici un exemple qui en dit long. La mortalité infantile stagnait en France depuis de nombreuses années, contrairement aux autres pays développés. Pire, elle a même augmenté en 2009. Ainsi, la France est passée du 5ème au 14ème rang européen pour la mortalité infantile entre 1999 et 2008, derrière la Grèce, un pays en faillite frauduleuse. (Le terme frauduleux ne doit pas choquer : a) les comptes de l’Etat étaient manifestement truqués et les pays qui vendaient de l’armement lourd à la Grèce ne pouvaient ignorer que ces dépenses figuraient dans le budget de l’Etat grec à la ligne investissement ; b) quant aux citoyens grecs, ils avaient fait de la fraude fiscale un sport national et se réjouissaient de leur impunité.)

On dispose d’indicateurs simples et robustes dans de nombreux autres domaines. Pour les soins palliatifs, ce sont les Anglais qui se classent premiers en Europe et la France se traîne encore à la 13ème ou la 14ème place.

Pour le récent classement qui a été publié sur la chirurgie cardiaque, l’Angleterre obtient encore des résultats excellents, mais la France n’a pas participé, car elle n’a pas communiqué ses résultats pour l’enquête européenne qui existe depuis une quinzaine d’années. Pourtant le succès de cette enquête est indiscutable, et même la Chine et l’Arménie y participent maintenant.

On peut envisager la situation en termes de processus.

Le tabac est la première cause de mortalité évitable en France, avec 60 000 décès par an. Pour les cigarettes, la consommation a diminué de 81 milliards de cigarettes  en 2002 à 55 en 2004, grâce aux augmentations répétées (trois) et importantes des taxes. Elle a stagné après le gel des taxes annoncé par Raffarin en 2004, gel que la Confédération des buralistes de France a considéré comme « un bon compromis ». Depuis, cette stagnation persiste et fait à nouveau de la France une exception parmi les pays développés. En effet, les trois dernières augmentations (2007, 2009, 2010) sont incroyables. Ces augmentations concernent le prix industriel et non la taxe spécifique sur le tabac. Elles ont été faibles (6%), trop faibles pour impacter les ventes. Ces augmentations des prix industriels ont par contre permis un accroissement des profits des cigarettiers: ainsi, les trois majors – Philip Morris, British American Tobacco et Imperial Tobacco – ont vu leurs chiffres d’affaires augmenter de 3% entre 2008 et 2009, en pleine crise mondiale. Actuellement, la consommation est à nouveau à la hausse, en particulier chez les jeunes et les femmes. Les augmentations annoncées pour 2011 et 2012 concernent bien les taxes, cette fois-ci ; cependant, elles restent insuffisantes (6%) pour diminuer le niveau des ventes. En plus, il y a le retrait annoncé de la varénicline de la prise en charge du déjà bien faible forfait thérapeutique limité à 50 €. L’ajout en 2011 sur les paquets de cigarettes de messages d’alerte sanitaires comportant des images est une mesure qu’il faut détailler un peu pour comprendre le caractère très relatif de l’engagement de la France dans la lutte contre le tabac : cette mesure n’a eu lieu qu’après deux ans de discussion avec les industriels et un incroyable délai d’un an « pour que les industriels puissent écouler leur stocks ». La France a  dix ans de retard sur le Canada et n’est que le 39ème pays à appliquer cette mesure. La complaisance ne s’arrête pas là, car ces messages n’occupent que 30% de la surface du paquet, contre 80% en Uruguay, par exemple. L’Australie a même annoncé en 2010 l’adoption du paquet générique avec couleur uniforme, taille standard et interdiction des logos.

Pour l’alcool, Roselyne Bachelot a permis en juin 2009, à travers la loi HPST [NdR : Hôpital, patients, santé, territoires], la promotion par la publicité sur Internet, le média le plus utilisé par les jeunes, réduisant à néant les protections mises en place avec la loi Evin en 1991. (Voir Web-based intervention and alcohol: who is upside down? Alcohol Alcohol. 2010;45:103 et Alcohol control policy: evidence-based medicine versus evidence-based marketing Addiction. 2011 ; 106(4):852-3). Cela a mené à la création de l’Alliance Prévention Alcool.

Le développement de l’obésité est la troisième épidémie industrielle à laquelle il faut faire face. Là encore, l’inertie qui profite aux industriels est tout aussi inacceptable. Ainsi, par exemple, la demande d’une régulation de la publicité aux heures de grande écoute par les enfants, faite par 22 sociétés savantes, est restée sans réponse. Une taxe sur les boissons avec sucre ajouté vient cependant d’être annoncée.

Les intérêts des lobbies passent de plus en plus souvent avant l’intérêt de la population. Cela devient quasi systématique.

On peut envisager la situation en termes de coûts.

La France est le pays d’Europe qui dépense le plus pour la santé. Au classement mondial nous sommes deuxième derrière les Etats-Unis. Et pourtant, fin 2010, le délai moyen d’obtention d’un rendez-vous pour un examen d’imagerie par résonance magnétique (IRM) a été évalué à 29 jours. Quatre régions proposent un délai moyen supérieur à 45 jours (Auvergne, Basse-Normandie, Limousin et Poitou-Charentes). Le délai d’attente pour un examen d’IRM est un problème ancien qui figurait déjà dans les objectifs du premier Plan cancer (2003-2007) : le délai ne devait plus dépasser 10 jours en 2010 ! On a l’impression d’être dans le dernier pays communiste du monde, où les commissaires du peuple chargés du Plan fixent tous les ans des objectifs d’autant plus irréalistes que les résultats sont mauvais : le délai moyen d’obtention d’un rendez-vous était de 29,3 jours en 2005 ! En 2010, la France, qui dispose de 8,7 IRM par million d’habitants, est deux fois moins équipée que la moyenne européenne (17 appareils par million d’habitants). Certains pays ont trois fois plus d’appareils par million d’habitants.

Cette dissociation entre des dépenses pharaoniques et des résultats plus que médiocres est incompréhensible !

L’Institut Pasteur, le Cnam et l’Ecole de Hautes Etudes en Santé publique annoncent la création d’un mastère de santé publique (commenté ici [2]). Qu’en pensez-vous ?

Le recteur Christian Forestier, administrateur général du Cnam, le professeur Alice Dautry, directrice générale de l’Institut Pasteur et le professeur Antoine Flahault, directeur de l’EHESP, ont signé une convention actant la définition d’un mastère spécialisé en santé publique. Il est trop tôt pour juger, mais on peut remarquer que cette initiative n’associe pas les universités et ses enseignants-chercheurs ou l’Inserm qui proposent déjà depuis longtemps des masters en Santé Publique.

La brochure indique « Ce mastère est comparable aux masters of public health des grandes universités anglo-saxonnes ». C’est peut-être aller un peu vite en besogne. A titre de comparaison, la référence anglo-saxonne est le master de la John Hopkins Bloomberg School of Public Health. Elle comporte près de 400 enseignants à temps plein, internationalement reconnus et originaires de plus de 90 pays.

L’un des problèmes épineux que vous abordez dans vos écrits concerne le surdépistage des cancers, en particulier celui de la prostate. Que répondez-vous à ceux qui disent qu’il s’agit d’une stratégie de prévention essentielle pour la santé publique ?

Avec le Pr Dubois, nous avons publié dès 2007 dans plusieurs revues internationales sur le problème du dépistage de masse du cancer de la prostate. Cela d’autant plus que l’Association Française d’Urologie (l’AFU) en faisait une promotion agressive, malgré l’absence de preuves scientifiques. Dans un article, nous avons montré un exemple d’une affiche très édifiante sur le style de cette promotion pour le dépistage et expliqué comment les conflits d’intérêts ont permis ce type de pratique. (Screening for prostate cancer: a public campaign, EBM & conflicting interests Eur J Public Health. 2009;19:222) Il faut bien comprendre que la médecine, comme l’enfer, est pavée de bonnes intentions. Sans preuve de son efficacité, depuis le début des années 2000, l’AFU a lancé massivement un dépistage dit individuel du cancer de la prostate. En médecine, l’une des règles est d’évaluer une pratique par des recherches rigoureuses avant de la diffuser et de la mettre en œuvre dans une population. S’affranchir de cette règle peut être dévastateur. Pour le dépistage de ce cancer, une série d’arguments permettaient de penser qu’il serait peu ou pas efficace, et surtout que les risques et les complications seraient importants. Il a fallu attendre 2009 pour que le résultat de deux études internationales sur le rapport bénéfice/risque du dépistage soit publié. Ces études ont comparé des populations soumises au dépistage et d’autres qui n’y étaient pas soumises au dépistage. En résumé, l’étude américaine ne montre pas de bénéfice du dépistage. Il y a autant de morts par cancer de la prostate dans les deux groupes, qu’il y ait eu ou non dépistage. L’étude européenne montre un petit bénéfice, au prix de risques et complications importants. Il faut dépister environ 1 500 hommes pendant dix ans pour éviter un décès par cancer de la prostate. Mais le prix à payer est lourd : 150 à 180 hommes auront à subir une biopsie de prostate (qui se complique dans 3% des cas d’hémorragie et d’infection) et une cinquantaine seront soumis à un traitement (ablation chirurgicale de la prostate, hormonothérapie ou radiothérapie). Ces traitements sont lourds et leurs complications nombreuses : impuissance, incontinence urinaire, troubles anaux …

Manifestement, on ne sait pas identifier avec précision les hommes qui risquent de mourir d’un cancer de la prostate des autres. C’est le surdiagnostic. On appelle surdiagnostic, le dépistage d’un cancer qui ne serait jamais devenu symptomatique avant le décès du sujet, soit parce que le cancer évolue trop lentement et que le sujet décède d’une autre cause, soit parce que le cancer n’évolue pas ou régresse spontanément.

Il est fréquent d’avoir des cellules cancéreuses dans la prostate. Ce n’est pas parce qu’il y a des cellules cancéreuses dans la prostate que se développera un cancer de la prostate et que celui-ci évoluera vers la mort. Schématiquement, à 40 ans, 40% des hommes ont des cellules cancéreuses dans la prostate, à 50 ans, c’est 50%, … à 90 ans c’est 90%, mais le cancer de la prostate n’est la cause que de 3,3% des décès. A titre de comparaison, plus de 8% des décès chez l’homme sont liés au cancer du poumon, et les maladies cardiovasculaires représentent plus de 25 % des causes de décès.

Pour lancer un dépistage de masse, il faut des preuves. Ces preuves doivent être indiscutables. Ici, les conditions ne sont pas remplies. De plus, quand on pratique un dépistage de masse, il faut évaluer la qualité du dépistage, qui doit suivre des procédures strictes. Cela est indispensable pour que les résultats obtenus lors des conditions de la recherche puissent être transposées dans la pratique quotidienne. Pourtant, pour ce dépistage de masse pratiqué depuis des années, aucune  procédure qualité n’est n’a été mise en place et rien n’est évalué !

Les organisations officielles chargées de la qualité des soins et de l’information médicale sont restées silencieuses pendant des années, malgré la répétition, année après année, des campagnes de l’AFU en faveur du dépistage. En plus, ce n’est que mi-2010 que la Haute Autorité de Santé a réuni une commission pour analyser les résultats des recherches publiées en 2009. Cette commission était présidée par un spécialiste des accidents de la route, et la seule organisation professionnelle qui y participait était l’AFU ! Ni la Société Française de Santé Publique, ni celle de Médecine Générale n’y participaient. Cette commission a conclu que la vieille recommandation publiée en… 2004 était toujours d’actualité. Ce qui a été fait en France est à l’opposé de ce qui a été fait dans de très nombreux pays : les recommandations ont été très rapidement mises à jour. De plus, cette vieille recommandation de la Haute Autorité de Santé de 2004, trop confuse et trop longue, n’est pas utilisable en pratique. (PSA (prostate specific antigen): Haute Autorité de santé, American Cancer Society and National Health Service. Discrepancy between concepts for assessment Presse Med. 2011;40:112-1 (article en français)). Les médecins français peuvent utilement se reporter à la recommandation [9] du National Health Service britannique, qui est disponible en français.

La situation française est « exceptionnelle », comme l’a ajouté en sous-titre d’un de mes articles la rédactrice du British Medical Journal ; tout comme elle a rajouté une iconographie (baguette et béret basque) qui symbolise, hélas, la perception de la spécificité française à l’étranger. (Prostate specific antigen. Prostate screening in France British Medical Journal. 2009;339:b428)

Les analyses et les mises en garde publiées avec le Pr Dubois dans des revues scientifiques nous ont valu d’être traités temporairement d’ayatollahs de la santé publique dans la presse quotidienne nationale. Cela montre la qualité et le niveau d’un débat, qui devrait pourtant n’être fondé que sur des éléments purement scientifiques.

L’un des objectifs en fonction desquels les médecins généralistes signataires du CAPI obtiendront leur prime à la performance, c’est le taux de mammographies. Qu’en pensez-vous ?

L’Assurance Maladie a décidé de donner un bonus financier aux médecins s’ils remplissent certains objectifs. C’est le CAPI [NdR : contrat d’amélioration des pratiques individuelles]. Parmi ces objectifs, il y a le pourcentage de femmes de 50 à 70 ans qui aura participé au dépistage du cancer du sein.

Cette initiative pose d’abord deux problèmes :

Sur le fond :

Vouloir améliorer la qualité des soins, c’est une bonne initiative. Mais croire que les bonus financiers sont la panacée, c’est très naïf. Il n’y a pas de solution simple à un problème complexe, surtout dans un système à la dérive. De plus, les analyses de ce type de démarche qui a été initiée il y a bien longtemps par d’autres pays sont disponibles ; elles sont souvent décevantes, encore plus quand on s’intéresse au long terme.

Surtout, il faut s’interroger sur cette conception très particulière de la qualité. En effet, l’Assurance Maladie donnera une prime aux médecins qui, somme toute, font normalement leur travail, mais gardera au sein du système des médecins qui n’atteignent pas les objectifs de qualité !

Sur la forme :

Les critères de qualité choisis par l’Assurance Maladie sont très contestables. Le dépistage du cancer du sein n’est qu’un exemple parmi les autres critères. L’intérêt du dépistage du cancer du sein a été bien démontré par des études anciennes. Cependant, le bénéfice du dépistage dans la pratique quotidienne fait actuellement l’objet de discussions très animées. De nombreuses analyses mettent en doute la pertinence réelle du bénéfice du dépistage sur la mortalité. Ce n’est pas la première fois où, en médecine, on observe une discordance entre les résultats obtenus dans les conditions de recherche / expérimentation et les résultats lors de l’application dans la vie.

Surtout, et c’est indiscutable, on est maintenant conscient de l’importance du surdiagnostic, qui a été sous-estimé. Comme pour la prostate, la présence de cellules anormales n’indique pas forcément une évolution vers un cancer qui fera parler de lui. Le Pr M Baum, qui a été le promoteur de ce dépistage en Angleterre, milite maintenant pour une meilleure information des femmes sur les risques liés au surdiagnostic. C’est d’autant plus nécessaire que, comme pour la prostate, on assiste là encore à une campagne d’information qui préfère le sensationnel et la peur à l’information objective : le style de cette désinformation est connu : « Une femme sur 8 est actuellement touchée par le cancer du sein, et ce chiffre pourrait grimper à une sur 7 d’ici vingt ans. » En réalité, le cancer du sein représente 4,4% (ou 1/23) des causes de décès chez la femme. Les plus grands progrès ont été faits pour les traitements, en termes de tolérance et d’efficacité.

Mais, plus grave, l’Assurance Maladie avait déjà voulu augmenter la participation au dépistage organisé du cancer du sein. En 2007, dans la convention signée entre l’Assurance Maladie et les médecins généralistes on trouve : “le médecin traitant … attire l’attention de la patiente sur les bénéfices d’un dépistage … développe une information positive sur le dépistage…qui doit s’inscrire parmi les actes naturels de simple surveillance…afin de lever les éventuelles réticences de ses patientes”. C’est nier un principe fondamental de la médecine. Les soins doivent faire l’objet d’un consentement éclairé après une information adaptée. C’est vrai pour les malades à qui l’on propose un traitement, et encore plus pour les sujets sains à qui l’on propose une prise en charge qu’ils n’ont pas demandée.

Cet objectif de vouloir faire du chiffre à tout prix n’a rien à voir avec la qualité des soins.

Il y a d’autres réserves sur le CAPI. En effet, 31% de la prime à la performance concernera les indicateurs d’efficience de la prescription de médicaments. François PESTY a bien montré [10] que, sur ce point aussi, le CAPI a de bonnes intentions, mais que les critères retenus ne permettent pas de garantir que le versement de la prime correspondrait à une pratique de qualité.

N’y a-t-il pas un dévoiement de la fonction sociale de la médecine, lorsqu’on l’assimile à de la médecine préventive, au sens de David Sackett ? Comment la médecine de santé publique, dont la prévention est la raison d’être, peut-elle éviter l’abus de prévention ?

La médecine des pays développés est devenue une médecine consumériste. Par de nombreux aspects, la santé en est quasiment au stade de bien capitalistique. La prévention, et d’une façon plus générale la santé publique, n’a pas échappé à cette dérive sociétale. Ce n’est pas une découverte récente.

C’est en 1923 que Jules Romains publie Knock. Grâce à une stratégie développée avec la complicité d’autres notables, un village est mis en coupe réglée par le Dr Knock. Tous les moyens lui sont bons pour transformer les solides paysans, jusque-là en parfaite santé, en malades qui sont d’autant plus graves que leur maladie est silencieuse. « Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent. »

La justification de la prise en charge médicale, c’est que le rapport entre le bénéfice et le risque soit positif. Naturellement, plus la maladie est patente et grave, plus le bénéfice attendu est important et simple à obtenir. Le bénéfice est espéré pour tous ceux qui seront traités (même si le traitement n’a jamais 100% d’efficacité). C’est différent lorsque la maladie est moins avancée (à un stade précoce)  et encore plus lorsque l’on est proche d’une situation normale (dépistage). Dans ce dernier cas,  non seulement le bénéfice sera plus faible et ne concernera qu’un nombre très réduit de personnes (et on aura tendance à surestimer ce bénéfice, car certains qui sont étiquetés « malades » n’auraient en fait jamais développé les complications de la maladie, c’est le surdiagnostic), alors qu’on  intervient sur une large population qui ne tirera aucun bénéfice, mais qui sera soumise aux risques. A l’extrême, schématiquement, c’est un peu comme une loterie : les gains d’un très petit nombre ne que sont le résultat des pertes d’une grande masse.

D’une façon générale, l’action de prévention est plus délicate, et ce d’autant plus que souvent les personnes que l’on veut cibler dans la population soumise à l’action de prévention sont les personnes qui sont les plus difficiles à atteindre. C’est par exemple le cas du problème de l’obésité. Quelques actions ont fait la preuve de leur efficacité sur le long terme pour combattre cette épidémie. Mais l’obésité est fortement liée aux conditions socio-économiques, elle touche principalement les classes les moins favorisées. Ainsi dans la vraie vie, non seulement les actions sont moins efficaces dans les classes les moins favorisées, car elles sont mal adaptées à leur situation, mais aussi il est plus difficile de faire participer ces classes moins favorisées à ces actions.

Cela dit de nombreuses actions de prévention sont très efficaces. Qu’il s’agisse de la simple hygiène dentaire à l’éradication de la variole.

Il n’y a pas de recette miracle pour éviter les abus, surtout que le problème n’est pas spécifique de la prévention. Et les abus ne sont que l’un des aspects des dysfonctionnements du système. On est dans un système qui peut associer, pour un même domaine, à la fois d’une part des gaspillages ou une surmédicalisation et d’autre part une insuffisance de prise en charge. La responsabilité est partagée : les politiques, les administrations en charge de la santé, les professionnels de santé et leurs instances représentatives, et enfin il ne faut pas les oublier, les citoyens. Car ce sont les citoyens qui élisent les politiques ! Et les citoyens ont toujours la capacité de faire évoluer positivement le système de santé comme tout autre système. Certaines associations de patients comme celles contre le SIDA ou contre le cancer ont profondément modifié les pratiques médicales, et même les concepts. Ce n’est pas nouveau, cela a commencé avec les Alcooliques Anonymes il y a près d’un siècle. Certes, cela demande un investissement de chacun. Mais actuellement, de nombreuses associations de malades vivent de financements et sponsorings privés, en particulier ceux des industriels de santé, et non des cotisations de leurs membres. Ces associations sont sous influence [11] maintenant et, sans s’en rendre compte, ont aliéné leur indépendance.

Quel serait le rôle de la médecine générale, en termes de prévention et de santé publique, dans un système rationnel et coût/efficace de santé ?

Le système a la fâcheuse habitude de se décharger sur la médecine générale pour lui faire assumer toutes les tâches difficiles qu’il n’arrive pas à organiser. Il faut arrêter de charger le médecin généraliste, et il faut lui donner les conditions d’un exercice convenable. La consultation classique vient de passer de 22 à 23 €. Le prix n’avait pas augmenté depuis trois ans ! Qui peut penser qu’un tel système favorise plus la qualité que la quantité ?

Comment espérer que notre système de santé puisse être rationnel ou « cout/efficace », sans formation continue indépendante et sans évaluation ? Il ne faut pas oublier que la Formation Médicale Continue obligatoire promise par les Ordonnances dites Juppé de 1996 n’est toujours pas en place, malgré différents textes de lois. Il en est de même pour l’évaluation des pratiques professionnelles, débutée timidement en 1999 pour la médecine libérale et sous la responsabilité de la Haute Autorité de Santé depuis 2005. Fin 2009, le dispositif bureaucratique que la Haute Autorité de Santé a mis en place a implosé. Il faut tout recommencer à zéro. Fin 2011, un nouveau décret est toujours en attente pour construire un nouveau dispositif…

Le médecin généraliste a certainement un rôle important pour la prévention et la santé publique, mais le cardiologue ou l’hépatologue a un rôle certes différent, mais tout aussi important. Prévention et santé publique sont des disciplines transversales qui nécessitent l’implication de la plupart des spécialités médicales.

Pour en revenir au rôle spécifique donné au généraliste, je suis un peu pessimiste. En effet, la vaccination anti grippale avait été assurée jusqu’alors par eux avec satisfaction. Lors de l’épidémie de grippe H1N1, la ministre de la Santé, Madame Bachelot les a pourtant exclus de la campagne de vaccination. La logistique a été organisée par les responsables des espaces verts des préfectures, les populations devaient aller dans des gymnases pour se faire vacciner par des élèves infirmières qui ne savaient que faire en cas de problème médical, si tant est qu’elles aient pu connaître les antécédents médicaux de personnes dont elles ignoraient tout. Bien tardivement, en décembre 2009, le ministère de la Santé a admis que les médecins généralistes pouvaient être utiles … pour les personnes ne pouvant se déplacer dans les vaccinodromes. Le ministère a écrit une procédure de 10 pages pour expliquer au médecin généraliste ce qu’il devait faire et comment (voir cet article [12]) ! C’est incroyable, mais tristement vrai. Rappelons qu’il s’agissait de pratiquer une simple injection de vaccin ! Dans ce contexte, il est difficile de penser qu’en France le respect et la confiance des généralistes envers leur ministère de tutelle soit ce qu’il doit être dans un pays normal. Mais soyons positif, au 18 août 2011, la France a terminé de détruire la moitié du stock des vaccins livrés et inutilisés. Il n’y a plus que 9 millions de doses à détruire et l’on aura tout oublié.

Les syndicats de généralistes ont négocié le prix des vaccinations, sans remettre en cause son utilité. Que pensez-vous des démarches corporatistes majoritaires, du refus du testing pour la CMU, du secteur optionnel et des dépassements d’honoraires, des déserts médicaux… ?

Sur un plan général, il y a deux points en préambule.

Le terme « négociation » peut sembler abusif quand on connaît le pouvoir de l’Assurance Maladie et l’éclatement des syndicats médicaux qui sont balkanisés.

Un syndicat a pour but de défendre les intérêts professionnels et économiques de ses membres. Le Medef défend les intérêts de patrons, le syndicat du livre les intérêts des ouvriers du livre et des journalistes, etc. On ne peut espérer autre chose. En plus, le corporatisme est une maladie bien française qui atteint même les grands corps de l’Etat.

Je ne connais pas spécifiquement les exemples évoqués. Mais il y a plusieurs éléments de réponses.

Je ne pense pas que cela soit aux syndicats médicaux de discuter de l’utilité des vaccinations ou des autres points mentionnés.

Schématiquement, il y a deux types de testing, soit « scientifique » pour mesurer l’importance réelle d’un problème, soit ciblé et dit « judiciaire » pour documenter le problème en vue de poursuite devant les tribunaux. Sauf exception, les procédures de testing ne sont pas utilisées par nos institutions, contrairement à d’autres pays. C’est bien dommage, c’est à la fois la politique de l’autruche (on n’évalue pas) et la politique de l’impunité, on ne poursuit pas. Mais il  y a eu par exemple l’organisation d’un testing  décidée par le Procureur de la République du Parquet de Châlons-en-Champagne en octobre 2009, dans le cadre des actions menées par le pôle anti-discrimination. Les faits étaient patents, il s’agissait d’une discothèque qui faisait l’objet de plaintes répétées pour discrimination raciale. La Licra et des associations locales ont préparé le testing avec le parquet. La sanction a été entre autres  une amende de 20 000 €. Mais cet exemple, c’est l’arbre qui cache le désert. En plus, les testings sont compliqués à mettre en œuvre et ne sont analysés que comme une pré-constitution ou un élément de preuve.

Les dépassements d’honoraires ont des causes profondes et anciennes avec des responsabilités multiples. Cela ne les justifie pas pour autant. Ce qui est indiscutable, c’est que le problème a été ignoré délibérément par les différents acteurs ou responsables qui ont laissé filer. Il y a eu des rapports, mais rien n’a été fait. Le résultat n’est pas une surprise : de plus en plus de médecins exigent des dépassements d’honoraires, et le dépassement moyen est passé entre 1990 et 2010 de 25% à 54% du tarif de la Sécurité Sociale. En d’autres termes, les principes fondateurs sur lesquels repose le système sont dans les faits remis en cause. La situation ne va que s’aggraver. Cerise sur le gâteau : dépassement d’honoraire ne veut pas dire soins pertinents ou de meilleure qualité. Il n’y a aucune évaluation de la qualité et des résultats. Evidement, beaucoup de médecins sont choqués par le niveau des dépassements.

Sur la démographie médicale et les déserts médicaux, il faut relativiser !  La France fait partie des pays d’Europe où il y a beaucoup de médecins. La densité baisse, mais on très très loin de la pénurie et il y a des marges manœuvres importantes : on peut toujours limiter la charge administrative des médecins qui occupe environ  20 % de leur temps, on peut améliorer la pertinence des pratiques et limiter les actes inutiles ; enfin, la délégation de certaines tâches peut être organisée (mais pas n’importe comment et dans la précipitation), etc.

Il est incontestable que d’importantes disparités existent tant entre les différentes régions qu’à l’intérieur d’une même région. C’est incompréhensible et injustifiable. Cela révèle l’incapacité totale du système, d’abord à anticiper et ensuite à prendre les mesures nécessaires. Les mesures sont simples, l’installation des pharmaciens est régulée depuis longtemps, et pour les infirmières, c’est chose faite depuis peu.

Enfin il faut noter deux choses. D’abord, la demande de médecine de proximité est une spécificité assez française et l’attitude des Allemands est très différente. Surtout, pour les urgences il y a un maillage extraordinaire grâce au SAMU.

En conclusion, l’immeuble ne brûle pas encore, mais le feu couve depuis longtemps, pourtant, chaque locataire attend qu’un autre que lui appelle les pompiers, le syndic prévoit de convoquer une assemblée générale et le propriétaire est en vacances…

Que pensez-vous de l’opposition entre la médecine libérale, de terrain, et celle hospitalo-universitaire, « l’ennemie du système de santé », selon [13] Martin Winckler ?

Je ne connais pas grand-chose au foot, mais cela doit être un peu pareil, il vaut mieux essayer de jouer collectif.

Ce qui est inquiétant, c’est qu’actuellement la division est un mode de gouvernance, comme l’avait proposé Machiavel. Pour les Unions Régionales des Médecins Libéraux avant 2010, il n’y avait que deux collèges électoraux, généralistes et spécialistes. C’était un de trop, puisque les généralistes sont devenus statutairement des spécialistes. Pourtant, la réforme organisant les élections professionnelles en 2010 a créé un troisième collège, celui des médecins spécialistes de bloc opératoire (anesthésistes, chirurgiens, gynécologues-obstétriciens). C’est d’autant plus absurde que depuis longtemps, les interventions par des spécialistes médicaux se développent, et pas seulement dans les blocs opératoires mais aussi dans les salles de radiologies ou d’endoscopie. On a l’impression d’une segmentation bureaucratique du corps médical par un technocrate placé en hibernation en 1950 et malheureusement réveillé en 2010.

Plus sérieusement, il faut être inquiet des oppositions qui risquent de se développer entre les professionnels de santé : médecin, pharmacien, sage-femme, infirmier … En particulier, la mode est aux délégations de tâches. Elles sont décrétées par les tutelles, sans concertation suffisante et sans les précautions indispensables : les formations nécessaires ne sont pas en place, les expérimentations et les évaluations ne sont pas prévues, le champ des responsabilités respectives n’est pas défini, les outils nécessaire au suivi et à la continuité des soins sont absents.

La réflexion de Martin Winckler sur le corps des médecins universitaires est pertinente. Mais ce n’est pas spécifique à la santé. En France, l’université est en difficulté, mais les élites (comme ailleurs) n’ont pas d’intérêt à changer le système ou n’en ont pas beaucoup la possibilité.La carrière hospitalo-universitaire est une aberration. C’est mission impossible: il faut être tout à la fois soignant, enseignant, chercheur et administrateur (sans compter une activité privée que certains développent en parallèle pour l’industrie pharmaceutique). Problème de temps, problème de compétences spécifiques très différentes. On peut rencontrer quelques-uns capables de faire tout cela à la fois, mais cela se compte sur les doigts de la main d’un ajusteur. Quand j’étais aux Etats-Unis, celui qui avait pris les fonctions de chef de service du département de pharmacologie avait arrêté ses fonctions cliniques pendant ce mandat. C’est naturel là-bas. En France, je ne connais pas beaucoup d’exemples comparables. On accumule les postes et les fonctions. Mais là encore, ce n’est pas spécifique à la médecine. Il suffit de voir le cumul des mandats politique ; et la conduite de ceux qui se disent contre est encore plus édifiante.

Sur l’opposition entre secteur public et secteur privé, chacun à ses contraintes, ses avantages et ses inconvénients. Schématiquement, et ce n’est pas propre à la santé, on a besoin du public pour le long terme, du privé pour le court terme. Les deux systèmes sont complémentaires et doivent coexister. Ils doivent aussi être régulés. Tout système, qu’il soit public ou privé, dérape s’il n’y a pas de régulation et de contre-pouvoir. Depuis un moment, on impose au public des objectifs à court terme et on fait croire que le privé va remplir les objectifs de long terme. Le résultat est évident. Il ne faut pas demander à une chienne de faire des chats.

La tarification à l’activité, déjà décriée dans l’ensemble, ne risque-t-elle pas d’entraver encore plus la médecine de santé publique, dont les actions s’inscrivent dans la durée?

La tarification à l’activité (T2A) n’est qu’un outil. Il ne faut pas la diaboliser en soi. Hélas, elle a été construite à la va-vite (pourtant, c’est dès 1986 que la nécessité d’une comptabilité analytique a été reconnue, mais l’administration hospitalière n’a pas suivi. La T2A est lourde à mettre en œuvre, et elle détourne les médecins de leur activité normale auprès des malades pour les transformer en codeurs-opérateurs de saisie. Elle valorise les actes techniques au détriment du temps passé auprès des malades ou pour analyser les cas complexes et organiser les soins. Elle est totalement déconnectée de la pertinence ou de la qualité des soins. Ce qui compte, c’est de réduire le coût apparent et immédiat.

Ainsi, certaines structures de soins utilisent la complexité de la nomenclature pour faire en deux étapes ce qui pourrait être fait en une seule, car cela rapporte plus. Le malade est non seulement obligé de multiplier les déplacements, mais il est soumis inutilement à des risques supplémentaires, et les délais peuvent eux aussi être néfastes.

Les actions de santé publique, les consultations longues, les prises en charges complexes sont dévalorisées par la tarification à l’activité. Les victimes de la T2A sont faciles à identifier.

Vous avez travaillé sur la prévention de la transmission du virus de l’hépatite B de la mère à l’enfant. Que répondez-vous à ceux qui remettent en cause ce vaccin et parlent de myofasciite à macrophages ?

Ce sont deux sujets différents, mais qui ont de nombreux points communs.

La question de base est la même: les vaccinations peuvent-elles induire une réponse immunitaire aberrante et être la cause de maladies ? On peut l’envisager, mais les études prospectives et rétrospectives qui ont été menées ont échoué à démonter une telle association.

L’autre point commun est que dans les deux cas, l’attitude française est une exception face à l’attitude de la communauté scientifique internationale.

La myofasciite à macrophages a été identifiée en 1993 par une équipe française. Une série de 14 malades sur 5 ans dans 5 centres spécialisés a été publiée dans le Lancet en 1998. Les symptômes cliniques sont très vagues, fatigue et douleurs musculaires ou articulaires. Ils sont fréquents dans la population générale qui n’a pas été vaccinée. Les lésions de myofasciite qui ont été décrites à l’examen histologique chez ces patients sont assez particulières, mais elles peuvent quand même être observées aussi au cours de certaines maladies générales. Les lésions histologiques, si elles sont certes très inhabituelles, ne sont pas spécifiques. Vouloir faire le lien entre les adjuvants (en particulier l’aluminium) contenus dans de nombreux vaccins et une maladie aux symptômes vagues et sans lésion spécifique est difficile. Ce qui est certain, c’est que les cas décrits sont exceptionnels et que l’on n’a jamais observé d’épidémie de myofasciite, ou plus généralement de myopathie inflammatoire, après les campagnes de vaccination massive, qui ont été nombreuses.

Pour le vaccin contre l’hépatite B, les très nombreuses études qui ont été faites dans différents pays ont permis d’éliminer la responsabilité de ce vaccin dans la survenue de sclérose en plaques. Que des personnes aient développé une sclérose en plaque après une vaccination, c’est arrivé, mais d’autres sont aussi tombées dans leur escalier ou ont eu un accident de voiture. Mais il n’y a pas de relation de cause à effet. Un conseil pratique : si vous avez des adolescents, faites-les vacciner contre l’hépatite B. Le risque d’une contamination sexuelle ou lors de l’usage de drogues est plus sérieux que vous ne le pensez.

La France est encore une fois en ce domaine une exception. Non seulement la couverture vaccinale contre l’hépatite B y est plus basse que tous les pays comparables en Europe, mais elle est lanterne rouge dans le monde. Les exceptions en santé, ce n’est jamais bon.

Qu’il y ait un lobby pro vaccin qui en rajoute parfois pour maximiser un retour sur investissement, c’est un peu naturel. Qu’il y ait des difficultés à mettre en place des campagnes de vaccinations qui ciblent au mieux les populations à protéger, c’est incontournable. Qu’il y ait des questions et des inquiétudes sur le rapport bénéfice/risque des vaccins, c’est indispensable. Que certains en profitent pour faire leur fond de commerce, c’est inacceptable. Mais ce n’est pas nouveau. Il y a eu par exemple la scandaleuse affaire Andrew Wakefield, du nom de celui qui avait signé en premier auteur cet article publié, avec une douzaine de scientifiques, en 1998 dans le Lancet. Le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole aurait été responsable de cas d’autisme avec des troubles intestinaux. Il a fallu attendre 2011 pour que l’on s’aperçoive qu’il s’agissait d’une supercherie frauduleuse. Mais les dégâts qui ont résulté de cette affaire, en termes de perte de confiance et de couverture vaccinale et donc en terme de morbi/mortalité, ont été considérables. Malheureusement ils perdureront encore longtemps. (Voir  A new French paradox: HBV vaccination J Hepatol. 2009;51:597-8 et Viral hepatitis and public health Gastroenterol Clin Biol. 2010;34:419-20 (article en français)).

Comment évaluez-vous le projet de loi de Xavier Bertrand réformant la chaîne du médicament? Quelles mesures essentielles ajouteriez-vous?

Il y a eu de grands effets de manches et une campagne de communication très habile. Pour le reste, il faudra juger sur les faits : la loi votée, les décrets d’applications parus et la réalité de la mise en œuvre. On en est encore bien loin. Cependant, il y a de quoi être inquiet.

La France accumule depuis des années les scandales : sang contaminé, hormone de croissance, amiante, grippe H1N1, chlordécone, Médiator… Une telle fréquence et une telle intensité sont inconnues dans les autres pays développés.

Ce n’est pas un toilettage technique qui va résoudre un problème global, et encore moins le changement de nom de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (Afssaps) en Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM).

Les Assises du médicament ont été organisées d’une manière très particulière. Par exemple, la députée Catherine Lemorton, auteur d’un remarquable rapport parlementaire sur le médicament en 2008, n’était pas invitée aux Assises. Elle a dû s’imposer. Le déroulement des Assisses a fait l’objet de nombreux dysfonctionnements [14], et de nombreuses personnalités ont préféré les quitter pour ne pas cautionner ce qui s’apparentait à une mascarade.

Des évaluations du projet de loi sont disponibles, celle [15] de la revue Prescrire ou celle [3] de Sciences Citoyennes en particulier.

Il faut aussi noter les effets d’annonce, comme la promesse que les nouveaux médicaments seront dans l’obligation de démontrer un progrès thérapeutique par rapport aux médicaments déjà disponibles. Le dispositif actuel le permet, il n’est pas besoin d’une nouvelle loi en ce domaine.

De plus, d’une façon générale, les responsables des problèmes sont-ils les mieux placés pour les résoudre ? (The Mediator scandal. Is there a smoke screen? Lancet 2011;377:2003-4) D’autant plus qu’il y a aussi les conflits d’intérêts dévoilés par la presse (Rue 89 [16], Le Monde [17]… Le Canard Enchaîné a aussi documenté des conflits d’intérêts plus anciens).

Le système existant est-il en capacité de s’auto-réformer ? Les solutions ne sont pas techniques, comme on voudrait le faire croire. Chaque type d’organisation à ses avantages et ses inconvénients. Il manque une réelle volonté et de la cohérence. Un exemple simple et concret : les produits homéopathiques ne sont que de l’eau et du sucre, mais ils sont pourtant remboursés par la Sécurité sociale et les mutuelles. Il n’y a que des preuves de leur totale absence d’efficacité ! En France, l’Afssaps a même réussi à lancer des alertes sanitaires pour des produits homéopathiques ! (Homoeopathic remedies and drug-regulatory authorities Lancet. 2010 23;375:279-80) C’est incroyable, une exception française, là encore. En Angleterre, les produits homéopathiques ne sont plus remboursés depuis plusieurs années.

C’est surtout l’arsenal juridique qui est en cause et favorise l’impunité. Les actions de groupes (class actions aux Etats-Unis) ne sont pas possible en France. Les citoyens sont à la merci des grands groupes industriels et la bataille devant les tribunaux est trop inégale. Quant à l’administration, elle est protégée par un droit spécifique : le droit administratif.

Mais ce qui peut rendre pessimiste pour l’avenir, c’est que parmi les très nombreux experts des quatre principales commissions en cause dans le scandale du Médiator, aucun n’a démissionné ou fait son mea culpa après les révélations. Certains ont même mené des campagnes de dénigrement de l’action d’Irène Frachon, et les extraits de leurs mails publiés par le Canard Enchaîné sont loin d’être ceux qui sont les plus abjects.

Le scandale du Médiator n’est pas véritablement un accident. Toute la politique d’évaluation est à revoir, non seulement pour les médicaments, mais aussi pour les dispositifs médicaux. La France n’est pas seulement en retard sur les autres pays, elle roule aussi à contresens. (Medical Devices Approval Process a New French Exception? Presse Médicale. 2011;40:446-8 (article en français)

Au-delà, c’est toute la politique du médicament qui est à revoir. Pourquoi les Français sont-ils les plus forts consommateurs de médicaments en Europe ?

Le Médiator, c’est l’arbre qui cache la forêt.

Les scandales sanitaires se suivent et se ressemblent, mais la mentalité suiviste et passive de bon nombre d’usagers ne change pas. Pourquoi n’y a-t-il pas le même esprit critique que dans les pays anglo-saxons ?

En effet, dans les pays anglo-saxons les citoyens sont plus actifs, plus responsables, mieux organisés. Ils attendent moins du système et plus de leur action. Les élites sont en règle générale aussi plus responsables de leur rôle social, et pas seulement concernées par leur situation.

Dans ces pays, les dispositions légales pour protéger les lanceurs d’alerte, pour favoriser les actions de groupe et pour la transparence des décisions publiques sont anciennes et surtout appliquées.

Que ce soit vis-à-vis des pays du Nord de l’Europe, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou même des Etats-Unis, la comparaison n’est pas flatteuse pour les Français.

Cette différence est très profonde, et si l’on fait la comparaison dans d’autres domaines, par exemple entre la peinture française et la peinture américaine, c’est un peu la même chose : il y a celle des impressionnistes et celle de Norman Rockwell. Mais si l’impressionnisme en peinture, c’est bien, c’est autre chose pour la politique publique.

Je ne suis ni anthropologue, ni sociologue, je n’ai pas la clé. Mais une explication généralement avancée est l’opposition entre la culture protestante et la culture catholique. Au-delà de la théologie, plus simplement, avec des épisodes comme la St Barthélémy ou la révocation de l’édit de Nantes, il est normal que les protestants aient appris à se méfier de l’Etat.

Quoiqu’il en soit, on voit se développer en France des organisations non gouvernementales indépendantes qui ont des objectifs concrets et des stratégies sur le long terme qui dépassent les intérêts catégoriels ou les vieux dogmes. Le système ne va pas bien, et on ne peut demander à ceux qui s’y sont adaptés pour arriver aux manettes de le faire évoluer. Mais on ne peut nier que les citoyens sont aussi responsables du système dans lequel ils vivent.

La situation devient schizophrénique, le système a décroché, les incohérences se développent et ce qui domine, ce sont les effets de manche et l’immobilisme ou les rustines. Un tel système s’effondre toujours de lui-même ; on ne peut prédire quand, mais cela arrive du jour au lendemain, sans prévenir. Un peu comme pour le mur de Berlin. Honecker, lui, avait dans ses cartons plein de projets … dont un pour rénover et consolider le mur.

Il faut être optimiste, cela ne peut plus durer comme cela très longtemps.

Si l’empowerment n’existe pas en France, n’est-ce pas aussi parce que la corporation médicale préfère garder son emprise, qu’il n’y a pas d’éducation à la santé dans une relation médecin-patient équilibrée, telles que la théorisent Martin Winckler [18] et Claude Béraud [19]?

Il n’y a que du bien à dire de ces articles de Claude Béraud et Martin Winckler sur la relation médecin malade.

Il y a différentes manières d’analyser l’empowerment en santé.

Il faut d’abord constater que l’on utilise un terme anglo-saxon ! Ce n’est pas anodin. Est-ce si difficile de trouver un mot dans la langue française pour définir « La prise en charge de l’individu par lui-même ». Autonomie? C’est un concept qui a pris de l’importance  dans le domaine de la santé au début des années 80, et il a fallu attendre  plus de 15 ans pour qu’il apparaisse dans une revue médicale française indexée. On cumule pauvreté conceptuelle, paresse sémantique et inertie. Mais c’est vrai que le développement de l’autonomie dans un pays qui est vu par beaucoup comme un pays d’assistés n’est pas chose évidente.

Dans la relation médecin malade, le champ de l’autonomie est vaste, cela va de la prise de décision du traitement à sa mise en œuvre.

Bien entendu, la prise d’une décision doit être partagée avec le malade. Il faut informer des bénéfices et des risques des différentes possibilités. C’est plus simple à dire qu’à faire. La médecine n’est pas une science exacte, l’information prend beaucoup de temps, elle doit être adaptée à la situation de chaque malade. Or on est dans un système de prise en charge de plus en plus éclaté entre les spécialistes et où le process de type industriel est devenu le credo. En plus, l’enseignement dispensé sur la relation médecin malade est quasi nul, et ce n’est pas un critère évalué lors des examens. Donc il y a encore des trésors d’amélioration.

Pour la mise en œuvre du traitement, le développement de l’autonomie, c’est aussi l’éducation thérapeutique. C’est un principe ancien appliqué depuis longtemps par exemple par les diabétologues ou encore pour les traitements anti-coagulants. Cela est à l’évidence une bonne chose, si on améliore le résultat thérapeutique et on ne transfère pas au malade une charge top lourde. Hélas, le résultat attendu est loin d’être toujours obtenu, et c’est en particulier trop souvent le cas quand on évalue les choses sur le long terme. Quant à la charge que l’on transfère sur le malade, elle n’est pas négligeable. A l’extrême, la situation des aidants familiaux pour les malades atteints d’Alzheimer montre bien comment le système de santé se décharge de ses missions sur des tiers. L’éducation thérapeutique est difficile, c’est un vrai métier, dans certaines situations elle peut apporter un vrai plus en terme de résultat, en particulier en terme de mortalité, mais ce n’est pas la panacée comme certains le croient. On a la chance d’avoir quelques très bons spécialistes, comme Catherine Tourette Turgis [20], mais il y a hélas pas mal de gourous.

Entre surdépistages et fichages divers, normalisation des comportements et réduction de la diversité, la santé publique ne risque-t-elle pas de devenir un outil de contrôle social, avec les médecins comme gardiens de l’ordre ?

Virchow a déclaré au milieu du XIXème : « La Médecine est une science sociale, et la politique n’est rien de plus que la médecine pratiquée en grand. » C’est remarquable, car à cette époque la santé publique n’existait pas et qu’en plus il était pathologiste. Il  ne s’occupait pas directement des malades, mais il étudiait les lésions des tissus et des cellules en cherchant comment elles pouvaient expliquer les maladies. Là aussi, c’était un pionnier.

Il y a des risques de dérapages, c’est incontestable. Par la nature même de son objet : l’intervention sociale. Aussi, par son importance et le pouvoir qu’elle représente, car la santé, c’est plus de 11% du Produit intérieur brut.

L’épidémiologie est indispensable pour la santé. Le remboursement par l’assurance maladie implique aussi le recueil de données personnelles. Tout cela n’est pas exempt de risque. Les dispositions qui existent pour protéger ces données semblent assez bien adaptées. Mais il faut rester très vigilant, les techniques sont très évolutives et pour certains intérêts, l’accès aux données individuelles de santé peut être source de profits considérables.

Oui, la santé publique intervient dans le comportement des individus. Oui, cela peut être coercitif, comme l’obligation de porter la ceinture de sécurité, avec un système répressif. A l’époque, que de cris d’orfraie sur l’atteinte aux droits fondamentaux ! La réalité, c’est des morts évitées, tout comme les traumatismes graves du crâne et de la face. Idem du port obligatoire du casque pour les motards. Pourtant, Claude Got qui est à l’origine des progrès en matière de sécurité routière, le combat de sa vie, a été présenté comme le « chef des ayatollahs ».

Il y a aussi les mesures directes d’interdiction, comme celle de fumer dans les lieux publics. Elle est indispensable pour protéger les non fumeurs des complications du tabagisme passif. Ces complications sont graves et indiscutables, il n’y a que les cigarettiers pour les contester et ils n’ont pas hésité à financer des chercheurs à leur solde pour semer le doute.

L’interdiction de la vente aux mineurs est une autre mesure. Un fumeur sur deux décède d’une maladie liée au tabac, l’industrie doit donc trouver en permanence de nouveaux clients. Quoi de mieux que les jeunes pour remplacer les 60 000 consommateurs de tabac qui meurent chaque année. Ils sont une cible parfaite, particulièrement vulnérable. Ils sont plus sensibles aux messages promotionnels et l’industrie du tabac à même développé des produits adaptés comme les cigarettes légères puis les bonbons. Enfin, plus on commence jeune à fumer, plus la dépendance s’installe rapidement et profondément. (Voir ici [21]).

Il y a une chose bien établie quand on doit pratiquer la médecine, c’est de ne pas juger le malade sur la base de normes sociales ou culturelles et le stigmatiser. Un médecin est là pour l’aider pas pour juger. Je pense que tous les médecins y sont attachés au plus haut point dans leur pratique quotidienne. C’est la même chose en santé publique. En plus, stigmatiser ou faire appel à la morale n’est pas efficace.

En réalité, le problème est tout différent, mais tout aussi inquiétant. Les conclusions des recherches médicales ne sont pas mises en œuvre par la société pour des raisons doctrinales. On le voit avec le retard qu’il y a eu à la mise en place des programmes d’échanges de seringue pour les toxicomanes. Ces échanges permettent d’éviter la transmission du SIDA ou des hépatites. Idem pour la mise en place des programmes de substitution par la méthadone : en 1984 en Hollande, en 1986 au Danemark, en Grande Bretagne et en Allemagne ;  en France, c’est 1992, deux ans après l’Italie. C’est l’opposition de certains, pour des raisons purement doctrinales, qui a retardé ces mesures. Les médecins et certaines de leurs instances se sont mobilisés pour ces mesures, mais comme les associations militantes, cela n’a pas suffi.

On constate donc que, pour des raisons purement doctrinales, la société française est incapable d’être à l’heure au rendez-vous avec l’efficacité, même quand celle-ci est scientifiquement démontrée. C’est le cas de plus en plus souvent, pas seulement dans le domaine de la santé publique.

La difficulté qu’il y a avoir un débat scientifique serein en France est aussi illustré par l’exemple de  l’expertise collective « Psychothérapie, trois approches évaluées », publiée en 2004 par l’Inserm. Le 5 février 2OO5, Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé, fait retirer ce rapport du site internet du ministère. Il cédait ainsi à la pression de ceux qui avaient vu leur approche contestée dans ce rapport. (Voir cette page [22]).

Voyez-vous des raisons d’espérer, malgré tout ?

Il est incontestable que la situation générale n’est pas ce qu’elle devrait être, sur de nombreux aspects, qu’ils soient sociaux ou économiques. Années après années, la situation se dégrade, et l’on voit des plus en plus de pays qui progressent et font mieux que nous. Selon les indicateurs internationaux, pour la majorité des domaines évalués, la France ne se place plus dans les premiers pays, mais dans la partie moyenne/médiocre des pays d’Europe. Trop souvent, c’est l’élargissement de l’Europe à des anciens pays du bloc soviétique qui nous évite d’être lanterne rouge.

La France fait partie des pays très riches, elle a des atouts formidables. Si les Français espèrent que cela va s’arranger tout seul ou attendent l’homme providentiel, on continuera à dévaler la pente. S’ils sont plus nombreux à comprendre qu’ils ont une part de responsabilité dans la situation actuelle et s’engagent personnellement, chacun dans la mesure de ses moyens, pour que la situation s’améliore, la situation s’améliorera. Mais on ne peut avoir le beurre, l’argent du beurre, le troupeau … et la fermière.

Quelques articles consacrés à l’éviction d’Alain Braillon :