La réforme de l’enseignement supérieur – Exemple des nanosciences et des nanotechnologies

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lundi 9 janvier 2012

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Les systèmes d’enseignement supérieur européens sont traversés par d’importantes réformes visant à leur harmonisation au niveau mondial. Le principal moteur de ces réformes est le choix de s’adapter à l’économie de l’innovation, dans laquelle la production et l’utilisation du savoir sont la source de la productivité économique. Le secteur émergent des nanosciences et nanotechnologies (NSNT) constitue un exemple frappant de cette transformation consacrant l’université comme lieu de formation adaptée à des travailleurs de l’économie de l’innovation. Les enjeux de ces réformes touchent à la place du savoir et du savoir-faire dans notre société, devenue centrale dans l’économie de l’innovation mais aussi pour la construction d’une démocratie juste et effective dans un monde complexe.

Mot(s)-clé(s) : enseignement supérieur, économie de l’innovation, économie de la connaissance, savoir, nanosciences, nanotechnologies

Public(s) visé(s) : tous

Définition des concepts et notions utilisés :

  • L’ économie de la connaissance désigne une économie dans laquelle le principal moteur de la productivité est l’innovation, technologique ou organisationnelle, qui repose sur la création et l’utilisation de savoirs et de maîtrise technique. C’est le type d’économie qui prévaut actuellement dans les pays industrialisés, ou les dépenses de R&D ont explosé ces 20 dernières années.
  • Les nanosciences désignent l’étude d’objets à l’échelle atomique et moléculaire, dont la taille est inférieure à 100 nanomètres (1 nanomètre = 1 milliardième de mètre), et dont les propriétés particulières sont régies par les lois de la mécanique quantique.
  • Les nanotechnologies concernent quant à elles l’ensemble des techniques permettant l’observation, la mesure, mais aussi la modification et la construction d’objets nanométriques, c’est à dire, dans l’idéal, « atome par atome ». Les promesses des nanotechnologies sont nombreuses, dans des domaines aussi divers que la médecine, la défense, l’énergie, l’électronique…

Contexte – État des lieux : Les systèmes d’enseignement supérieur européens ont connu dans les trente dernières années des bouleversements importants. Face à la massification des effectifs, les Universités[i] se sont généralement heurtées à des difficultés de financement, les Etats étant réticents à augmenter leurs dépenses d’éducation dans un contexte de crise financière, de rationalisation des dépenses publiques, de hausse du chômage des jeunes et de la baisse de la valeur des diplômes.

D’autre part, les paradigmes d’action publique se sont profondément transformés dans tous les secteurs, dont l’éducation. Considérée avant comme  un « service public », financé et géré par l’Etat car relevant de l’intérêt général, l’action publique est aujourd’hui conçue de façon managériale en Europe, avec l’introduction des outils du New Public Management (rationalisation des dépenses, objectifs de performance, gouvernance proche de celle du privé).

De ce fait, les systèmes d’enseignement supérieur européens sont en pleine transformation depuis 10 ans, dans le cadre général de la stratégie de Lisbonne et du processus de Bologne.

La stratégie de Lisbonne, dont l’ambition était de construire en Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010 »[ii], préparait du même coup des réformes des systèmes universitaires nationaux jugés trop déconnectés d’un marché du travail fondé de plus en plus sur l’innovation et la R&D.

La déclaration de Bologne, adoptée en 1999 par 29 ministres de l’éducation européens, affichait une double ambition. D’un côté, l’entrée dans la société de la connaissance impliquait d’harmoniser les systèmes d’éducation européens pour permettre davantage de mobilité (des étudiants, enseignants et chercheurs), et rendre la circulation des connaissances plus facile et plus accessible ; de l’autre, cette harmonisation avait pour but avoué « d’améliorer la compétitivité du système d’enseignement supérieur européen à l’échelle mondiale ». Dans ce contexte, « le rôle des universités dans l’économie de la connaissance », pour reprendre le titre d’un acte de la Commission européenne de 2003[iii], est de première importance. Il s’agit de veiller à ce que l’enseignement supérieur remplisse son rôle de formation des travailleurs de la connaissance adaptés à cette nouvelle économie, et qu’il soit capable de valoriser économiquement les connaissances qu’il produit et diffuse.

Ce processus s’est traduit nationalement par des réformes des systèmes d’enseignement supérieur : en France, la LOPR (loi d’orientation pour la recherche) promulguée en 2006 et la LRU (loi sur les libertés et responsabilités des universités) en 2007 ont été les principales réformes du système de recherche et d’enseignement supérieur. Elles ont marqué l’avènement d’universités désormais conçues sur le modèle de l’entreprise : en compétition pour le prestige et les financements, elles sont forcées de se développer sur le modèle entrepreneurial, développant des stratégies pour rester ou devenir compétitives sur le marché mondial de l’enseignement supérieur.

Dans ce contexte, il est intéressant de constater que le secteur des NSNT (nanosciences et nanotechnologies), du fait de sa nouveauté et de son ancrage très fort dans le secteur privé,  offre un exemple éclairant de ces évolutions.

Dans les domaines de la nano-électronique par exemple, de grands groupes de la micro-électronique sont étroitement associés au développement de la recherche et de l’enseignement public des nanos dans leur secteur, via plusieurs aspects :

– le financement des plates-formes de recherche et d’enseignement des NSNT . Une des spécificités de ce champ de recherche et le coût très élevé d’une instrumentation très lourde (microscopes à effet tunnel, à force atomique notamment), ainsi que les coûts liés à la mise en place et à l’entretien des fameuses « salles blanches » surpressurisées pour éviter toute impureté dans l’environnement de recherche en NSNT. Malgré ce coût, les industriels ont intérêt à financer la recherche dans ce domaine et à former des étudiants sur leur propre matériel, constituant ainsi une réserve de main d’oeuvre qualifiée dans ce domaine.

– la participation des industriels à la constitution des maquettes d’enseignement des nouvelles formations en NSNT, ainsi que leur présence dans les conseils d’orientation de ces formations. Cet aspect est une bonne illustration du renforcement des relations entre universités et industriels dans un contexte de réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche, amenant une culture de l’évaluation fondée en grande partie sur la rentabilité des formations et leurs débouchés professionnels dans l’industrie.

D’autre part, les nouvelles formations en NSNT qui ont fleuri ces dernières années, principalement au niveau master, sont particulièrement adaptées à la constitution d’une main d’oeuvre correspondant aux besoins du marché international du travail, dans le contexte de globalisation actuel[iv] :

– ce sont des masters internationaux, ou chaque semestre s’effectue dans un pôle universitaire d’un pays différent, par exemple Grenoble/Turin/Lausanne pour le master Nanotech de Grenoble. La mobilité des étudiants est donc très importante ;

– la langue d’enseignement est généralement l’anglais ;

– les programmes d’enseignement laissent une large part à l’acquisition de compétences directement issues et à destination du secteur privé : conduite de projet, démarche de « problem solving » adaptée à la R&D privée, management ;

– les stages en entreprises ont une place centrale dans ces masters.

Ces éléments conduisent à la formation de travailleurs habitués à la mobilité internationale, à la langue anglaise, et familiers des compétences qui leur seront demandées sur le marché du travail international. Si ces évolutions sont un trait plus général de la transformation de l’enseignement supérieur et du resserrement de ses liens avec la sphère privée, le secteur des NSNT en constitue un exemple particulièrement frappant.

Exposé de la problématique : Ces réformes apparaissent comme des efforts pour harmoniser, au niveau mondial, l’organisation et les buts des systèmes d’enseignement supérieur, qui deviennent des rouages essentiels de l’économie mondiale, dont la productivité est de plus en plus, dans les pays industrialisés, fondée sur l’innovation technologique et nécessitant de plus en plus d’efforts de R&D. L’exemple du secteur émergent des NSNT nous montre  la réalité de ces transformations, au travers les partenariats, le financement, l’organisation et le contenu même de ces formations.

Au delà des discours, qui a intérêt à ces réformes ? Quels sont les acteurs qui les financent ? Quelles sont les valeurs qui les sous-tendent ? Ces réformes sont-elles entreprises pour l’amélioration du bien commun, ou visent-elles simplement la poursuite d’une logique économique injuste et non viable à terme ?

Acteur(s) impliqué(s) et nature de son (leur) implication

• Les acteurs institutionnels : ce sont eux qui décident et mettent en oeuvre ces réformes, au niveau européen (commission européenne notamment), national (ministères).

• Les universités : de plus en plus soumises à une gestion managériale et stratégique dans un contexte de compétition généralisée pour le prestige et les ressources, les Universités sont les acteurs centraux de cette problématique. En France, elles sont devenues « autonomes » depuis la loi LRU de 200, qui donne pouvoir au conseil d’administration de « détermine la politique de l’établissement », et à ce titre notamment de « voter le budget et approuver les comptes »[v]. La course aux financements, la mise en place de la comptabilité analytique (chaque dépense doit être justifiée), la nécessité de devenir ou de rester rentables les a conduit à resserrer leurs liens avec le privé, notamment dans les secteurs stratégiques comme les bio et les nanotechnologies. Cela conduit souvent à des regroupements universités-entreprises au sein de grands pôles de compétitivité ou clusters.

• Les acteurs privés : dans un contexte de course à la productivité au sein d’une économie de l’innovation, les entreprises ont des besoins énormes en R&D, d’autant plus dans un secteur émergent comme celui des NSNT. Elles tendent ainsi à s’associer de plus en plus étroitement aux systèmes publics de recherche et d’enseignement supérieur pour mutualiser leurs recherches, leurs dépenses de R&D et pour former des spécialistes adaptés à leurs domaines de recherche. Dans le champ qui nous intéresse ici, ce sont les grandes entreprises de micro-electronique, de chimie, ou encore du secteur biomédical et de l’agro-alimentaire qui sont les plus engagées dans des partenariats avec les universités.

Enjeux :

L’enjeu principal de ces transformations est l’évolution de la place du savoir et de sa traduction en savoirs-faire dans nos sociétés : Dans le contexte actuel de « l’économie de l’innovation », le savoir et ses institutions, au premier chef celles des systèmes d’enseignement supérieur, sont considérés comme des rouages économiques au service de la productivité et de la croissance au sein de la compétition mondiale des firmes et des Etats. Mais le savoir n’est pas seulement devenu le moteur de la croissance économique : il est devenu un des principaux enjeux de la démocratie. Dans des sociétés du risque, face aux conséquences imprévisibles de notre action sur le monde et sur les êtres humains (climat, conséquences de l’innovation technoscientifique, etc.), le savoir est plus que jamais politique :  synonyme de domination s’il n’est pas également partagé, ses conditions de production et de circulation, du contexte de sa validité et de ses modes d’appropriation (à l’époque de l’expansion de la logique de l’appropriation privée comme le montre l’exemple des brevets sur le vivant) sont essentiels pour construire une démocratie juste et effective. Or les universités sont les lieux centraux de la production de normes définissant ces conditions, d’où l’enjeu des réformes en cours.

En ce qui concerne spécifiquement le secteur des NSNT, l’enjeu est aussi la question du choix des trajectoires technoscientifiques dans lesquelles nous sommes engagés. L’émergence des cursus de NSNT à l’université, nous l’avons dit, n’est pas seulement due à l’avancée de la recherche fondamentale dans ce domaine, ni encore moins le résultat d’un choix sociétal. Elle provient surtout des promesses économiques des applications attendues de la « révolution nano ».

Recommandations : Présentées comme des améliorations des systèmes d’enseignement supérieur, ces réformes traduisent la soumission de l’enseignement supérieur à des objectifs économiques, qui paraissent assez loin de l’ambition d’une université formant à l’universalité, à l’autonomie intellectuelle et à la liberté et qui répondra à des besoins de la société/intéret général et non pas d’un seul groupe d’acteurs.

Dans ce contexte, nous recommandons :

• Un débat sur les finalités de l’université et sa place dans la société, à porter au niveau national, mais aussi européen et mondial à travers les calendriers politiques ou l’organisation d’Etats Généraux de l’Université.

– Nous réaffirmons que l’éducation a pour but l’émancipation politique et la formation de citoyens capables d’autonomie et de critique dans un monde complexe ;

– Aujourd’hui au service du progrès économique, l’Université doit aussi (et surtout) se penser au service du progrès social, en lien avec les organisations de la société civile notamment, et doit donc inventer d’autres modèles que celui de l’Université d’élite compétitive, en mettant l’accent sur l’accès de tous au savoir, l’expérimentation pédagogique et l’innovation sociale.

– L’université doit être un lieu de réelle démocratisation des savoirs. Cela concerne d’abord l’accès de tous à l’université, notamment des salariés, chômeurs, retraités, de toutes classes sociales, et ce tout au long de la vie (au lieu d’un modèle réservant l’éducation à la formation des étudiants en vue de leur intégration dans le marché du travail). Cela concerne ensuite l’ouverture des modèles pédagogiques, pour éviter la reproduction d’inégalités culturelles et permettre une réelle prise en compte de la diversité des formes de savoir.

• La mise en débat démocratique des orientations des systèmes d’enseignement supérieur et de recherche, et ce à plusieurs niveaux :

– l’ouverture des lieux décisionnels des universités (CA, conseils d’orientation) à des acteurs issus de la société civile ;

– la mise en place d’outils décisionnels démocratiques comme les conventions  de citoyens (voir fiche) concernant les réformes des politiques de recherche et d’enseignement supérieur au niveau national, pour garantir le choix démocratique des trajectoires technoscientifiques.

• L’introduction de cours favorisant ces réflexions à l’intérieur même des cursus « de pointe » comme les masters internationaux des NSNT :

– introduction de cours d’épistémologie, et plus largement, de mise en contexte socio-historique dans les cursus de sciences dures ;

– concernant le secteur des NSNT, introduction de formations questionnant les risques sanitaires et environnementaux, les applications et leurs enjeux sociaux et politiques (libertés individuelles, contrôle social, applications militaires…), ainsi que les questionnements éthiques qui en découlent.

Références utilisées et non citées dans les notes :

• Sur les réformes à l’oeuvre :

– La stratégie de Lisbonne, sur le site de la commission européenne : http://europa.eu/scadplus/glossary/lisbon_strategy_fr.htm

– Bruno, Isabelle (2008), A vos marques, prêts…chechez ! : La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, éd. du Croquant, Paris.

• Sur les propositions :

– Les textes et propositions de l’observatoire international des réformes universitaires (ORUS) : http://www.orus-int.org

– Morin, Edgar (2000), Les 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Seuil, Paris.

– Flipo, Fabrice et Larqué, Lionel (2009), « Ouvrir l’Université aux possibles démocratiques », in revue du mauss n°33, L’Université en Crise : Mort ou Résurrection ? La découverte, Paris.

[i] Nous employons ici le vocable d’universités pour désigner plus généralement les institutions d’enseignement supérieur, gardant à l’esprit les variations entre les différentes systèmes nationaux.

[iv] Voir par exemple le master Nanotech à Grenoble ( http://nanotech.grenoble-inp.fr ) ou le master Nanomat à Paris ( www.nanomat-master.eu ).

[v] Loi LRU, chapitre III, article 7.