La recherche est-elle encore indépendante ? (paru dans L’Humanité le 14 octobre 2011)

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vendredi 14 octobre 2011

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Alors que l’initiative [de la Fête de la Science] fête ses vingt ans, impossible de ne pas évoquer le désenchantement qui frappe le monde de la recherche. Car, la science, elle, n’est pas à la fête. Faibles rémunérations, contrats sans lendemain, manque de reconnaissance et de financement public plongent les chercheurs dans une précarité impossible à conjuguer avec les conditions fondamentales de l’activité scientifique. Se pose la question de « comment faire de la science » sans que scientifique rime avec scienti’fric. table ronde entre Chantal Pacteau, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS-FSU). Emmanuel Saint-James, président de l’association Sauvons la recherche. Jacques Testart, biologiste co-concepteur de la fécondation in vitro, président de la Fondation sciences citoyennes. (1)

Laurent Wauquiez, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a annoncé récemment que « l’enseignement supérieur et la recherche restent une priorité nette ». Les crédits budgétaires pour la recherche sont-ils, selon vous, suffisants et bien orientés pour le travail des chercheurs ?

Chantal Pacteau (1). Les annonces de milliards distribués à la pelle demandent une sacrée dose de ténacité et de connaissances pour être décodées et recadrées. À la fin des fins et en chiffres compréhensibles par tous, la supposée augmentation du budget 2012 de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) correspond à… 0,008 % en euros courants, soit un budget inférieur à celui de 2007. Au total, depuis l’annonce du grand emprunt, en 2010, la mission interministérielle pour la recherche et l’enseignement supérieur (Mires) a chuté de près de 5 %, soit plus que ce que rapporteront annuellement les intérêts du « grand emprunt », dont il nous faut dire quelques mots ici, tant il est symbole de la sollicitude de nos gouvernants envers nous. Le grand emprunt est aussi nommé « investissements d’avenir », il serait trop long ici de le décortiquer, mais il est facile de le dégonfler en quelques mots : 21,9 milliards sur une durée de dix ans censés dynamiser le secteur de l’ESR… alors qu’en fait l’ESR n’aura droit qu’aux intérêts annuels de ces sommes placées à 3,8 % auprès de la Caisse des dépôts. Faites les comptes !

Emmanuel Saint-James (2). Les chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) montrent que l’effort de recherche de notre pays n’a pas progressé depuis 2007, contrairement aux autres pays industrialisés. La propagande gouvernementale fait croire le contraire en multipliant les coups de projecteur sur des actions ciblées dont les budgets montent pendant que d’autres, dont on ne parle jamais, diminuent. De plus, le problème de la recherche dans notre pays a toujours été la pauvreté de sa recherche privée, due à l’absence de confiance des milieux patronaux envers les scientifiques. Transformer le budget de la recherche publique en niche fiscale pour les entreprises du CAC 40, comme le fait le crédit impôt recherche d’aujourd’hui, c’est à la fois une aberration économique et une grave atteinte à la recherche fondamentale. Il faudrait plutôt inciter à l’embauche des jeunes docteurs par les entreprises, et y encourager leurs carrières : en Allemagne, la plupart des chefs d’entreprise sont docteurs de l’université, en France, ce n’est jamais le cas.

Jacques Testart (3). Bien évidemment les crédits sont insuffisants mais le problème essentiel est de savoir à quoi (et à qui) sert la recherche. Ce problème n’est pas franco-français, il est « naturellement » inscrit dans le néolibéralisme qui ne considère la recherche que comme occasion de développements profitables (mise sur le marché, brevets, avantage compétitif…). Les États-Unis ne doivent leur supériorité écrasante qu’à la richesse de leurs universités et aux énormes dons de fondations (type Bill Gates), ce qui leur permet de draguer les meilleurs chercheurs partout et de leur proposer des moyens exceptionnels. Un tel luxe autorise encore la recherche de connaissance qui fait les découvertes, tout en développant la recherche finalisée qui nourrit les marchés. En Europe, nos chercheurs sont presque exclusivement condamnés à la seconde formule…

Les chercheurs ont-ils aujourd’hui assez de temps et de moyens pour mener à bien leurs travaux ?

Emmanuel Saint-James. Non. Ils ne disposent plus du temps nécessaire à leur recherche, étant trop absorbés par des tâches périphériques à leur métier de base, naguère prises en charge par le personnel dit Itarf. Celui-ci est en voie de disparition du fait de la révision générale des politiques publiques (RGPP) alors que ces tâches ne font que croître : on passe plus de temps à trouver le financement d’un projet de recherche qu’à effectuer cette recherche. Même constat chez les enseignants-chercheurs, leur tâche d’enseignement comprenant à présent un travail de secrétariat et d’ingénierie autrefois intégralement assuré par le personnel Biatoss.

Jacques Testart. Le sous-recrutement de chercheurs et de techniciens mais aussi de personnel administratif oblige les directeurs de laboratoire et les responsables d’équipes de recherche à assumer une bureaucratie monstrueuse, véritable gaspillage de leurs capacités. Comme les crédits publics reconductibles se réduisent sans cesse, il faut courir partout pour tenter d’obtenir des contrats, et les responsables de recherche occupent l’essentiel de leur temps à concourir pour avoir des moyens de travailler qu’ils n’obtiennent que rarement. À titre d’exemple, 80 % des demandes (lourdes et fastidieuses) auprès de l’Agence nationale de la recherche (ANR) sont refusées… C’est un système contre-productif, d’autant que ces crédits de court terme (un à quatre ans) n’assurent aucune sécurité d’avenir, ce qui oblige les laboratoires à picorer ici et là sans pouvoir maintenir un cap scientifique sur une thématique à développer sur le long terme.

Chantal Pacteau. Les chercheurs n’en peuvent plus de la foultitude des innovations ministérielles en matière de nouvelles structures et modalités de fonctionnement auxquels ils sont soumis. Ces derniers temps, ils ont été mobilisés sur les machins d’excellence (LabEx, EquipEx, IHR, Satt, IRT, IEDD…), dont il n’est pas indispensable de comprendre les sigles, sinon qu’il s’agit de ce que la Cour des comptes qualifie « d’empilement supplémentaire des labels et des structures et de complexification de relations entre les acteurs ». In fine, « c’est la compétition systématique, entre individus, équipes, laboratoires, établissements, régions. C’est la logique du tous contre tous, même si certains tentent de résister collectivement » (4) et l’élimination de toute forme de démocratie dans l’organisation de la recherche. Quelques mots sur ce que représente ce monstre bureaucratique qu’est l’ANR : une agence qui non seulement coûte plus cher que ce qu’elle distribue (ce n’est pas nous qui le disons, mais la Cour des comptes), mais concentre un nombre considérable de pouvoirs, sans contrôle d’élus et toujours plus dépendante des volontés gouvernementales… Enfin, comme pour l’ensemble du secteur public, l’ESR souffre de l’insuffisance de personnels statutaires, mal palliée par les jeunes scientifiques errant de contrat en contrat et la précarité permanente de certains administratifs et techniciens.

Que pensez-vous des réformes concernant les structures de la recherche ? Sont-elles adaptées aux besoins de la recherche ?

Chantal Pacteau. Après tout ce qui vient d’être dit, inutile de donner la réponse !

Emmanuel Saint-James. Les réformes lancées depuis dix ans remplacent un fonctionnement collégial par un fonctionnement managérial : le but, à terme, est que le patron d’un établissement scientifique exige de travailler sur des sujets fixés autoritairement, son personnel statutaire étant chargé de trouver les crédits, le travail effectif étant réalisé par de jeunes chercheurs embauchés en contrats précaires. Jamais une telle organisation n’a permis une réelle inventivité scientifique.

Jacques Testart. Il faudrait surtout que la recherche soit adaptée à ce qu’est en droit d’en attendre la société qui la paye… Le système de financement par projet-contrat-crédits fléchés implique une orientation des thématiques pilotée par les institutions et les industriels, sans avoir fait l’objet de choix politiques et démocratiques. Par ailleurs, des capacités de recherche se développent hors institutions par des associations, des professionnels ou des particuliers (exemples, logiciels libres, sélectionneurs de semences, observateurs de la biodiversité…) et mériteraient un soutien équivalent à celui qui est accordé, sans aucun contrôle, aux industriels sous forme de crédit d’impôt recherche. Sous couvert de « réformes », qui sont en réalité des solutions complètement réactionnaires, la conception marchande de l’enseignement et de la recherche vient de bouleverser des siècles de culture. Ainsi la loi LRU fait du président d’une université un « chef d’entreprise » et les laboratoires de recherche ne peuvent survivre qu’en mettant leurs thématiques en adéquation avec la demande toujours urgente des industriels. Par ailleurs, il existe localement de nouveaux dispositifs favorisant les partenariats de recherche entre laboratoires publics et acteurs sociétaux à buts non lucratifs en multipliant des appels à projets de recherche associant un partenaire associatif et un laboratoire public : c’est le cas du dispositif Partenariat institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation (Picri) en Île-de-France. Ces dispositifs se multiplient au niveau régional, notamment (Bretagne, Nord-Pas-de-Calais…). Ce mouvement doit continuer car il ouvre à la démocratisation de la recherche autant qu’au réenchantement du métier de chercheur…

Actuellement, est-il possible de mener des recherches sur tous les sujets, ou y a-t-il des domaines bloqués (sciences humaines, OGM, nanotechnologies, etc.) faute de financements publics et/ou d’accointance avec le privé, ou les politiques ?

Emmanuel Saint-James. La liberté de choisir son sujet de recherche dépend de plus en plus des décisions de l’Agence nationale de la recherche, qui distribue les crédits sans avoir de politique scientifique décidée par un conseil indépendant. À cela s’ajoute une autocensure liée à la crainte, si l’on choisit un sujet risqué ou atypique, de ne pas atteindre le nombre de publications considéré comme minimal par l’Agence de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, qui est en passe de devenir, pour notre milieu, ce que sont les agences de notation pour les dettes des États. C’est surtout cette concentration des lieux de décision, au fonctionnement particulièrement opaque, qui restreint la liberté des chercheurs. Les moyens de pression des entreprises privées et du pouvoir politique peuvent aussi restreindre cette liberté, mais le problème est plus complexe : il est normal que le chercheur soit amené à s’interroger sur les rapports entre son travail et le reste de la société. Ce qui est en cause c’est la disparition de l’activité de vulgarisation (on dirait plutôt aujourd’hui « médiation »), autrefois exigée dans la mission du chercheur et qui a totalement disparu des politiques gouvernementales depuis dix ans. Le chercheur doit rendre compte de son travail, mais cela doit être a posteriori et non a priori, car nul ne peut prédire si une recherche se révélera intéressante au final.

Jacques Testart. Quel industriel souhaitera financer des recherches sur la nocivité éventuelle de l’innovation qu’il commercialise ? Le partenariat avec des intérêts privés est une quasi-obligation pour les chercheurs des institutions publiques : la confiance qu’un industriel accorde à un projet de recherche est une condition pour l’acceptation de ce projet. À côté d’une enveloppe pour « recherche fondamentale », indispensable même si non rentable à court terme, l’essentiel des crédits de recherche « appliquée » (disons plutôt « finalisée ») devrait dépendre des choix populaires. Une véritable démocratisation de la recherche suppose la définition des grandes priorités par le Parlement à l’issue de procédures participatives dont les résultats seraient respectés par les élus. C’est ce que propose la Fondation sciences citoyennes, avec les conventions de citoyens (5).

Chantal Pacteau. Comme les financements se font majoritairement sur des projets aux mains d’agence comme l’ANR – et donc du ministère –, il est évident que des thématiques, non prioritaires ou même celles que le pouvoir voudrait voir disparaître (l’exemple de certaines sciences humaines et sociales est édifiant à cet égard), sont absentes des appels à projet de ces agences. Pour que tous les sujets soient financés, il faut que la recherche retrouve son autonomie dans son mode de fonctionnement, d’une part en conservant le statut de fonctionnaire à ses personnels, ce qui les met à l’abri des groupes de pression, et d’autre part en restituant aux organismes de recherche (CNRS, Inserm, IRD…) la maîtrise de l’évaluation et de la programmation de leur recherche et les budgets nécessaires pour les faire. L’attribution régulière du Nobel à des chercheurs d’un CNRS toujours en évolution et envié par nos collègues du monde entier, malgré ses insuffisances et ses défauts (quel système vivant n’en a pas ?), témoigne d’un système d’ESR original qui continue à faire ses preuves.

(1) http://www.sncs.fr.

(2) http://sauvonslarecherche.fr.

(3) http://jacques.testart.free.fr.

(4) Le Syndicat national des chercheurs scientifiques (sncs-fsu) s’adresse au monde de la recherche (20 juin 2011) : http://www.sncs.fr/article.php3?id_article=2916&id_rubrique=11.

(5) Voir le site http://sciencescitoyennes.org.